Cosne-sur-Loire, parking nuit

interrogation sur les camions la nuit à Cosne-sur-Loire


C’était une journée rythmée de façon bancale, mais avec ce qui s’était passé l’après-midi je n’aurais jamais pu partir plus tôt à Cosne-sur-Loire.

Evidemment, de ce moment, tout était compté. J’arriverais juste pour entrer en scène. Et évidemment j’avais le trac : avant Montargis, sur cette longue portion deux voies où on doit se plier à la vitesse des camions, en flux continu dans chaque sens, le coucher de soleil me rejoignait par l’arrière, sphère orange lourdement suspendue dans la brume au-dessus des pins, rendant irréelle la route et son double trafic. Puis la ville se profilait, et évidemment avec ce trac au rond-point j’ai loupé la direction, j’ai suivi l’indication bleue autoroute mais c’était celle de Lyon et non de Nevers, que Villemandeur ait l’honneur d’être la périphérie sud de Montargis je ne savais pas, j’ai fait demi tour à Amilly alors qu’embarqué déjà sur la direction d’Auxerre : vraiment je n’avais pas besoin de perdre ces vingt minutes. Aucun de nous n’est jamais suffisamment familier de ces liaisons transversales, la France d’est en ouest.

Qu’est-ce que j’aurai vu de Montargis sinon ronds-points, rocades et enseignes, qu’est-ce qu’on connaît de son pays maintenant que ronds-points, rocades et enseignes, je payai 2,80 euros au péage d’entrée pour la A 77 cette fois c’était bon, je devais attendre la sortie 23, la nuit était tombée et plus de camions : presque plus de camions le soir pour aller de Montargis à Nevers, la route était droite, les aires de repos avaient des noms d’arbres, j’ai mis les anti-brouillards et augmenté la vitesse plus qu’il est licite de le faire (le matin, disait-on plus tôt à la radio, sur la même autoroute un carambolage de vingt voitures avait fait un mort et une dizaine de blessés mais là non, personne). On m’attendait à la sortie A23, sur le parking du Auchan où il y avait encore des voitures, les enseignes éclairées et les lampadaires géométriques au-dessus du parking, je savais qu’une voiture (Renault Clio bleue) m’attendrait, j’ai fait un appel de phares, la Clio bleue a démarré et m’a guidé jusqu’à cette salle des fêtes aménagée pour la lecture : c’est la première fois que je lisais Baudelaire à Cosne-sur-Loire, plus un texte que je veux fantastique à propos de Baudelaire et du crâne de Baudelaire. C’était commencé, j’ai vite oublié Montargis. J’avais pris sur l’autoroute une de ces boissons caféinées qui évitent de s’endormir au volant, j’en avais le goût désagréable dans la bouche, et j’ai pensé que ce n’était pas très bon pour la sensibilité aussi des muqueuses et ce qu’on aime se mettre de mots en bouche : j’avais la voix un peu rauque, je me suis servi de la voix rauque ça n’allait pas si mal à Baudelaire et j’étais vraiment près du violon électrique (une scène très petite, si je parlais fort, j’entendais l’écho de ma voix dans son ampli).

Après, les techniciens et les gens de la bibliothèque ont démonté la scène, les penderillons, la sonorisation, c’est un festival itinérant : il est légitime, dans la Nièvre comme dans tout le pays, d’avoir ces équipements qui permettent d’installer es événements culturels sans contraindre les gens à se déplacer, on a parlé ensuite avec ces gens qui dans la nuit étaient venus se garer sur le parking de Villechaud près de Cosne-sur-Loire (ce n’est pas vrai qu’il y a une centrale nucléaire à Cosne-sur-Loire, je n’ai pas vu de centrale nucléaire hier soir à Cosne-sur-Loire), donc j’ai lu Baudelaire, la petite salle était pleine et on percevait l’écoute favorable, malgré le peu de temps dont j’avais disposé entre l’arrivée et que le violoniste lance ses premières notes électriques on honorerait j’espère ce pour quoi nous avions été requis, ce pour quoi on nous avait fait confiance : j’ai lu Symptôme de ruines, c’est important d’être rassemblés pour prononcer un texte comme Symptôme de ruines.

Ils avaient donc démonté toute l’installation et moi qui me croyais dans un genre de petit théâtre ainsi au sortir de la nuit voilà que c’était une salle à tout faire, une salle sur carrelage, une salle dite polyvalente, une salle des fêtes et ils ont dit : « On va dîner », il y avait des barquettes froides de salade, charcuterie, camembert et à boire du vin blanc d’ici, mais on dormirait à Nevers et j’ai dit qu’avant je devais reprendre de l’essence, en roulant si vite j’avais plus consommé que la normale, il me fallait impérativement de l’essence si je voulais parvenir à Nevers, la Renault Clio bleue m’a donc guidé à rebours, par les ronds-points et la nuit, avec ces nappes de brume qui maintenant descendaient (l’accident sur l’autoroute, le matin, c’était ça : le brouillard) jusqu’au Auchan aperçu tout à l’heure où juste il y avait d’éclairé l’emplacement de la station essence 24 heures sur 24, le reste noir, le parking noir, les enseignes et réverbères éteints : une étendue neutre de bitume dans la nuit et les ronds-points, c’est là qu’ils étaient, les camions.

La Renault Clio bleue s’était garée un peu plus loin, laissant tourner son Diesel, moi je versais l’essence et je regardais les camions. Des camions habités, des camions posés. Que faisaient ces semi-remorques à une heure du matin sur cette zone industrielle de la sortie A23 de Cosne-sur-Loire, avaient-ils besoin de se rassembler pour dormir. La cabine d’un camion était éclairée, le type avait ouvert sa vitre, et celui d’un camion voisin était là debout qui lui parlait d’en bas. Il n’y avait pas de boutique d’ouverte, rien pour boire ou manger ni n’importe quel commerce, pas non plus de silhouette dans l’ombre ou dans des voitures pour se livrer à ces trafics dont on suppose ces endroits à cette heure être le lieu (ou bien c’était trop tôt, ou bien ces voitures mobiles qui viennent pour les trafics attendraient que la Renault Clio bleue se soit éloignée, moi suivant avec mon plein de gazole ?), un de ces énormes tracteurs des routes à cabine suspendue semblait orphelin d’être débarrassé de sa remorque, et des remorques inversement solitaires attendaient le long de la voie de dégagement.

Je n’ai pas compris la présence et l’attente des camions. Peut-être, au retour ou à un autre voyage, que je prendrai exprès la sortie 23 de la A77 pour chercher à savoir ce qui motive, dans la nuit, que les camions se rassemblent dans l’étrangeté noire du parking d’Auchan Cosne-sur-Loire, qu’il y ait ces conciliabules, ces cabines vaguement éclairées, ces types qui vous observent de loin. En redémarrant, après avoir pris l’essence, derrière la Clio bleue nous sommes passés au ralenti au milieu entre cette haie de camions noirs, sur le parking noir, et dont les remorques faisaient quatre fois notre hauteur.

J’y pensais encore, une demi heure plus tard, franchissant les strates de la périphérie de Nevers, entrepôts et grandes surfaces, puis maisons individuelles et immeubles, puis à nouveau ronds-points et ronds-points, enfin quelques feux rouges et l’indication de l’hôtel d’où j’écris aujourd’hui ce texte. Je pensais que bien des choses, en notre pays même, nous restent trop inconnues, et qui ne devraient pas l’être : lorsque c’est l’ordinaire même qui leur sert de campement, pour ces rassemblements provisoires. De quoi on parle, de camion à camion, dans la nuit de Cosne-sur-Loire ?

Est-ce qu’il aurait fallu, à ce moment-là, s’installer ici, déballer le violon et à nouveau dire un texte de Baudelaire : est-ce que ça aurait eu du sens ? Et même : était-ce de notre responsabilité ?

Merci à Roger Fontanel, Delphine Lafoix et Patrick Peignelin de Nevers D’Jazz et à Dominique Pifarély. Etrange pour moi comme ce texte résonne avec celui sur Langres il y a presque dix ans.

responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 mars 2007
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