méconnaître un dieu

et autres liens Marcel Proust


Parler de Proust sur le Net. Lire Proust et le dire sur le Net. On pourrait imaginer tout l’Internet se rassemblant par instants pour confluer sur un même texte, qui deviendrait alors, multiplié par autant d’affichages et d’approches, comme un miroir partagé mais renvoyant, selon son contexte, à une totalité multiple de réalités qui chacune lui confèrerait une nuance, une spécificité de sens, qu’il n’aurait pas dans l’ensemble des autres. Voici donc, Pierre Ménard généralisé recopiant le Quichotte, ma propre réinvention du passage des trois arbres. Je le fais suivre d’un paragraphe de Maurice Blanchot qui m’est tout aussi cher : c’est ma contribution (ma propre ligne de fuite : est-ce seulement le même texte ?).

 plus : vue satellite d’Hudimesnil (déplacer le curseur de grossissement pour retrouver le chemin aux trois arbres)
 Marcel Proust en ligne : télécharger versions numériques de Swann et A l’ombre des jeunes filles en fleurs
 les grands textes de Marcel Proust sur Baudelaire, sur Nerval, et sur Balzac
 le dossier Proust de la BNF/Gallica
 les 4 courts textes de Marcel Proust sur la création poétique : La création poétique, Le Pouvoir du romancier, Lois mystérieuses de la poésie (où revient l’image de l’arbre), Déclin de l’inspiration (ci-dessous)

 voir aussi très belle page de la boîte à images et reprise par Jean-Claude Bourdais, qui qualifie de bruissement cette propagation de sens et réflexion...


Ne pas oublier : la matière de nos livres, la substance de nos phrases doit être immatérielle, non pas prise telle quelle dans la réalité, mais nos phrases elles-mêmes et les épisodes aussi doivent être faits de la substance transparente de nos minutes les meilleures, où nous sommes hors de la réalité et du présent. C’est de ces gouttes de lumière qu’est fait le style et la fable d’un livre. Au fond, toute ma philosophie revient, comme toute philosophie vraie, à justifier, à reconstruire ce qui est. Marcel Proust.

 

Nous descendîmes sur Hudimesnil ; tout d’un coup je fus rempli de ce bonheur profond que je n’avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais cette fois il resta incomplet. Je venais d’apercevoir, en retrait de la route en dos d’âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés, mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois ; de sorte que mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n’était pas une fiction, Balbec un endroit où je n’étais jamais allé que par l’imagination, Mme de Villeparisis un personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu’on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu’on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté.

Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement pas instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d’un élan plus fort et tâcher d’atteindre plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre son élan, il m’eût fallu être seul. Que j’aurais voulu pouvoir m’écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes quand je m’isolais de mes parents ! Il me semblait même que j’aurais dû le faire. Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui, semblent bien médiocres. Ce plaisir, dont l’objet n’était que pressenti, que j’avais à créer moi-même, je ne l’éprouvais que de rares fois, mais à chacune d’elles il me semblait que les choses qui s’étaient passées dans l’intervalle n’avaient guère d’importance et qu’en m’attachant à sa seule réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer sans que Mme de Villeparisis s’en aperçût. Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je ne pus ramener à moi. Cependant tous trois au fur et à mesure que la voiture avançait ; je les voyais s’approcher. Où les avais-je déjà regardés ? Il n’y avait aucun lieu autour de Combray, où une allée s’ouvrît ainsi. Le site qu’ils me rappelaient, il n’y avait pas de place pour lui davantage dans la campagne allemande où j’étais allé une année avec ma grand’mère prendre les eaux. Fallait-il croire qu’ils venaient d’années déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que comme ces pages qu’on est tout d’un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première enfance ? N’appartenaient-ils au contraire qu’à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi en qui leur aspect étrange n’était que l’objectivation dans mon sommeil de l’effort que je faisais pendant la veille soit pour atteindre le mystère dans un lieu derrière l’apparence duquel je le pressentais, comme cela m’était arrivé si souvent du côté de Guermantes, soit pour essayer de le réintroduire dans, un lieu que j’avais désiré connaître et qui du jour où je l’avais connu, m’avait paru tout superficiel, comme Balbec ? N’étaient-ils qu’une image toute nouvelle détachée d’un rêve de la nuit précédente mais déjà si effacée qu’elle me semblait venir de beaucoup plus loin ? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux comme tels arbres : telle touffe d’herbe que j’avais vus du côté de Guermantes, un sens aussi obscur, aussi difficile à saisir qu’un passé lointain de sorte que, sollicité par eux d’approfondir une pensée ; je croyais avoir à reconnaître un souvenir ? Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensée et était-ce une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quelquefois double dans l’espace ? Je ne savais.

Cependant ils venaient vers moi ; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c’étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt à un croisement de route, la voiture les abandonna. Elle m’entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m’eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie.

Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : Ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui, tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant. En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir — trop tard, mais pour toujours — je m’attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes, en revanche, je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter ni où je les avais vus. Et quand, la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis me demandait pourquoi j’avais l’air rêveur, j’étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir à moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un dieu.


L’Expérence de Proust
Maurice Blanchot, La Part du feu (extrait)

Il n’y a pas d’art possible sans une révélation non rationnelle, et le sens de l’art est de restituer à cette révélation une expression dont l’intelligence tire parti.

L’expérience de Proust a une simplicité sur laquelle glissent les commentaires. En revanche, si l’on essaie de lui rapporter les explications et les interprétations que Proust y a rattachées, elle devient intellectuellement très riche, mais elle semble perdre une partie de son authenticité.

De ce fait qu’il parvient au privilège de l’éblouissement à l’occasion d’un phénomène de mémoire, il conclut que l’éblouissement est une révélation du temps, du temps dans lequel l’être ne meurt pas mais existe selon des perspectives généralement inconnues mais non inconnaissables, et il pense qu’en étudiant ces impressions simples, en les recréant par la mémoire et en les éclairant par l’intelligence, il fera revivre la réalité que l’angoisse voyait perdue avec le temps. D’abord, il livre à la connaissance, comme propre à lui fournir un sens objectif, ce qui n’est éprouvé que comme une déchirure de cette connaissance. Il s’empare du sentiment étourdissant de félicité qu’il y trouve et qui n’est que la réconciliation fortuite de l’angoisse pour l’éterniser et s’affranchir de toute anxiété.

C’est en cela que Proust n’a pas trahi la révélation qu’il a rencontrée et dont il a offert l’image la plus étendue et la plus admirable comme pour montrer qu’elle ne l’épuisait pas.

 


La création poétique

La vie du poète a ses petits événements comme celle des autres hommes. Il va à la campagne, il voyage. Mais le nom de la ville où il a passé un été, inscrit avec la date au bas de la dernière page d’une œuvre, nous montre que la vie qu’il partage avec les autres hommes lui sert à un tout autre usage, et parfois si ce nom de ville, datant à la fin du volume le moment et le lieu où le livre a été écrit, et justement celui de la ville où se passe le roman, nous sentons tout le roman comme une sorte de prolongement immense qui s’adapte à la réalité, et nous comprenons que la réalité fut pour le poète quelque chose de tout autre que pour les autres, quelque chose qui contient la chose précieuse qu’il cherchait et qu’il n’est pas facile d’en faire sortir.

L’état d’esprit où il trouve ainsi facilement, dans une sorte d’enchantement, en toute chose la chose précieuse qui y est cachée, est rare. De là les raisonnements, les efforts pour se remettre en selle sur le génie, en se faisant aider par la lecture, par le vin, par l’amour, par le voyage, par le retour aux lieux connus. De là les ouvrages interrompus, repris, sans cesse recommencés, quelquefois achevés au bout de soixante ans comme le Faust de Gœthe, quelquefois laissés inachevés et sans que le génie y ait passé, si bien qu’à la dernière heure, voyant clair au moment de mourir comme Don Quichotte, un Mallarmé qui s’acharnait depuis dix ans à une œuvre immense dit à sa fille de brûler ses manuscrits. De là les insomnies les doutes, l’appel à l’exemple des maîtres, les mauvais ouvrages, le refuge dans toutes choses qui ne demandent pas de génie, les excuses trouvées dans l’affaire Dreyfus, les affaires de famille, une passion qui a troublé sans inspirer, la critique littéraire, la notation de choses justes lui apparaissent telles à l’intelligence mais dépourvues de cet enivrement qui est le seul signe des choses remarquables par quoi nous puissions les distinguer au moment où elles nous viennent. De là l’effort perpétuel qui finit par faire pénétrer notre préoccupation esthétique jusque dans le domaine inconscient de la pensée, de sorte que nous cherchons encore la beauté des paysages que nous voyons en dormant, que nous tâchons d’embellir les phrases que nous prononçons en rêve, et qu’au moment de mourir Gœthe dans le délire parle du coloris de son hallucination.

 

Le pouvoir du romancier

Nous sommes tous devant le romancier comme les esclaves devant l’empereur : d’un mot, il peut nous affranchir. Par lui, nous perdons notre ancienne condition pour connaître celle du général, du tisseur, de la chanteuse, du gentilhomme campagnard, la vie des champs, le jeu, la chasse, la haine, l’amour, la vie des camps. Par lui, nous sommes Napoléon, Savonarole, un paysan, bien plus — existence que nous aurions pu ne jamais connaître — nous sommes nous-même. Il prête une voix à la foule, à la solitude, au vieil ecclésiastique, au sculpteur, à l’enfant, au cheval, à notre âme. Par lui nous sommes le véritable Protée qui revêt successivement toutes les formes de la vie. A les échanger ainsi les unes contre les autres, nous sentons que pour notre être, devenu si agile et si fort, elles ne sont qu’un jeu, un masque lamentable ou plaisant, mais qui n’a rien de bien réel. Notre infortune ou notre fortune cesse pour un instant de nous tyranniser, nous jouons avec elle et avec celle des autres. C’est pourquoi en fermant un beau roman, même triste, nous nous sentons si heureux.

Garder dans ce que nous faisons notre grâce qui plaît encore à ceux qui nous ont aimé, comme nous gardons notre visage doux et gracieux, notre regard dont on peut encore dire « c’est lui », comme en causant avec nos amis nous avons encore, plus souvent peut-être, ces rapprochements brillants, ces tours qui n’appartiennent qu’à nous. Nous pouvons les garder dans ce que nous faisons. Car l’être mystérieux que nous sommes, qui avait ce don de donner à tout une certaine forme qui n’appartient qu’à nous, nous le gardons sans doute. Mais nous savons que telle page a été écrite sans transport, que les rares idées qui nous plaisaient n’en faisaient pas naître d’autres ; et tous les juges de la terre pourraient nous dire : « Cela est ce que vous avez fait de meilleur », nous secouerions la tête avec mélancolie, car nous donnerions tout cela pour une minute de la puissance étrange d’alors que rien ne peut nous rendre. Sans doute dans ce dernier concerto, c’est encore l’accent qu’on aime et qu’on reconnaît, mais une idée n’en fait plus naître mille, et la matière est à la fois moins précieuse et plus rare. Et les œuvres, dont le maître s’enivra quand il était dans sa force, ont beau continuer à enivrer les autres, pour lui ce n’est plus rien. Il languit.

Mais pendant ce temps, tandis que l’hiver ne lui donne plus d’impressions, car maintenant pour lui les jours ressemblent les uns aux autres et le pouvoir mystérieux des saisons ne rencontre plus en lui aucun pouvoir mystérieux qui l’exalte, voyez dans cette ville de province bien loin de lui deux officiers qui peut-être le croient mort, car on ne sait plus bien, qui se sont donné rendez-vous, tandis que les autres sont à la promenade. Et ils sont au piano. Alors le...

 

La poésie ou les lois mystérieuses

L’espion est debout immobile pour relever des plans, un débauché pour guetter une femme, des hommes bien posés s’arrêtent pour voir les progrès d’une nouvelle construction ou une démolition importante. Mais le poète reste arrêté devant toute chose qui ne mérite pas l’attention de l’homme bien posé, de sorte qu’on se demande si c’est un amoureux ou un espion et, depuis longtemps qu’il semble regarder cet arbre, ce qu’il regarde en réalité. Il reste devant cet arbre et tâche de fermer son oreille aux bruits du dehors et de ressentir encore ce qu’il a tout à l’heure senti, quand au milieu de ce jardin public, seul sur sa pelouse, cet arbre est apparu devant lui, semblant garder encore comme après lui le gel d’innombrables petites boulettes de neige à la pointe de ses rameaux, tant il porte de fleurs blanches. Il reste devant cet arbre, mais ce qu’il cherche est sans doute au-delà de l’arbre, car il ne sent plus ce qu’il a senti, puis tout d’un coup il le ressent de nouveau, mais ne peut l’approfondir, aller plus loin. Il semble naturel qu’un voyageur dans une cathédrale reste en admiration devant les ogives de verre sanglant que l’artiste a déployées par milliers entre les embranchements de bois du vitrail ou les petites meurtrières dont il a percé le mur en un nombre infini et selon une symétrie merveilleuse. Mais il ne semble pas naturel qu’un poète reste une heure devant cet arbre à regarder comment l’inconsciente et sûre pensée architecturale qui s’appelle l’espèce cerisier double a disposé, le printemps venant, ces innombrables petites boules blanches, gaufrées et répandant, tant qu’elles ne seront pas flétries, un léger parfum dans le noir et multiple embranchement de cet arbre.

Le poète regarde et semble regarder à la fois en lui-même et dans le cerisier double, et par moments quelque chose en lui-même lui cache ce qu’il y voit, et il est obligé d’attendre un Instant, aussi bien que la personne qui passe l’oblige àattendre un Instant en lui masquant un instant le cerisier double. Ce peut être aussi sur l’incessant parfum que distille le lilas dans chacune de ses tourelles mauves que se penche le poète ; il se retire un instant pour le mieux sentir tout à l’heure, le sent de nouveau, mais le lilas ne lui donne toujours que le même parfum sans lui dire plus. Et il a beau regarder Le jeune Homme et la Mort de Gustave Moreau, le jeune homme ne lui dira rien de plus, ne prendra pas une expression nouvelle. Il est devant les choses comme l’étudiant qui relit sans cesse le texte du problème qu’on lui a donné et qu’il ne trouve pas. Il peut relire sans cesse le texte, il ne changera pas sous ses yeux. Ce n’est pas du texte même qu’il peut espérer la solution. Pendant qu’il regarde un arbre, le passant s’arrête pour regarder un équipage ou pour regarder une devanture de bijoutier. Mais le poète, qui éprouve avec allégresse la beauté de toutes choses dès qu’il l’a sentie dans les lois mystérieuses qu’il porte en lui, qui bientôt nous la fera trouver charmante en nous la montrant avec le petit bout des lois mystérieuses, le petit bout qui aboutit à elles, le petit bout qu’il peindra aussi en les peignant, touchant à leurs pieds ou partant de leur front, le poète éprouve et fait connaître avec allégresse la beauté de toutes choses, d’un verre d’eau aussi bien que des diamants, mais aussi des diamants aussi bien que du verre d’eau, d’un champ aussi bien que d’une statue, mais d’une statue aussi bien que d’un champ. Quand on a vu Chardin, non seulement on voit la beauté d’un repas bourgeois, mais on croit que la poésie n’est que dans les repas rustiques et on détourne les yeux quand on voit des bijoux. Mais quand on a lu Le Diamant du rajah ou quand on a vu du Gustave Moreau, on recherche les diamants et les pierreries comme des choses qui sont aussi belles, et quand on a vu Gustave Moreau, après avoir cru que les choses n’étaient belles que dans leur spontanéité et les fleurs dans les champs et les bêtes dans leur vie, dédaignant toute espèce d’objets d’art et les laissant aux riches sans imagination, quand on a vu les Gustave Moreau, on se prend de goût pour les toilettes somptueuses, pour les choses détournées de leur grâce naturelle et prises comme symboles, les tortues comme devant servir à faire des lyres, les fleurs enserrant un front comme des symboles de la mort et après avoir cru qu’une statue gâterait un champ, tant on voulait se plonger. dans la vraie campagne, on sent, on désire la beauté d’une terre d’art où les statues se profilent sur les falaises (comme dans la Sapho de Moreau) et on se plaît à voir comme des formes intellectuelles les êtres à travers lesquels l’esprit du poète, qui les a seuls ainsi disposés, passe, s’élevant de l’un à l’autre, des fleurs qui entourent la statue à la statue, de la statue à la déesse qui passe non loin, des tortues à la lyre, tandis que les fleurs au corsage sont presque des bijoux et presque des étoffes.

L’esprit du poète est plein de manifestations des lois mystérieuses et quand ces manifestations apparaissent, se fortifient, se détachent fortement sur le fond de son esprit, elles aspirent à sortir de lui, car tout ce qui doit durer aspire à sortir de tout ce qui est fragile, caduc et qui peut ce soir périr ou ne plus être capable de leur donner le jour. Ainsi l’espèce humaine tend à tous moments, chaque fois qu’elle se sent assez forte et qu’elle a une issue, à s’échapper, dans un sperme complet qui la contient tout entière, de l’homme d’un jour qui peut-être mourra ce soir, qui peut-être ne la contiendra plus si entière, en qui (car elle dépend de lui tant qu’elle en est prisonnière) elle ne sera peut-être plus si forte. Ainsi la pensée des lois mystérieuses, ou poésie, quand elle se sent assez forte, aspire à s’échapper de l’homme caduc qui peut-être ce soir sera mort ou en qui (car elle dépend de lui tant qu’elle en est prisonnière, et lui peut revenir malade, ou être distrait, devenir mondain, moins fort, consumer dans le plaisir ce trésor qu’il porte en lui et qui dépérit dans certaines conditions de son existence à lui, car son sort est encore lié au sien) elle n’aura plus cette énergie mystérieuse qui lui permettra de se déployer tout entière, aspire à s’échapper de l’homme sous forme d’œuvres. Quand elle est ainsi aspirant à se répandre, voyez le poète marcher : il craint de la répandre avant d’avoir le récipient de paroles où la verser. S’il rencontre un ami, se laisse aller à un plaisir, elle perd son énergie mystérieuse. Sans doute, si elle était assez près de s’échapper pour avoir déjà trouvé quelques vagues paroles, en se répétant les paroles un jour où il la sentira énergique, en la gardant blottie sous ses paroles comme un poisson pêché sous l’herbe, sans doute, il pourra peut-être la recréer. Et quand il a commencé, enfermé dans une chambre, de la répandre, son esprit lui jetant à chaque instant une nouvelle forme à animer, une nouvelle outre à remplir, quelle besogne vertigineuse et sacrée ! A ce moment, il a changé son âme contre l’âme universelle. Ce grand transfert s’accomplit en lui, et si vous entriez et le forciez à redevenir lui, quel coup ! Vous le trouvez là l’air égaré, en proie à une agitation inouïe. Il vous regarde sans comprendre, puis vous sourit, n’ose même rien dire, attendant que vous soyez reparti, sa pensée inerte comme la méduse sur le rivage et qui mourra là si le flot ne vient la rechercher. Vous pouvez chercher pourquoi il s’enfermait, vous ne voyez là le complice en rien du crime que vous dérangez et pourtant l’air égaré. Qu’est-ce donc ? la victime disparaît donc dès que vous entrez ? C’est que c’est sur lui-même qu’il travaille : dès que vous le retrouvez lui, l’autre n’y est plus ; comme quand vous cherchiez ce lue Hyde faisait à Jekyll quand vous voyiez Jekyll, plus trace de Hyde, et quand vous voyiez Hyde, plus trace de Jekyll. Vous le trouvez toujours seul.

Chaque fois que le poète n’est pas placé sur le fil des lois mystérieuses d’où il sent aller de lui à toutes choses une même vie, il n’est pas heureux. Et pourtant, c’est ce qui arrive bien souvent, car chaque fois qu’il recherche quelque chose d’une manière sèche et dans un but où sa personne se trouve transportée du dedans au dehors, il cesse de se trouver dans cette partie de lui-même où il peut être en communication, comme dans une cabine téléphonique ou télégraphique, avec la beauté du monde entier.

Jusqu’à l’âge même où il n’a jamais connu cette propriété de sa nature, ce que chacun appelle plaisir ne lui en donnant pas, il est très triste de la vie. Mais plus tard il cesse de chercher le bonheur autrement que du point de vue de ces moments élevés qui lui semblent la véritable existence. De sorte qu’après chacune des occasions qu’il a eues de donner naissance à des formes où son sentiment des lois mystérieuses est déposé, il peut mourir sans regret, comme l’insecte qui se dispose à la mort après avoir déposé tous ses œufs. Ce qui nous rend le corps des poètes translucide et nous laisse voir leur âme, ce ne sont pas leurs yeux, ni les événements de leur vie, mais leurs livres où précisément ce qui de leur âme, dans un désir instinctif, voulait se perpétuer ’ s’est détaché pour survivre à leur caducité. Aussi voyons-nous les poètes dédaigner d’écrire, si remarquables soient-elles, leurs idées sur telle ou telle chose, sur tel ou tel livre, ne pas prendre note des scènes extraordinaires auxquelles ils ont assisté et des paroles historiques qu’ils ont entendu prononcer aux princes qu’ils ont connus, choses pourtant intéressantes en elles-mêmes et qui rendent curieux même les Mémoires des gouvernantes et des cuisiniers. Mais pour eux, écrire est plutôt réservé à une sorte de procréation à laquelle ils sont invités par un désir spécial qui leur signifie de n’y point résister. Procréation que ces autres sortes d’écrits ne peuvent qu’affaiblir, quoique regrettent ces écrits ceux qui les ont, sur tel ou tel art, entendu dire des choses qu’ils jugeaient plus brillantes que ce qui fait même l’objet de leurs écrits. Mais cet objet, c’est leur essence même, en ce qu’elle a de singulier, d’inexplicable : d’où sans doute ce désir attaché à la reproduction de toute espèce qui leur est attaché, tandis qu’il n’est pas attaché à des spéculations en apparence plus remarquables, mais dont ils, sont avertis qu’elles le sont moins en réalité, ou comme on dit moins personnelles, en ce que, en y pensant, ils n’ont pas ce charme et, en les écrivant, ce plaisir attaché à la conservation et à la reproduction de ce qui est personnel (correspondant intellectuel de la bonne santé et de l’amour), comme leur goût pour la fraîcheur des squares ombreux dans les villes, les feux d’un diamant aux mains d’un homme sage, les breuvages dont la plus ou moins grande pureté modifie la personnalité et donne le bonheur, les petites villes où est établi depuis quelque temps un homme qui n’est pas du pays, dont on ne sait pas très bien d’où il vient, mais qui y a de l’importance et qui y fait du bien et les anciens crimes survivant dans tel complice qu’on croyait oublié et qui reparaissent et, pouvant compromettre votre réputation, donnent aux remords une énergie qu’ils avaient perdue dans le changement de toutes les habitudes et la douce considération universelle. Toutes choses que vous ne pouvez voir en allant visiter le grand homme et même en admirant la profondeur de ses yeux, pas plus qu’en regardant les yeux d’un amoureux ou même en l’entendant dire : « Qu’elle est belle », vous ne pouvez imaginer le charme particulier et les rêves, dont il est tressé, qu’a fait éclore dans son âme son amour pour telle femme.

 

Le déclin de l’inspiration

Tous ceux qui ont éprouvé ce qui s’appelle l’inspiration, connaissent cet enthousiasme soudain qui est le seul signe de l’excellence d’une idée qui nous vient et qui, à son apparition., nous fait partir au galop à sa suite et rend aussitôt les mots malléables, transparents, se reflétant les uns les autres. Ceux qui ont connu cela une fois savent que toute idée, si juste qu’elle nous paraisse, toute conception, si ingénieuse qu’elle nous semble, ne vaut pas la peine d’être exprimée, et ils attendent que renaissent en nous ces transports qui sont le seul signe que ce que l’on va dire en vaut la peine et pourra plus tard jeter d’autres cœurs dans le même transport. Aussi est-elle bien triste, l’époque où ces transports ne se renouvellent plus, où, à chaque idée qui nous vient, nous attendons en vain cet enthousiasme, ce renouvellement de la tête où toutes les cloisons semblent tomber et où aucune barrière, aucune rigidité n’est plus en nous, où toute notre substance semble une sorte de lave prête à être coulée, à recevoir telle forme qu’on voudra, sans que rien de nous ne subsiste et n’arrête. Car nous pouvons garder dans ce que nous faisons notre grâce qui plaît encore à ceux qui nous ont aimé, comme nous gardons notre visage doux et gracieux, notre regard dont on peut encore dire « c’est lui », comme en causant avec nos amis nous avons encore, plus souvent peut-être, ces rapprochements brillants, ces tours qui n’appartiennent qu’à nous. Nous pouvons les garder dans ce que nous faisons. Car l’être mystérieux que nous sommes, qui avait ce don de donner à tout une certaine forme qui n’appartient qu’à nous, nous le gardons sans doute. Mais nous savons que telle page a été écrite sans transport, que les rares idées qui nous plaisaient n’en faisaient pas naître d’autres ; et tous les juges de la terre pourraient nous dire : « Cela est ce que vous avez fait de meilleur », nous secouerions la tête avec mélancolie car nous donnerions tout cela pour une minute de la puissance étrange d’alors que rien ne peut nous rendre. Sans doute dans ce dernier concerto, c’est encore l’accent qu’on aime et qu’on reconnaît, mais une idée n’en fait plus naître mille, et la matière est à la fois moins précieuse et plus rare. Et les œuvres, dont le maître s’enivra quand il était dans sa force, ont beau continuer à enivrer les autres, pour lui ce n’est plus rien. Il languit.

les 4 textes ci-dessus : Marcel Proust, oeuvres diverses et manuscrits


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 9 février 2007
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