mort de monsieur Golouja

de la mémoire qu’on a des livres


Première mise en ligne : 20 janvier 2007…

Je ne sais rien de Branimir Scepanovic. Et la recherche sur Internet est muette, ou presque : elle est rarement muette, pourtant, la recherche sur Internet, désormais. Encore en 1993, je me souviens qu’à Montpellier il y avait un poète serbo-croate en résidence, je lui avais demandé s’il pouvait me parler de Branimir Scepanovic, oui, il savait qu’il vivait à Belgrade, mais depuis les événements qui mèneraient à l’éclatement de l’alors Yougoslavie, pas de nouvelles.

Je ne sais même plus comment me sont parvenus ses livres, dans quelle librairie, par quel hasard ou quel conseil. Je crois, à cause de ce livre de l’Age d’Homme incluant trois récits, et moi je cherchais à me procurer du Leonid Andreiev (à l’époque, presque pas de livres de Leonid Andreiev, juste Les sept pendus) : ça s’appelait Trois récits fantastiques slaves, je dois l’avoir dans une des étagères inaccessibles de mon garage, il y avait donc Le rire rouge d’Andreiev, La ville des vents de Boris Piniak (j’ai oublié ce qu’est ce récit), et L’autre temps de Branimis Scepanovic : sur le site de l’Age d’Homme (leur boutique plus exactement : chez l’éditeur suisse on peut commander des livres directement), il est noté comme épuisé.

J’ai donc ainsi découvert Branimir Scepanovic, et j’associe ce livre, Trois récits fantastiques slaves à une étagère au ras du sol à la librairie Le Divan, alors encore place Saint-Germain des Prés, avant d’être contraint de s’exiler : étonnant comme un livre peut être associé à un emplacement géographique presque dans une librairie, c’est un des enjeux de toutes nos discussions d’aujourd’hui. Alors un texte, qui parle d’un livre, peut s’incruster dans le souvenir comme le fait de l’avoir pioché, ce livre, sur un rayon au ras du sol ?

Il y a de grands livres, de très forts souvenirs de lecture, qui tiennent uniquement à la mention dans un autre texte de leur titre, et la façon dont on vous amenait sous les yeux ce titre, une promesse ou un mystère, quelque chose qui ne vous avait pas été concédé, mais que l’auteur du texte pouvait déjà partager avec quelques lecteurs initiés. Ainsi, pour moi, par exemple, dans mes premiers pas de lecteur, lisant Faux Pas de Maurice Blanchot, cette note de bas de page très discrète, dont les premiers mots étaient : « Ceux qui ont lu Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry savent que… », qui bien sûr avait suffi à me faire aussitôt plonger dans Lowry. Ainsi, je crois, à cet âge où on reçoit Mallarmé avec religion, la mention concernant Des Esseintes, comme elle vous propage vers A Rebours de Huysmans.

Et puis ma prédilection pour le fantastique. Enracinée, je le sais bien, depuis la première fois qu’à huit ou neuf ans j’ai ouvert sans qu’il le sache l’armoire à porte vitrée (il avait son Balzac relié cuir, le Rabelais offert par un copain de tranchée, mais aussi des Petit Albert et autres curiosités pas très rationnelles pour un instituteur laïc, l’armoire nous était interdite : j’ai encore son odeur), et j’avais pris, pour lire dans le grenier où on stockait les pommes – on me dit souvent, quand j’évoque de tels détails, que je suis vraiment d’un autre âge, mais je n’y peux rien si ce récit a depuis lors, pour moi, une odeur de pommes) un livre tout petit et mince, Le Scarabée d’or, à cause du titre je ne sais pas, plutôt de ce format, et que passer en fraude dans la cuisine avec une livre dans la poche était moins risqué si le livre était petit. Sensations que j’ai bien sûr cherché avec récurrence dans Jules Verne, et où j’ai retrouvé sur ma route Balzac et Dickens (La Maison d’âpre-vent). Ces années-là, je découvrais le Golem de Meyrink, L’Autre Côté de Kubin, je relisais Kafka, mais intégralement. Me manque aujourd’hui cette passion à passer des nuits ouvertes à lire, ou séparer des tronçons de trois jours pour voyager avec auteur sans quitter la chambre.

Et donc, quand on tient un fil, on le déroule. J’ai lu La Bouche pleine de terre et La mort de monsieur Golouja de Branimir (ou quelquefois Bradimir) Scepanovic. Il me revient aussi qu’aux mêmes semaines j’avais lu La panne de Dürrenmatt, et que c’est la même force, la même école.

Un employé de bureau (je ne sais pas si Kafka comptait particulièrement pour Scepanovic), part en train pour ses congés annuels, c’est tous les ans au même endroit, je ne sais plus s’il évoque les gens qu’il attende, sa mère, sa fiancée ou les deux. Le train fait halte dans une petite gare de campagne, c’est l’aventure, il descend sur une brusque impulsion, va à l’auberge et demande une chambre : personne ne le sait ici, c’est une rupture de temps essentielle, chaque minute pourrait être un loisir intense, même si le village ne présente absolument rien que d’ordinaire.

C’est tout un microcosme qui s’ouvre : les repas qu’on prend (comme le narrateur de La Montagne magique, en tout cas sensation de lecture que j’associe, même si les eux livres n’ont rien de comparable, à commencer par le format), l’attention qu’on vous porte. Qu’est-ce qui vous amène là, combien de temps vous comptez restez. Ce que vous cherchez, et les intentions qui vous animent : un contrôleur, un inspecteur ?

Monsieur Golouja pense certainement qu’à garder le silence il entretient une attention qui lui est favorable : il ne connaît pas ça le reste de l’année, lui l’employé terne de la capitale. Il y a le temps qu’on occupe, l’après-midi, avec les habitués de l’auberge. Mais on se méfie. Pour qu’on lui prolonge la confiance (puisqu’il reste, et lui-même s’en étonne : il ne donne pas de nouvelles, et même si parfois il voudrait remonter dans ce train qui chaque jour s’arrête à heure fixe, il n’y arrive pas), il lui faut susciter l’intérêt, créer cette curiosité qu’il recherche. Raconter sa vie réelle ? C’est une sorte de quiproquo. Je ne me rappelle pas l’articulation, le détail. Je me refuse, là, rédigeant ce texte, à aller dans le garage à côté, pousser les vélos, retrouver l’étagère où je sais être cette poignée spécifique de bouquins, le Dürrenmatt, les Andreiev, le Golouja. Mais je sais que récemment, relisant Cortazar qui s’y connaît lui aussi, j’ai proposé des séances d’écriture où il s’agissait précisément de travailler à comment, dans un récit, on peut préparer que cette bascule soit infiniment mince, pour que bascule le texte sans perdre de crédibilité, de présence.

Dans cette conversation, Golouja laisse entendre à la patronne de l’auberge (il ne triche pas, c’est vrai), que la vie lui est devenue indifférente. Il n’exagère pas, il ne fait que décrire son propre état, à ne pas être capable de reprendre le train qui l’emmènerait vers sa mère, sa fiancée, ses congés annuels. La patronne le redit aux habitués, ils comprennent que Golouja a décidé, ici où personne ne le connaît, de se donner la mort : on va le retrouver un matin pendu, la patronne ça ne lui plaît pas, ou bien il prendra un poison, on ne sait pas. Du coup, immense respect. Allusions. Sympathie, invitations. Pour Golouja, un bonheur : jamais il n’a été comme cela reçu à table, écouté avec compréhension. On lui fait fête, on le dorlote.

Il comprend peu à peu leur erreur. Les détromper : pas possible, ils se sentiraient floués de leur aide, de leurs invitations, leur sympathie même. Golouja doit faire durer. Mais eux ça ne leur convient pas : on ne lui demandait pas de guérir, à cet homme-là. Golouja prépare sa fuite en train. Aussi bien, les congés sont finis, il doit rentrer à la capitale. Sa valise est prête, il règle l’hôtel et s’en va : à la sortie du village, ils sont tous là. Froids. Muets. La route passe sur un pont. Lui ne passera pas. Je ne vais pas, à côté, chercher le livre. Quand je le relirai, tout à l’heure, je ne corrigerai pas ici le texte. Golouja doit sauter, en fait ils ne lui laissent pas le choix. Alors il saute, en bas c’est le torrent, il se noie.

Branimir Scepanovic traite cela en trente pages, je crois. C’est de ce format bref qui donne (Bartleby chez Melville, ou Pour demain chez Conrad. Un format de tordeur de fer. Je me suis toujours amusé de ces villes de province ou associations ou bibliothèques municipales mues de bonnes intentions qui proposent des concours de nouvelles. Le bref est une tension qui s’apprend par le cuir, la brûlure, peut-être même les coups.

J’ai l’impression que depuis vingt ans j’ai La Mort de monsieur Golouja sur ma table de travail, ou du moins tout près de tout ce que j’écris. Peut-être, plus simplement, de tout ce que je vis : le chemin est fragile, on descendrait facilement du train à cette gare qu’on ne connaît pas, même sachant que la perspective alors nous mènerait droit au pont, nous aussi.

Je n’ai jamais rien vu paraître à nouveau de Branimir Scepanovic. Je n’ai jamais pu recevoir de nouvelles directes ou indirectes de cet écrivain, qui vivait alors à Belgrade et en 1993 y vivait toujours.


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1ère mise en ligne 20 janvier 2007 et dernière modification le 13 novembre 2010
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