ou très loin tout près

quelques webcams obstinées


Dans les paradoxes d’Internet, le premier concerne le statut même du réel.

Le réel le plus proche, le nôtre, devient investi par la relation écran, elle matérialise une part de notre relation sociale non pour fuir l’espace social proche (on règle des détails de covoiturage d’enfants dans la rue via mail, et combien de fois on se laisse des mails avec mes enfants soit d’une pièce à l’autre depuis que j’ai la WiFi et que l’ordi bureau est en service commun, tandis que je considère l’ordi portable comme privé, et chacun utilise la machine selon ses directions : celui de 17 ans pour le site de son groupe rock, l’autre de 15 ans via ce film de 6 minutes sur un blockhaus en voie d’ensablement qu’il nous a prévisionné hier soir monté via iMovie dont je serais incapable de me servir, avec des passages en noir et blanc saturé, des travellings lents décomposés etc). Et la contrepartie, pour eux comme pour moi, que cette présence en ligne via le Net devient un espace dont forcément les proches sont témoins ou peuvent l’être, tandis que les cahiers ont toujours été un espace séparé, celui même sans doute qui rend vital la cohabitation en la préservant dans son indépendance ?).

En même temps, c’est notre relation au réel lointain qui est démultipliée par l’écran, puisque l’inatteignable ou le lointain est affecté de la même qualité de concret. Ainsi, j’agrandis mon emprise concrète sur le monde, en me le représentant dans son lointain, c’est vieux comme Dürer marchant à pied de Munich à Rome pour aller dessiner son rhinocéros, mais en traversant l’espace virtuel que dessine sur l’écran la machine de plastique pour le rejoindre, de Tokyo à Fontenay-sous-Bois via Bouguenais, pour en rester à cette communauté dont je parlais.

Et tout cela se transforme très vite, machine y compris, nous y compris, sauf quelques points fixes. Par exemple le traitement de texte. Le logiciel que nous utilisons le plus fréquemment est celui qui a le moins évolué, voire n’a pas conservé le côté malléable qu’avaient ses recherches du début (le Rédacteur, en 88, sur mon Atari 1040), j’en parlais dans cet article sur les pionniers du Net. Avec ce logiciel spip et l’écriture directement en ligne (ou plutôt : la structure mobile et malléable selon laquelle l’écriture se présente comme architecture, ou architexture), j’ai l’impression que c’est la première fois que je passe la barrière du traitement de texte pour une expérience neuve.

Et tout cela pour en arriver à cette curiosité, dans un paysage où la notion d’histoire est encore absente parce que cela va trop vite : les webcams.

Souvenez-vous, c’était vers 1998, il en existait déjà quelques-unes. En particulier à Manhattan, cette caméra fixée au troisième étage au-dessus d’un carrefour, et tous les jours on avait chez soi l’actualité d’une rue newyorkaise, on pouvait s’en hypnotiser, alors qu’il suffit de regarder par la fenêtre pour cette même variation arbitraire du réel. Au point que j’ai eu une petite boule USB longtemps avant d’avoir un appareil photo numérique, et que j’avais appelé webcam moi aussi mes premiers essais d’image en ligne, déjà dans ce même garage.

Les webcams, parce qu’elles ont déplacé (impalpablement) notre relation au réel et à la représentation (voir Le peintre de la vie moderne de Baudelaire, ce qu’il dit sur Constantin Guy en Crimée, je l’ai mis en téléchargement ici...), ont connu une phase d’expansion, et puis de stabilisation. Les blogs ont ceci d’une revanche qu’ils proposent la même force d’illusion du temps réel, mais avec la présence du texte et pas simplement de l’image. Par exemple, dans les jours qui ont suivi le tsunami de décembre, la façon dont on entrait littéralement à rebours dans l’instant même de l’événement, ce fut par les blogs - et m’a fasciné comment un tsunami de même ampleur, il y a à peine plus d’un siècle pourtant, a pu passer sans mémoire ni images, que ce curieux fragment de poulpe que je venais d’observer à la BNF...

Les webcams qui tiennent sont donc précisément celles qui nous fournissent en apparence le moins de contenu. La réorganisation de mon site ayant relégué un peu mes archives images, moi-même je fréquente beaucoup moins ces quelques webcams qui provoquaient en moi ce même décalage que la littérature du voyage.

Ainsi, cette station-service Esso sur la côte Est de l’Islande, pour les lumières, le décalage des heures et des saisons, et qu’elle fonctionne aussi la nuit.

Ainsi cette vue de Scalloway Harbor, une ville qui a eu tant d’importance biographique pour moi, et qui la conserve (mais je n’en ai jamais parlé, qu’à très peu).

Mais la toute première, celle que je préfère, cet embarcadère d’Oban, par où on va à St Kilda. Une de mes préférées aussi parce que la caméra, plantée à l’étage de la McTavish Kitchen (où j’irai un jour déjeuner rien que pour vérifier) tourne sur elle-même, qu’on voit toute la ville et le port et le large, la mer bouger, les gens passer (il pleut, ce matin, à Oban). Parfois je la sors de sa page, et tout le temps que je travaille, toute une matinée parfois, je la laisse en coin d’écran. On suit les bateaux, on aperçoit quelques bonnes têtes d’Écossais en gros plan. On finit par être là soi aussi. Et quels reflets sur la mer au couchant, presque aussi beau que dans les latitudes plus nord, ou dans les Highlands...

Ou Ushuaïa en Terre de feu, ou ce volcan aperçu de Sapporo du nord du Japon, voire même le Popocatetepl tel que le voyait Malcolm Lowry (hors de service ce matin, momentaneamente : depuis longtemps, pour longtemps, ou juste panne éphémère ?).

Je n’allais plus les voir, elles ont continué cependant, obstinément, marée haute et marée basse, saisons noires et lumières pâles... Et servez-vous du forum pour indiquer la vôtre, de webcam préférée : c’est presque un autoportrait ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 7 mai 2005
merci aux 2181 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page