Internet et fantasmatique de l’écriture

dialogue avec Olivier Malnuit de Technik’Art


Olivier Malnuit me propose pour Technik’Art un entretien. Comme je l’ai déjà fait, je réponds en vrac dans mon heure chrono de TGV retour (je triche : ce soir 10’ de retard en bénef à cause d’alerte à la bombe à Montparnasse, chose qu’on ne fait même plus attention tant qu’habitude). Et libre à lui de piocher, sélectionner, rétrécir pour le magazine. Le site est outil optique ouvert sur ce qu’il y a en amont. Bon, à part ça, Olivier, on peut dire que votre magazine est un genre d’amplificateur aux défauts stigmatisés dans vos questions ? Merci quand même !

Votre dernier livre Tumulte est une suite de textes publiés quotidiennement sur le Net, puis retirés de votre site une fois réunis dans votre livre. Pourquoi ne pas avoir écrit un livre tout de suite ?
Parce que, dans le « tout de suite » d’un livre, il y a quand même une épaisseur de temps. Au départ, l’idée c’était : le Net témoigne de mon atelier, de mes lectures, de mon activité d’auteur au quotidien, qu’est-ce que ça change si je demande à l’écriture de naître dans ce rapport, lecture écran, perception directe du monde. A l’inverse, au bout de ce voyage, c’était la transformation de l’écriture qui était l’important, qu’est-ce que l’expérience m’avait appris, en quoi elle questionnait les formes de récit. La consultation Internet a du mal à globaliser un tel ensemble de textes, le livre est juste une sorte d’ergonomie supérieure. Mais c’est bien ce livre, tel qu’il s’est écrit à mesure, un livre qui porte sur cette relation de travail au monde, jour après jour ?

En quoi la contrainte de l’écriture quotidienne en ligne est-elle une expérience littéraire ?
Ce n’est pas une nouveauté dans la tradition littéraire. Plutôt une façon différente d’en rendre compte. Par exemple, pour des gens comme Flaubert, Balzac, Proust, ou même Beckett, qui a laissé plus de 3000 lettres, en 4 langues, c’est la correspondance qui est ce temps du chantier quotidien. Pour d’autres, comme Kafka, c’est le Journal qui est ce chantier. Prendre des notes dans des carnets, stocker des bouts de fichier, c’était déjà présent pour moi en tant qu’expérience quotidienne. Mais la mettre en ligne à mesure, c’était une amplification, une bascule.

Vous avez pensé au départ publier vos textes en ligne en restant anonyme, pourquoi ?
Besoin de me renouveler dans mon boulot, de quitter cette forme temporelle du livre préparé pendant 2 ans dans l’isolement. Fabriquer un site anonyme, c’était l’idée de se lancer comme ça dans une expérience plus culottée. Puis, quand j’ai compris qu’en fait j’étais au centre de mon travail, je l’ai intégré à mon site principal.

On n’a jamais vu autant de gens publier leur pensée du jour sur un blog : que vous évoque cette nouvelle génération d’auteurs ?
La nouvelle génération, c’est le fait technique de publier sur blog. D’ailleurs, dans des réseaux de communautés qui ne sont pas si éloignées des pratiques épistolaires, qui créaient aussi leurs communautés, et certainement autant de circulation de mots. La notion d’auteur n’est pas liée à la notion de publication, même si juridiquement un blog crée de fait une publication. C’est le questionnement dans lequel on retourne la parole qui la constitue comme littérature, peut-être, et fait passer celui qui s’y livre de l’expression de soi à l’expérience bien plus âpre du travail d’écrire.

Les éditeurs croulent sous les manuscrits, les ateliers d’écriture se multiplient et le statut de l’auteur n’a jamais été aussi valorisé dans les médias. D’où vient, d’après vous, cet incroyable désir de textes ?
Je lis et reçois moi-même des manuscrits, pour une collection d’expérimentation qu’on lance aux éditions du Seuil. Même si effectivement il s’en photocopie des tonnes, je ne connais pas un éditeur qui ne soit pas en recherche de nouvelle voix, de récit singulier. Je ne sais pas si véritablement on écrit plus. On rêve sans doute plus, dans la profusion éditoriale, de lancer son écriture personnelle dans le grand bins marchand. La valorisation de l’auteur dans les média, fausse piste : on parle sans doute beaucoup plus d’un nombre restreint d’œuvres consensuelles, on n’a jamais eu autant de mal à faire parler des œuvres rares. Quant aux ateliers d’écriture, ils n’ont pas vocation, du moins ceux que j’anime, à fabriquer des écrivains. Apprendre à marcher seul dans la littérature, faire cheminer son écriture et être conscient de ce qu’esthétiquement elle porte, oui. Par exemple, dans n’importe quelle classe qu’on aille, même lycée professionnel, on trouvera toujours deux ou trois élèves dont on constate très vite que très certainement ils écrivent, poèmes, journal, choses qu’on trace et qu’on jette. Il y a plutôt une permanence qu’une nouveauté, et tant mieux.

On utilise beaucoup le terme "collaboratif" pour parler du Web 2.0. Pensez vous que la littérature est vraiment "collaborative" ?
Non, la littérature ne sera jamais « collaborative », et bien au contraire : un effet de crête, un risque où on est seul. C’est d’ailleurs le plaisir qu’on a en atelier d’écriture, lorsqu’on expérimente ces diversités de voix et de démarches, par exemple ces 2 ans où j’intervenais aux Beaux-Arts Paris. Si le web 2.0 c’était juste la prolifération de commentaires et d’un « parler sur », bien sûr l’apport littéraire est nul. Mais le web 2.0, c’est aussi les outils comme spip (la possibilité de concevoir un site en outils libres, développés collaborativement, et qui n’ont d’existence physique que sur le serveur d’hébergement), c’est surtout un déplacement des réseaux de communauté, un renforcement de l’identité numérique et la mise en relation de cette identité numérique avec une démarche esthétique, en ce sens, oui, le web 2.0 a bouleversé notre premier usage d’Internet, juste chambre d’écho de notre travail d’écrivain. Ne pas réduire le web 2.0 à la profusion de commentaires : je les ai d’ailleurs supprimés de mon site.

Beaucoup de textes sur le Net révèlent une grande volonté de se lâcher (certains disent "faut que ça crache !"), l’écriture en ligne est-elle devenu une forme de thérapie publique ?
Je n’aime pas cette question, qui nous fait tous passer pour des malades sous prétexte qu’on écrit : vous diriez la même chose à quelqu’un sous prétexte qu’il joue de la guitare électrique ? Imaginez Kafka parler de « se lâcher »… Il y a un autre versant, cependant : la rapidité de l’ordinateur, la mise en relation directe texte voix image, l’infinie documentation du monde, tout cela on peut l’accepter comme perturbation majeure de l’écriture. Se laisser prendre à cette perturbation, and the hell of the rest.

Une étude américaine du Gartner Groupe révèle que le phénomène des blogs pourrait connaître un terme, avec trop d’auteurs pour pas assez de lecteurs. Si tout le monde se met à écrire pour tout le monde, plus personne ne lit ?
Encore une fois, écrire, lorsque c’est littérature qu’on parle, c’est la mise en réflexion de l’écriture, l’ouvrir à un questionnement réflexif, vers le monde ou vers soi-même, ou seulement ses propres convocations de forme. Ce n’est pas l’existence des SkyBlogs et autres MySpace qui est nouvelle. Nous savons parfaitement, pour chacun d’entre nous, en tout cas nous l’apprenons au quotidien, comment se repérer et quelles expériences d’écriture ou d’art virtuels nous interpellent, et méritent qu’on les suive. Qu’on puisse chacun les élire, et les élire en petits nombres de communautés sans cesse croisées ou superposées, je le vis plutôt comme une richesse, un apport, et non pas une saturation. Merci netvibes. La question de fond, c’est — comme pour les articles scientifiques — la question de la validation symbolique : ce à quoi procédait l’édition graphique, le fait d’être édité. Aujourd’hui, dans l’espace virtuel, on se dote peu à peu de ces processus. Par exemple, un article important, un blog innovant, va circuler, être repéré, indiqué. Nous sommes tous, enfin les webmasters, très attentifs à ces cartographies, ces circulations de reconnaissance qui ouvrent non pas à une hiérarchie, mais à une validation symbolique qui permet de s’y repérer. Il y a un tri naturel aussi : c’est usant, énergétiquement, de tenir un blog. Si on le conçoit comme œuvre esthétique, avec le questionnement et la solidification que cela suppose, on peut affronter cette dépense. Constat opposé : les quelques sites qui font bien leur boulot sont lus, et vraiment lus. Et même peu à peu bien mieux, à mesure qu’on s’habitue à la lecture écran, aussi bien pour acheter son billet de train que pour lire le journal, ou se procurer un article très spécialisé.

On voit même se développer de nouveaux réflexes d’écritures dans les moyens de communication instantanés, comme les gens qui conservent leurs mails ou leurs textos comme s’il s’agissait d’amorces littéraires. Qu’en pensez vous ?
Les gens avant conservaient les lettres qu’ils recevaient, voire des doubles de celles qu’ils envoyaient. Et récemment un de mes amis, hospitalisé pour une affaire lourde, a stocké chaque nuit sur son téléphone portable une suite de textos qui ont été sa seule, et vitale, écriture. Méfions-nous des a priori. Le mail, échange rapide, est aussi parfois, pour certains d’entre nous, un véritable laboratoire : j’imagine que les salons littéraires, Strindberg et Munch se retrouvant le soir au bistrot à Berlin, ce n’est pas non plus si différent. Il m’est fréquemment arrivé, avec tel ami écrivain ou photographe ou un de mes frangins, d’ouvrir par mail un atelier sachant que c’était probablement lié à un travail à venir.

Dans certains milieux, autrement dit à Paris, il est parfois plus difficile de rencontrer quelqu’un qui n’écrit pas que quelqu’un qui écrit. Aujourd’hui, le héros moderne est-il celui qui n’écrit pas ?
Je n’habite pas Paris. Plus sérieusement, il y a des sociétés sans écriture, mais la nôtre en est dotée depuis assez longtemps, non ? Les sociétés occidentales où la pratique amateur de la musique est plus fréquente et plus favorisée que chez nous en ont plutôt tiré avantage pour la compréhension des œuvres radicales ou nouvelles, ou l’émergence de nouveaux artistes. Que les lectures publiques, les performances se répandent, que les bibliothèques s’ouvrent et se renforcent, qui y perdrait ? Et, comme pour la musique, il me semble que la pratique et l’écoute sont liées. Lire Proust sans prendre une fois le crayon à la main, je ne crois pas que ce soit possible. Ou voudrait-on contraindre quiconque utilise un ordinateur à but professionnel de n’y jamais prendre de notes personnelles, d’y noter un rêve, une réflexion après un film ? Pour moi, l’enjeu bien plus urgent serait de restaurer au contraire l’écriture comme pratique créative dans l’univers scolaire, au lieu de l’hostilité actuelle (la littérature a été retirée de la liste des enseignements artistiques il y a un an). Le creative writing n’a pas fait de mal aux universités américaines, bien au contraire on continue d’y accueillir des écrivains : chez nous c’est le contraire.

Vous écrivez : Finaliser chaque un texte oblige à ce que les censures qu’on ouvre, les pays fantastiques qu’on entrevoit, on les laisse aussitôt derrière soi. Du coup, ça donne un peu des textes pas finis, non ?
Ce n’est pas une contradiction formelle. M’a toujours hanté par exemple Maupassant, écrasé de névralgies migraineuses, dépensant bien plus que son salaire au ministère de la marine, et écrivant le soir, portées par coursier au Gaulois avant minuit, une nouvelle, un récit de voyage, un compte-rendu d’observation du jour. Ces textes-là sont beaucoup plus modernes et nous questionnent beaucoup plus que ses romans, même si aujourd’hui on ne réédite que la partie strictement fiction, les nouvelles, et non pas comment ces textes s’enchaînaient chronologiquement. Bien des textes du Journal de Kafka ne sont pas « finis » : la série dite chasseur Gracchus par exemple, pourtant nous savons aujourd’hui que là résonne une part essentielle de sa recherche, y compris par l’ouvert, l’inachevé, le bref. J’ai le même sentiment avec des peintres comme Picasso, ou Hélion : il nous faut, au nom même de notre art, une part d’arbitraire, une violence qui nous dépouille. Le côté brut d’un site tenu au jour le jour, avec les répétitions, les fausses pistes, les latences, je crois que pour moi ça aide. Le paradoxe est plutôt qu’on a besoin de ça pour soi-même, mais que le site l’amplifie, le regard des autres en fait une expérience hors de nous. Ce dehors qu’on cherche.

De plus en plus d’écrivains amateurs (le terme n’est pas de moi mais de l’universitaire Claude Poliak, auteur de Aux Frontières du champ littéraire) souhaitent une reconnaissance immédiate de leurs proches ou d’autre auteurs, tout en rejetant l’édition traditionnelle mais en fantasmant sur le fait d’être publié. Qu’en pensez vous ?
Kafka, employé d’assurances, était certainement un écrivain amateur, fantasmant sur le fait de publier un jour ses grands romans, plutôt que ses courtes nouvelles, et cherchant la reconnaissance de proches comme Max Brod ou ses autres amis. Isidore Ducasse était sans doute un écrivain amateur de 26 ans, quémandant à son père l’argent pour imprimer à 400 exemplaires ses Chants, et quêtant la reconnaissance du notaire qui lui versait sa pension trimestrielle, qui ne l’a pas empêché de mourir de famine lors du siège de Paris. Rimbaud était sans doute un écrivain amateur, recopiant pour son prof de français, Paul Demesny, les poèmes écrits en marchant à pied de Charleville à Paris. Et ce toubib rendu insomniaque à cause d’un éclat d’obus en 1917, publiant en 1935 son Voyage au bout de la nuit, amateur aussi. L’édition traditionnelle n’est pas au bout de la secousse Internet, qui affecte aussi bien les réseaux de distribution que les formes mêmes de récit naissant. Mais attention plutôt à ne pas interpréter les paradoxes de surface, la trop lente constitution d’un Internet littéraire (pourquoi si peu d’écrivains qu’on estime vitalement, pour moi les Echenoz, Volodine, Bergounioux et tant d’autres, franchissent vraiment le pas Internet ?), ou la multiplication d’initiatives d’auto-publication qui tiennent plus de la cacophonie de l’ancien compte d’auteur, comme une condamnation ou une impasse pour ce qui surgit.

Pourquoi tout débat devient toujours aussi tendu et passionnel dès qu’il s’agit d’écriture ?
Parce qu’il s’agit d’une part du miroir du monde, comme probablement l’image, film ou photographie, en détiennent une autre part, et les arts plastiques aussi, et probablement les sciences humaines avec nous. C’est le monde qui se cherche et se questionne, passionnément. J’aurais plutôt le sentiment qu’il ne le fait pas assez, ou du moins pas assez en requérant l’art de le nommer, le signifier, l’interpréter, le dire. Passionnons, au contraire : passionnons le monde, passionnons la discussion du monde. C’est là qu’on laissera la pacotille en arrière. Soyons poètes, disait Francis Ponge, encore un dont l’œuvre ressemblait déjà à un site Internet.

Sur Mac PowerBook, TGV Paris-Tours, le 16 janvier 2007, 18h10 – 19h20.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 janvier 2007
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