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Maison de la radio, le 7 septembre au matin. Je suis très tôt
parce que je suis l'invité de Nicolas Demorand pour "Les
Matins de France Culture",
et c'est le début d'un mois non stop dans la maison tout en rond.
Une architecture autrefois conçue pour rayonner vers l'extérieur,
mais maintenant, Vigipirate and co, il n'y a plus que trois sas d'entrées:
tout le contraire de la vocation initiale, et toutes les circulations
intérieures à contresens. La tour des réserves,
au milieu, devient carrefour obligatoire du labyrinthe. C'est là qu'on
est pour les deux premières
semaines, cellule B 222. En fait, la tour ne répond plus aux normes
de sécurité, elle est déjà en
démontage, et on a souvent l'impression d'en être les seuls
habitants, clandestins dans une alvéole d'un monde inconnu et
quasi vide. Les directs de Culture se sont réfugés au 6ième étage du
A, les niches brillantes et peuplées de France Info ou RFI sont au 3ème
du F: alors quoi, la radio de création, une vague survivance? Espérons
que non.
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Nous, c'est une équipe de cinq, et d'abord le réalisateur,
Claude Guerre. Longtemps que j'avais envie de travailler avec Claude.
J'ai
toujours aimé les ambiances de ses fictions radiophoniques,
mais aussi son engagement poétique dans ses spectacles avec André
Velter ou les
performances quadriphoniques à l'Aquarium de Vincennes. Ou tout
simplement
Claude Guerre
poète. Il revient de la Mousson d'été où il
a travaillé
notamment avec Serge Valletti
(Tout est
vécu, tentative d'entretien autobiographique, c'est eux
deux). Ce que je ne savais pas, c'est comment Claude
l'intègre,
Claude
qui
se lève
à
cinq
heures du
matin
pour continuer
sa traduction
du Poème du Rhône de Frédéric Mistral,
s'y entend pour vous faire marner... On est ordi contre ordi, et quand
on boucle un brouillon de rythmes
radio, il écoute les yeux fermés. Les autres c'est Jean-François
Néollier,
avec qui il y a deux ans (réalisation Jacques Taroni) on s'était
lancé
dans le feuilleton Rolling Stones. Et Bruno Mourlan, technicien son,
gros bosseur et musicien lui-même, plus Peire Legras, l'assistant de
Claude, préposé notamment
aux recherches de disques rares.
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La première étape, c'est de diviser le récit en 15 étapes,
chacune avec un son et des musiques spécifiques. On teste l'ambiance,
j'ébauche le texte
en fonction de ce qu'on élabore musicalement. Jean-François
Néollier, même
sur les consoles électroniques, a le goût des matières,
des objets: il explore systématiquement la magnétothèque
maison pour ressortir des micros de trente ans d'âge et plus. On
en essaye une douzaine, que ces messieurs du son vénèrent
comme on ferait d'un livre rare. Celui-ci a probablement servi, en mars
1969, quand Led Zeppelin a joué à Tous en Scène, au studio 101 de la vieille
ORTF (document sonore dans le 1er épisode) : impressionnant, non? On essaye
des enchaînements texte + son, Claude appelle ça
les "ours" qu'il
dessine sur de grandes feuilles blanches avec des encres de toutes les
couleurs...
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On aura notre sortie. On est le mercredi 15 septembre, et Vincent
Ségal nous reçoit dans son petit atelier près
de la Bastille. Petit atelier, mais gros son: le violoncelle électrique,
entre deux concerts avec "M"
("Exprime-toi, Vincent!") est de sortie avec le boucleur Akaï HeadRush,
la boîte à distorsion et écho, sur son ampli Bass Man
Fender 1967. A l'âge
de 11 ans, alors qu'il fait ses gammes classiques au conservatoire de Reims,
quelqu'un laisse chez son père "The song remains the same",
Led Zeppelin en concert... Après l'Ircam, l'Intercontemporain, du
jazz au Canada, du rock aux USA, de la basse avec les grands musiciens
africains, Vincent
joue de mémoire tous les classiques du Zep. C'est un bonheur, et
un sacré
cadeau qu'il nous fait. Il va nous falloir couper dans plus d'une heure
de bande, ne garder que vingt minutes... Surtout, surtout, ne manquez pas
cet épisode (le n°13, donc ce sera le 17 novembre). C'est lui
que vous entendez en fond de page, raconter sa découverte de Dazed
and confused. Dans l'épisode 13, il décortique aussi Whole
Lotta Love,
Kashmir, In the light... Un des plus exceptionnels et
créatifs
improvisateurs d'aujourd'hui, que vous pouvez retrouver sur T
Bone Guarnerius, un disque pour happy few, à commander de confiance
(je rembourse si pas satisfait): Vincent accueille son copain flûtiste
Malik dans une chapelle d'une île
bretonne isolée à marée haute, ils y restent toute
la nuit, d'une marée à l'autre.
Ou bien avec Seb Martel ils se rendent sur périph parisien
à 4h du matin, avec violoncelle et guitare, et jouent avec le bruit
tournant des voitures, etc...
Et si vous voulez voir à quoi ça ressemble, Vincent Ségal qui joue du violoncelle
électrique, quelques très
belles photos ici du dernier concert Bumcello
à Grenoble, le surlendemain de notre petite séance avec lui (site "art
pas net").
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Troisième semaine. On a le studio 110. Une régie en mezzanine,
et dans l'antre souterrain toutes les possibilités de bruitage
de l'âge d'or
de la radio. Parquets, carrelages, fausses portes et fenêtes, faux
escalier. Jean-François m'a bâti un système de paravents
et deux micros, je lirai les textes directement sur l'ordi, pour faire
les modifs entre les prises.
Quand on enregistre, on éteint toutes les lumières, et
Claude Guerre est à quelques dizaines de centimètres, des
fois danse dans la musique, ou me guide comme un chef d'orchestre. Il
veut que ça aille plus vite,
que je dise fort: tout le contraire de France Culture, quoi. Et moi qui
lui dis timidement: "Oui, mais après c'est à moi qu'on
fera des remarques..."
Et toujours les arpentages de couloirs, la machine à café reste
un lieu névralgique, et les indications au mur, censées
guider le néophyte, mènent
souvent à des "écrans" qui ne sont plus que du
béton nu avec gravats:
France Inter a provisoirement déménagé dans la rue
d'à côté, et il faut
bien passer au numérique...
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Semaine 4 et semaine 5: là, je ne viens que par intermittence.
Bruno Mourlan et Jean-François mixent sur les deux écrans
du Sadi. C'est une cellule plus moderne que la première, où l'instrument
majeur c'est les deux enceintes, Claude Guerre au milieu pour fermer les
yeux. Il y a même une prise Ethernet,
c'est pour dire...
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Et eux, pendant ce temps-là? Curieuse sensation parfois qu'ils sont dans
la pièce à côté, équipés des mêmes casques, même micros, pour travailler
pareillement un instant de rythme. On entendra beaucoup de musiques rares,
des instants de gene Vincent, Muddy Waters ou Elvis, des impros à deux, Eric
Clapton et Jimmy Page, des moments choisis de Led Zeppelin, la toute première
version acoustique de Stairway to heaven, avec les chiens qui aboient dans
le printemps de Bron Yr'Aur, ou comment John Paul Jones apprend aux trois
autres, depuis sa ligne de basse, la marche en avant de Black Dog... On revisitera
les enfances, les apprentissages: l'éternelle question du hasard et du destin.
Et pour nous, trente ans plus tard, la vieille loi du conte, de l'imaginaire
par les mots et les sons: magie de la radio, loin de la tentation talk show...
FB, octobre 2004 |