face B, lieu clos

peut-on être éphémère sur Internet ?


Le festival littérature Correspondances de Manosque revient. L’an passé, Olivier Chaudenson m’y avait invité. J’ai du mal à dormir dans les hôtels, il y avait la wifi, j’avais des bouts de notes dans mes carnets, et l’idée — récurrente — qu’il fallait séparer la part civile de l’auteur, l’heure quotidienne prise pour consulter le Net et insérer dans ce site, peu à peu, un lien, une lecture, et la part moins maîtrisable de nous-mêmes, mais là où on sait bien que s’enracine le départ d’un livre. J’avais créé le domaine oeilnoir.net, puis bâti ce site dans la nuit. Je n’ai pas gardé longtemps ça anonyme, mais, à le tenir irrégulièrement de cette fin septembre 2006 à mai 2007, revenir sur plusieurs critères :
 s’il n’y a pas obstacle à insérer des textes longs sur le Net, le site doit préparer à leur accueil : dans tel lieu virtuel texte long, dans tel lieu virtuel note brève
 le billet bref peut accueillir une complexité d’intervention qui en fait un geste de littérature d’intensité égale à nos démarches graphiques par le livre, et c’est une tradition déjà inscrite dans l’histoire contemporaine (les ultra-courts de Kafka, Daniil Harms, l’Ombilic des Limbes, Robert Walser...)
 la frontière n’est pas, comme on le disait encore il y a quelques années, entre le réel et le virtuel : l’intervention Internet est suffisamment lue pour être concrète, imbriquée dans la totalité réel — la spécificité de l’intervention Internet tient plutôt à sa naissance depuis le concept de page, la page incluant son environnement de navigation (les rubriques et liens environnant le texte changeant aussi quand on basculait vers ces textes), et le rapport immédiat à l’image ou au autres supports inclus dans la page (mais principalement, pour cette tentative, l’image, ne serait-ce qu’une paire de chaussettes dans le train)
 le concept de temps associé à l’écriture d’un texte est le même dans l’intervention Internet que dans l’usage du carnet, c’est seulement le statut de publication immédiate qui change : mais la notion de publication est-elle la même lorsque le contexte du site la replace dans l’accumulation quotidienne et l’empilement vertical du site ?
 l’écriture Internet est à elle-même sa propre destination (Internet n’est pas affaire intellectuelle, il est manuscrit avec fenêtre, dont le statut public n’est pas encore suffisamment formalisé sans doute, juridiquement y compris : le statut très discret où est resté cette partie du site supposait une familiarité à mon travail qui lui soit antérieure.

J’ai cessé vers le mois de mai de tenir cette rubrique, graphiquement posée une sorte d’envers privé de tiers livre, parfois le laissant sans autre lien d’accès qu’un basculement aléatoire depuis telle zone graphique minimum de la page d’accueil. Pourtant je continue, dans le travail de carnet, de revenir à une saisie immédiate du quotidien, ou bien l’astreinte de noter les rêves. Peut-être d’ailleurs que je continue dans d’autres zones sans liens d’Internet, puisque m’intéresse vraiment cette idée qu’écrire directement dans l’architecture serveur donne une fragilité, inclut le texte dans une arborescence, et que c’est un outil d’écriture de même intensité et complexité que les vieux rituels de plume.

On peut toujours la relire globalement. Ce matin, j’ai relu avec curiosité ce texte sur l’allié, le double. En fait, je l’ai relu parce que je recherchais cette rencontre avec l’homme aux rats. Je me suis demandé ensuite si ça valait la peine que je reprenne, ne serait-ce que dans un fichier word, tel ou tel des rêves mis en ligne. Je ne saurais pas non plus intégrer dans tiers livre ces mini rubriques sur les épines du quotidien ou du langage : rassemblées dans cette rubrique maladies elles prenaient vaguement sens, mais non transportable hors du Net.

Reste que l’écriture Internet du quotidien, quand le site commence à peser aussi lourd que l’article pris séparément, fabrique de lui-même la mince bascule qui permet de passer de la notation réelle, appuyée ou pas par l’image qui la cautionne en tant que réalité, à la fiction et sa radicalité fantastique : je n’aurais pas, sans cette collection/anthologie vie des chiens (qui continue de me valoir un étonnant flux Google), eu la possibilité d’écrire sur l’existence des chiens transparents. Mais une fois qu’on en est là, est-il nécessaire de continuer ?

Tout l’enjeu, en fait, c’est le passage au fantastique. Comme Dostoievski quittait le roman pour la rédaction fabrique vente de son Journal, et que dans cet écart il trouvait Douce ou Bobok : même ici, Internet n’invente rien (mais nous aide).

Peut-être que ce matin, à relire ce Face B et découvrir que je n’ai pas envie de le prolonger, c’est découvrir un autre rejointement avec l’écriture graphique : objet clos, ayant son début et sa fin, donc son temps. Et que pas la peine de le publier, papier et commercialisation et tout ça : que ça reste une petite île virtuelle, liée à quelques voyages, quelques visages, trois rêves et quinze chiens.

Objet qui restera clos dans l’intérieur du site, lancé hôtel Mercure de Manosque lors de leur édition 2006, et que je relirai ou effacerai dans un an, lors de leur édition 2008.


quête de l’allié

de la question du double (tiers livre / face B, le 29 décembre 2006

 

Parfois, le double m’est favorable. En avant de moi, il porte les mains sur ce dont j’ai à traiter avec les mains. Il pense probablement, puisque les mots qu’il articule sont les mots que j’avais souhaité dire, pour cette circonstance, pour ce problème précis. Il y a seulement que je n’aime pas la voix de mon double : trop lisse, trop claire, la mienne est plus sourde, et détimbrée. Mais qui le saurait, s’ils n’ont entendu que mon double ?

Plus souvent, on est conscient de l’irruption du double parce que défavorable. Les choses qu’on prend vous tombent des mains, on efface un fichier, on dit ce qu’il ne faut pas (on l’a pourtant bien dit soi-même, de la voix sourde et détimbrée). On reçoit des mauvaises nouvelles, on encaisse des chocs. On voudrait le pousser en avant, le double, pour qu’il vous protège, ou bien au moins qu’il en charge son sac, et vous laisse libre du vôtre.

Mais la plupart du temps, le double est indifférent. Il est à côté, légèrement en recul. Votre difficulté à problématiser avec des mots ce que vous pensez, il s’en moque (même pas de demi-sourire ou de désapprobation exprimée). Les mauvaises nouvelles qui se profilent, lui ça ne le concerne pas, apparemment : il lèvera vaguement les yeux vers les étagères à livre, comme si cela suffisait.

Parfois, on aimerait être à sa place. Qui s’en apercevrait ? Mais lui, comment formaliserait-il l’échange ? Ou bien : et si tous ces problèmes, cette incertitude, ces mauvaises nouvelles seulement parce que cet échange on l’a fait, trop tôt, il y a trop longtemps, et que maintenant nul de nous deux pour savoir comment revenir en arrière.

Reste la double présence, ou cet obsédant sentiment de dédoublement : ce qui m’arrive me traverse, ne me rejoint pas. C’est cela, être son double ?


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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 août 2007
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