Ensba, 11 : stratégies pour quitter la fiction

Beaux-Arts Paris, cours de littérature.


J’ai quitté Balzac trop tôt, la semaine dernière. En deux heures, à peine est-on arrivé à ce moment fascinant de l’été 1830, et ce qui va suivre jusqu’en 1832, l’éclosion sur une même nappe des différents germes qui feront la Comédie Humaine.

Avec cette chance pour nous que, pour chaque étape de la gestation de Balzac romancier, certains de ces germes se fixent comme des traces fossiles, en particulier Adieu ou La Grande Bretèche donc, qui permettent de lire autrement les grands romans ultérieurs : d’y lire leur propre germe, cette mécanique intérieure par quoi se crée ce qu’il y a de plus fascinant dans l’outil roman : sa prise sur le réel, le simulacre qu’il en crée et fabrique une représentation que le réel ne produit pas de lui-même, et qui est à son encontre subversive.

Peut-être je reviendrai sur ce que nous avions ébauché là. Mais on a parlé constammment de ce processus, chez Proust, dont j’ai beaucoup parlé à nouveau dans ces deux heures Balzac, et en évoquant L’Ere du soupçon, le texte théorique décisif de Nathalie Sarraute.

C’est dans ce que fonde Balzac qu’il faut lire plus tard (en partie) Dickens et Dostoïevski. Puis cette grande fracture des années 20, via Proust, Kafka, Faulkner et Joyce. Avec Céline comme pousse exogène, dans l’ombre, mais à même niveau de densité dans le paysage.

Je voudrais aujourd’hui examiner comment ça se passe pour ceux qui sont arrivés dans l’espace littéraire pour y constater la présence de ces monuments énormes, fascinants, mais dont la lecture restait encore opaque, mal déchiffrable.

Pour eux, un des défis, c’était la cassure décisive du procès romanesque lui-même. Et même si des tas de petits écrivains continuent comme si de rien était, même dans nos bonnes maisons estampillées "contemporain", et continuent de croire ou vouloir faire croire qu’on fait de la littérature neuve avec un petit coup de cirage, pour peu qu’on mette un air de jazz ou qu’il ne se passe rien du tout dans l’histoire, mais en restant dans l’équation personnage avec nom propre et phrase avec sujet verbe complément. On pourrait presque porter ça au tribunal pour détournement de nouveau ("Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel qu’importe / Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !" comme l’exige Baudelaire au terme des Fleurs du Mal).

La littérature est incroyablement sage, ou moitié borgne lorsqu’il s’agit d’éviter le face à face avec ses plus puissants inventeurs.

On va donc revenir à quelques biceps majeurs, et qui chacun de leur côté, par trois voies différentes, autorisent à penser la fascination pour la fiction ou l’enfermement romanesque, dans la continuité du grand héritage, et en même temps proposent trois univers - portes poussées sur des pièces vides - tout neufs pour rejouer dans une nouvelle intensité d’illusion l’emprise du récit sur le monde.

J’apporterai dans mon sac (enfin, là, je les ai sur ma table), Julien Gracq, Thomas Bernhard et Claude Simon.

PS : ci-dessous, merci Julien, un exemple de ce qui me passionne dans ces rencontres aux Beaux-Arts : Julien Segard dessine (expo en cours à Aix-en-Provence), arpente Paris à vélo, et lorsque sur le lieu qu’il choisit comme "motif", procède par fragmentation, multiplication. Dans son carnet, il complète de notes, écrites EN MAJUSCULES. Lorsqu’il recopie, ces notes deviennent écriture. On est dans le même territoire formel inauguré par Perec et Roubaud, mais contaminé par ce travail du regard. A son tour, il déplace nos habitudes de prose...


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1ère mise en ligne et dernière modification le 12 avril 2005
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