Thomas Bernhard | tentative de sauvetage, non-sens

« en moyenne un demi-million de pensées en une heure d’après-midi / je fais effort pour parvenir au lointain »


Tentative de sauvetage, non-sens est le sous-titre de Dans les hauteurs, un des premiers "romans" de Thomas Bernhard, écrit en 1959, et publié seulement en 1989. Traduit par Claude Porcell en 1991 pour Gallimard.

 

Thomas Bernhard | Tentative de sauvetage, non-sens


je n’entre pas en contact avec les gens des journaux, je ne me laisse pas bousculer par eux,

je dépose mon article, reçois mon argent, les pires articles qui aient jamais été écrits !, je les dépose, je suis content de n’avoir rien à faire avec les rédacteurs,

on acquiert un champ, un morceau de pays, on fait le tour de ce morceau de pays on ne prend personne avec soi, on s’isole, on suit son chemin, on décrit son petit cercle, tout détruire, effacer, rendre non avenu, sa salive à la figure des curieux,

pas de communication, pas de découvertes : que l’on fait pour les communiquer ; on en est maintenant à n’avoir plus de point de repère pour les limites : on élève un haut mur, on le construit de plus en plus haut, on pousse la construction de ce mur, on lui sacrifie tout, on se sacrifie en fin de compte soi-même, l’idée ; le mur est devenu si haut qu’on ne peut plus avoir aucune relation,

j’ai épuisé mon argent, je remue du lait en poudre dans mon bol, caché dans la salle de bains, je remue et je me promène au milieu de mes idées de suicide comme dans un jardin exotique, je rajoute du lait en poudre, le mange à la cuillère, j’arpente le jardin,

 

je partage les tripes avec mon chien,

j’arpente le jardin sans me fixer,

tripes : en été leur odeur est insupportable,

j’ai traversé le jardin aux plantes exotiques,

 

j’ai étalé mon atlas devant moi et les heures du soir passent, parfois le professeur de collège me traite de haut : de très haut, de là où l’on ne peut plus rien exclure, où les dés sont jetés ; du point de vue le plus élevé de tous, il parle comme si j’étais un chien de l’esprit ;

puis il reprend ce sont ridiculement pleurnichard qui le met au niveau de mon chien, au niveau canin, au niveau le plus bas de tous, conformément à la nature,

 

savez-vous ce que cela veut dire quand la chaleur électrique nous tue ?, vous ne savez pas ?, j’ai entendu quelques orateurs précédents, mais je peux vous dire que la chaleur électrique nous tue tous,

je suis sur mon chemin, mon interminable chemin, je suis parti sur mon interminable chemin, mon interminable chemin me convaincra qu’il est interminable,

je pénètre dans la nature, et je vois qu’elle ne sert à rien, je dois ressortir de la nature,

en moyenne un demi-million de pensées en une heure d’après-midi,

je fais effort pour parvenir au lointain, j’ai toujours devant moi le lointain et les hauteurs les plus hautes, mais la proximité m’effacera, les profondeurs m’effaceront,

victime des lointains sans limites, victime de la proximité sans limites,

par-delà toutes les ombres et par-delà toutes les humiliations, je souffre mon père, ma mère, mes amis,

cette pensée folle de la communauté de vie, cette pensée folle des innombrabilités,

et cependant c’est un crime de commencer quoi que ce soit, tout est mensonge, chaque virgule est mensonge, tout n’est rien qu’un bavardage effrayant, une insignifiance, une bassesse, une humiliation pour moi,

mais je m’accroche à ces quelques pensées, et chaque lettre importe et la perception de l’abrutissement,

 

un orage éclate, et me pousse dans une maison,

la peur du signal m’empêche de dormir, la peur de l’expression effrayant, que j’ai inventée,

nous faisons les bagages et partons : nous avons un compartiment de première classe, nous voyageons en wagon-lit, nous avons tout un train pour nous tout seuls, nous avons tiré les rideaux afin que personne ne nous salisse, afin qu’aucune pensée ne nous salisse, afin de ne pas être sali par le pays tout entier : la saleté du monde n’entre pas,

 

passer dix mille frontières, passer dix mille contrôles, sans passeport, sans tournures stupides, sans détours, avec notre but seul, avec notre père et avec notre mère,

noue ne sommes pas sanctionnés : tous les noms se sont trop éloignés de nous, nous les avons laissés loin derrière nous,

quoi ?, vers où ?, nous ?, qu’avons-nous fait de nous ?,

la mort, avec sa conscience de soi, intervient


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 avril 2005
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