Jean-Michel Maulpoix / Adieux au poème

chaque dimanche, une page singulière de littérature


Adieux au poème de Jean-Michel Maulpoix est publié chez Corti, on en trouvera aussi des extraits sur maulpoix.net


Sur cette table d’orientation qu’est la table d’écriture, le proche et le lointain sont amenés au contact l’un de l’autre. « Espace du dedans », épreuve du dehors : telle est l’écriture. Fuir là-bas et se parcourir. L’évidence d’être ici borde la question d’être là.

Ecrire implique de traverser en tous sens les « lointains intérieurs », aussi bien que de débusquer dans le monde l’intime et le semblable.

Ecrire : créer du proche et du prochain, par des détours extrêmes.

La poésie est prise aujourd’hui dans la fatigue, l’usure des discours, la fatigue de l’idée et de l’Idéal. Le contemporain est interdit de verticalité. Il n’a cessé d’en rebattre. Vers l’en bas et vers la page.

Considérer le voyage comme un antidote possible à la plainte : il détache de soi, ouvre les fenêtres, retire les miroirs des murs et pousse des portes qui s’entrouvrent sur des chambres inconnues.

Modèle de la pensée orientale : apprendre à voir à partir du monde et non à partir de soi. Une pensée paysage : comprendre la res cogitans et la res extensa.

Envie de répéter, avec Arthur Rimbaud : « Je suis un piéton, rien de plus ». Ou avec Nicolas Bouvier, dans la Clé des champs : « Ôte-toi de là, on ne voit rien, tu bouches le paysage. » L’écrivain doit perdre de sa corpulence. Le voyage, quand il obéit à son appel, se charge de l’amaigrir.

« Il y a la place de passer de profil là où on croyait que c’était plein ». Ou encore « tout n’est pas déjà pris, déterminé, arrêté, figé, reconnu » (Michel Deguy, Figurations).

Il y a de l’air et de l’espace, de l’étendue et du relief. La terre n’est pas cet espace plan, déjà parcouru et déjà connu, identique en tous ses points, dont l’empire médiatique entretient en nous le leurre.

Sortir (un peu, beaucoup, passionnément) de soi : se voir en autre. S’extraire du bocal. Franchir les « anciens parapets ». Congédier la doctrine. Modifier ses appuis. Travailler la question de l’orientation. Quitter sa mère.

Notre trajet et notre temps terrestre : cela seul a quelque importance.

Considérer le travail du carnet de route. La façon dont l’écriture vient s’y nouer sismographiquement au voyage, en prenant simultanément le pouls du dehors et du dedans. Découvrir des respirations, des états différents du corps, sous d’autres climats.

Restaurer un « usage du monde ». Une conscience du terrestre. Il se pourrait qu’après la rue de la grande ville (qui marqua le virage de la modernité baudelairienne et consacra la naissance du poème en prose) l’écriture ait à présent à se mesurer à un plus vaste espace.

Le voyage lyrique n’a rien à voir avec l’usage ancien de l’exotisme (rêverie sur une innocence perdue, enfièvrement érotique, bourlingue oisive, usage tactique du regard de l’autre pour accuser de sa candeur feinte notre fatigue locale...) Il consiste plutôt en une remise en mouvement de la personne, curieuse encore de ce monde-ci, de ses replis et ses doublures.

Pas de tourisme évidemment, pas de club de vacances.

Leçon du voyage : il y a de la différence et de l’identité, il reste du jeu.

Sa double et inévitable leçon : l’autre est un autre, l’altérité est irréductible, l’autre est une autre histoire, une autre croyance, une autre coutume, une autre façon de vivre dans le temps et dans l’espace, d’autres coordonnées, d’autres géographies, d’autres liens... Mais l’autre cherche comme moi de l’amour et comme moi il va mourir. L’autre qui parle dans une autre langue a, comme moi, affaire aux mots.

Faire donc jouer l’ipse et l’idem. La question du rapport et de la semblance. Celle également du « me voici », c’est-à-dire de la réponse que l’on apporte à l’autre qui appelle. Celle enfin du départ et du retour. De l’en-avant et du souvenir. De l’en-allée et et de la mémoire.

Retravailler le calcul des distances, des écarts, des proximités et des séparations. Nous n’avons pas encore pris la mesure de nos véhicules. Nous devons retrouver l’échelle de la perspective.

Pratiquer l’écriture circulatoire.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 avril 2005
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