Claude Simon / Le Jardin des plantes

chaque dimanche, une page singulière de littérature


Claude Simon a publié Le Jardin des plantes aux éditions de Minuit en 1984.


L’avion descendait, se préparait à atterrir. Survolant le lac, il longea la ville par le nord. Il était environ midi et, à contre-jour, reflétant le soleil d’automne, le lac était comme une plaque d’or. Près de sa rive, et dominant tous les autres, un gratte-ciel s’élevait, non pas parallélépipède comme ses voisins mais semblable, en gigantesque, à l’un de ces échafaudages (derricks ?) dressés au-dessus des puits de pétrole, c’est-à-dire en forme de pyramide étirée et tronquée. De l’une à l’autre de ses arêtes s’entrecroisaient en oblique des poutrelles de fer. Il était entièrement peint en noir. L’or du lac semblait en fusion : Chicago.


L’aube qui se lève sur la Sibérie colore de rose les pentes d’un moutonnement de collines basses qui se succèdent à perte de vue en une vague étendue bleuâtre. Pendant des heures, elles glissent lentement au-dessous de l’avion, monotones, pareilles et désertes, sans trace de vie humaine (route, chemin de fer, ville ou hameau) tandis que peu à peu la lumière précise leurs contours aplatis, citron bientôt sur les faces exposées au soleil, d’un bleu maintenant plus accusé dans les replis qui les séparent. L’ensemble fait penser au cuir épais de quelque monstre, de quelque vieux pachyderme, gris, couturé de cicatrices et de rides, semé de poils rares. Parfois, se dirigeant vers le nord, serpentent les méandres convulsifs de quelque fleuve géant déjà pris par les glaces et dont la blancheur contraste avec la poudrée de première neige automnale qui recouvre les collines. Insensiblement leurs formes s’élèvent et de hautes montagnes surgissent, aux pentes glacées, déchirées d’arêtes rocheuses. Au bout d’un moment elles cessent et à la surface de l’océan qui étincelle comme une plaque d’étain apparaissent les premières îles du Japon qui semblent posées à plat, comme des coquilles d’huîtres retournées aux reliefs acérés, aigus, semblables à des pyramides imbriquées.
Au retour, le disque vermillon du soleil reste longtemps suspendu au-dessus de l’horizon, sur la gauche de l’avion. A sa lueur affaiblie, les étendues sans fin et sans aucune trace de vie (peut-être l’avion suit-il une route à l’extrême nord ?) et où se tordent parfois les méandres des fleuves monstrueux, apparaissent uniformément d’un gris bleuâtre.


Dans le noir on commence peu à peu à distinguer vers l’est une mince ligne rose séparant le ciel de la mer de nuages. Elle s’élargit en s’étirant en même temps qu’elle change de couleur, un moment rouge feu, puis saumon, reflétée par le bord d’attaque de l’aile et l’ouverture arrondie des réacteurs. Tout est gris. La lueur n’a pas encore atteint la couche grumeleuse des nuages dont les moutonnements parallèles et monotones s’étendent à perte de vue, sans un trou, sans une fissure, glissant imperceptiblement sous l’avion qui semble suspendu, immobile, métallique et sans poids au-dessus de quelque planète gazeuse, de quelque astre mort, hors du temps, inhabité et glacé.


Survolées de nuit on ne voit de la Hollande et de la Belgique qu’un vaste réseau de lumières Chapelets égrenés en lignes qui s’entrecroisent divergent courent parfois parallèlement (triangles étoiles carrefours constellations) à perte de vue Mailles d’un filet tendu sur les ténèbres où dorment. Densité de population. A peine parfois quelques rares zones noires (ou peut-être un nuage voilant ?).


Aucune ville ne répond mieux à l’expression « sortie de terre » que New York (ou faudrait-il dire plutôt « jaillie ») : et non pas exactement debout, statique, mais explosant, toujours en expansion non en surface mais en hauteur, comme on peut voir sur certaines photographies prises d’avion (ou d’hélicoptère) avec un objectif grand angle (fish-eye), quand, bien sûr pendant une fraction de seconde, elle semble être restée immobile alors qu’en fait elle n’a cessé de croître, de s’élever, ce genre d’objectif exagérant la perspective, de sorte que ses multiples gratte-ciel apparaissent non pas verticaux, parallèles, mais obéissant à une force divergente, faisant penser à ces gerbes de cristaux allant s’écartant, se bousculant, poussant vers le ciels ses tours de toutes hauteurs, les moins élevées non pas résignées à leur sort mais ayant simplement pris leur essor avec un peu de retard et se dépêchant pour rattraper les autres, l’ensemble comme planté sur la rotondité bombée de la terre, à partir d’une étroite base comme une sorte d’explosion solidifiée, de phénomène naturel, anarchique, tumultueux et géométrique.


Aux yeux du voyageur dont l’avion approche du Japon en venant d’Anchorage, ses premières îles apparaissent comme des coquilles d’huîtres, brunes, posées sur le scintillemment de l’océan. Au contraire de celles que l’on consomme en Europe, aux formes molles de calacaire agglutinée, celles que l’on vous sert au Japon ont, de même que ses îles, la forme de cônes évasés, plussés en éventail, aux arêtes vives et encastrés les uns dans les autres. Ouvertes, les bords aigues des valves dessinent comme une dentelle de pointes reliées entre elles par des membranes de nacre. De l’autre côté du Pacifique, la partie de la Cordillère des Andes que l’on survole entre Bogota et Lima présente ce même aspect de cônes plissés et arides encastrés en une chaîne de pyramides roses au pied desquelles vient mourir l’épais tapis de la forêt vierge.


Chicago est réputée pour ses incendies. On y a même édifié, m’a-t-on dit, un musée du Feu que je n’ai malheureusement pas eu le temps de visiter. Toutefois, des fenêtres du bureau du Consul, au trentième étage d’un gratte-ciel, j’ai pu voir au loin dans le crépuscule qui tombait s’élever un brasier. Une fumée noire et des flammèches montaient au-dessus de langues d’un rouge foncé, ondulant, se tordant sur elles-mêmes, et qui, presque à l’horizon de l’immense étendue brune de la ville, me parurent d’une grande hauteur. Ici et là des néons s’allumaient, bleu électrique, vert acide, cerise. A mesure que s’assombrissait le crépuscule les hautes flammes semblaient plus hautes et plus rouges encore. Le consul m’a dit qu’il y en avait comme cela au moins un par semaine.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 avril 2005
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