William Faulkner en vendéen

deux paragraphes de Lumière d’août


En septembre 1997, la NRF, alors sous la direction de Bertrand Visage, avait consacré un dossier à Faulkner pour son centenaire, en France on ne marche qu’au rythme des célébrations officielles (Char cette année, en route...). Dans ce numéro on s’était retrouvé une fois de plus avec Bergounioux et Michon. J’avais pris comme angle d’attaque les deux premiers paragraphes de Lumière d’août, essayer de faire comme un coup de microscope. L’occasion surtout de revenir à cette phrase de son premier traducteur, Maure-Edgar Coindreau, qui disait avoir compris comment traduire Faulkner le jour où il a décidé de l’entendre dans la musique de la vieille prononciation de Vendée : phrase qui a été infiniment déclencheuse pour mon propre accès à la prose...

Sitting beside the road, watching the wagon mount the hill toward her, Lena thinks, « I have comme from Alabama : a fur piece. All the way from Alabama a-walking. A fur piece. » Thinking although I have not been quite a month on the road I am already in Mississippi, further from home than I have ever been before. I am now further from Doane’s Mill than I have ever been since I was twelve years old.

D’emblée, et dans un seul paragraphe (le paragraphe posé d’emblée comme unité de l’avancement des figures), trois registres actionnés comme sur ces vieux harmoniums d’église de campagne, avec des tirettes calligraphiées sur émail : la phrase vient d’abord, et on ne sait pas qui parle. C’est une phrase d’état, une présence antérieure et légitimée de la langue, un état latent de la langue que les choses vont alors catalyser par leur seule présence. La langue est terrible parce qu’elle est déjà là, et déjà dans la catastrophe annoncée des choses. Sur la fugue amorcée, on passe au présent, le sujet transperce la phrase, mais il la transperce depuis cette silhouette vue de loin : si peu, si terriblement peu.

Assise près de la route, regardant la charrette monter la pente derrière elle, Lena pense, « J’arrive d’Alabama, sacré chemin. Tout ce chemin depuis l’Alabama à pied. Sacré chemin. » Pensant ça fait à peine un mois sur la route je suis déjà au Mississippi, plus loin que j’avais jamais été avant. Je suis plus loin de Doane’s Mill que j’ai jamais été depuis que j’avais douze ans.

Silhouette sans autre détermination, juste assise à regarder monter une charrette. Mais, par cela même, le lecteur est posé en mouvement. On dirait, partout dans Faulkner, qu’on nous assigne un point fixe à partir de quoi nous sommes placés dans une trajectoire d’évitement. Les choses sont là dans leur présence et la proximité du regard nous aspire vers elle, mais sans que cette trajectoire les percute jamais, puisque nous sommes dans les mots et qu’elles, les choses si présentes, ne sont toujours que nommées.

… hill toward her, Lena thinks, « I…

Même le nom ne vient pas comme ça. Même un simple prénom et si peu que quatre lettres, doit surgir de langue. Alors her précède Lena.

… pente derrière elle, Lena pense, « Je….

On fixe une assignation de nom sur cette silhouette que la langue avait déjà fabriquée, c’est-à-dire que sitting et watching avaient capacité de sujet, posaient par ellipse un sujet, et c’est les trois lettres ici, her, une minuscule incise de trois lettres dans une phrase avec une charrette, qui y procèdent parce que dans la domination des choses on n’a pas le droit à plus. Juste par ricochet, comme on fourgue une marchandise illicite, aussitôt on place la détermination de nom, on glisse Lena dans l’incise du her et parce qu’on a réussi, on peut pratiquer la saute de registre. Le verbe au présent de l’indicatif, thinks , n’est pas un mot de chose mais d’espèce humaine. Mais la pensée est posée ici dans l’univers des choses et des présences. Parce que nous sommes dans un livre, et que ce livre fabrique un début du récit, la langue du sitting et du watching créent un bain préexistant, qui vaut aussi maintenant pour la pensée même, sans rupture.

Sans doute à une condition, de redondance ou d’attente. Si, à cet endroit, on saute de registre, le contenu doit rester homogène et sans bouleversement. On ne doit désigner que ce changement de registre lui-même : her, Lena thinks, « I have come… Et même la phrase qui suit ne donnera rien ou quasi rien. Qu’elle marche, mais on le sait, parce que pourquoi on est en haut d’une côte à attendre une charrette sinon parce qu’on était dans la charrette et qu’il a fallu la soulager dans la côte. Et qu’elle nous rejoint de très loin, évidemment, puisque nous venons de franchir la distance du monde des choses à celui des livres, et maintenant ici nous la découvrons elle, qui avait de toujours été là à nous attendre et sans doute n’attendait que nous, puisque le présent de l’indicatif induit que maintenant seulement, que nous sommes là après avoir franchi telle incroyable distance, d’en être venu aux pages et aux noms, la pensée devient présente et audible, même disant si peu que cette répétition basique et d’évidence, mais posant dans la langue, dès ce deuxième registre annoncé, une suite de déterminations qui n’advient que par elle : … a fur piece. All the way from… a fur piece… On ne sait rien de la silhouette que les deux participes sitting et watching, mais tout un monde de détermination négative s’engouffre dans la brèche du sujet qui pense, parce que quand elle pense voilà comme elle parle. Elle répète, elle idiomatise. On a l’incroyable pouvoir d’entrer où ça pense, et ça ne pense pas, ou si peu que ça répète l’idiomatique a fur piece.

Alors forcément, puisque lui, Faulkner, pour sauver la mise en place des registres, ne peut que si peu en dire, il faut revenir à l’ébauche de fugue. Il faut revenir à la première ligne de portée pour recommencer l’arpège sur le seul souvenir auditif de ce qui a été ainsi ébauché, et qui ne pouvait fournir que si peu de détermination. On avait eu sitting et watching, on était passé à her, Lena thinks, alors tout simplement quand on reprend c’est thinking. On n’aurait pas pu dire thinking avant, juste après sitting et watching, sans la preuve du Lena thinks. Cela ne pouvait aller plus vite, ni autrement. On introduit thinking, mais ce n’est pas pour s’en tenir à la pensée déroulée maintenant, advenant par notre seule irruption dans le mécanisme figé, à attendre en haut de sa côte, et devenant lecture par notre seule irruption, par la seule temporalité que nous amenons avec nous lisant maintenant cette phrase. En fait, on pose par thinking cette manière au présent de la pensée comme maintenant une boucle indéfiniment déroulante : nous avons rejoint le livre, ce par quoi il nous précède. On est parvenu à nier l’irruption du lecteur.

C’est le troisième registre, matérialisé physiquement dans la phrase par un troisième mode de présentation, après le guillemet, l’italique, et dans la même contrainte d’en si peu dire, de ne devoir fournir plus que ce que le monologue intérieur lui-même ressasse, ellipse faite de toute matière informative, voire d’une liaison immédiate avec ce qui n’est pas lui, les choses autour de lui qui sont. Elle a eu douze ans, elle les a passées, elle a connu un endroit qui s’appelait la scierie Doane, elle a été dans l’Alabama, maintenant la voilà dans le Mississippi. Et pourtant tout ça c’est immobile, la preuve, elle est assise près de la route et elle regarde, watching, la charrette peine à monter la côte, peut-être tout est fixé comme ça parce que jamais rien ni personne sauf elle n’arrivera jamais en haut de cette côte, le monde doit être comme ça juste avant l’effondrement total et final, et c’est cela que disent les lumières du mois d’août.

Cinq lignes, et trois registres d’écriture, une fugue sur les participes qui ne coïncide pas avec les sauts de registre, un repérage idiomatique de langue qui n’amène pas d’autre information narrative que sa manière d’être dans la langue, un jeu de déterminations topologiques : la côte à monter (mount the hill), le mot Alabama répété deux fois, et puis toute l’étendue Alabama et Mississippi pour dire ce à quoi nous n’avons pas accès, la scierie Doane, relativité sans repère référentiel, dans une pure équivalence temps espace I have not been… a month on the road… further from home than I have ever been before… now further… I have ever been since I was twelve…

Ce qui est toujours impressionnant chez William Faulkner, qui bascula d’un coup en 1925 toute la littérature mondiale, ce qui n’est pas encore assez su ni connu, c’est que lui-même a conscience que cette arbitraire perfection formelle locale impose que, justement, elle ne soit que locale. Qu’elle ne puisse advenir que discontinue et sans prolongement. On a fait ces cinq lignes, il ne peut pas y avoir une sixième. Alors on pourrait se dire, dans le deuxième paragraphe, que c’est fini, qu’on est revenu à la littérature ordinaire : on pourrait oublier, ou considérer comme une démonstration purement virtuose les cinq lignes de l’incipit. Doane’s Mill, qui désigne une scierie, va scier la nouvelle planche pour s’emboîter dans la première. Le seul nom précis va emboîter lieu sur lieu pour accrocher Lena à son histoire, faisant bourdonner la répétition, Doane’s, pour que le second pararagraphe soit exactement le prolongement de l’incipit.

She had never been to Doane’s Mill until after her father and mother died, though six or eight times a year she went to town on Saturday, in the wagon, in a mail-order dress and her bare feet flat in the wagon bed and her shoes wrapped in a piece of paper beside her on the seat…

Du Lena thinks, on est revenu au sujet à la troisième personne, féminin singulier. Justement, singulier parce qu’on l’a construit tel. Maintenant on exploite le pouvoir d’entrer dans la tête, non pas dans ce qu’elle se restitue à elle-même, mais dans la globalité des choses qui y sont. Révolution littéraire : justement parce que ça ne permet pas d’y être omniscient. On casse la position de l’auteur démiurge, l’auteur que son livre laisse en amont de lui-même, parce qu’une fois dans la tête même on doit encore tout construire. Le retour au narratif simple a mangé le monologue intérieur, le conserve en lui, n’aurait pu y procéder sans sa première présence arbitraire.

Qu’on admire : ce qui vient d’abord, dès lors qu’on revendique pour soi-même, auteur dans son deuxième paragraphe, ce pouvoir si proche du rêve, c’est la mort qu’on a en face. Qu’on accepte de passer outre à la mort qui vous laisse orpheline, et le temps surgit dans sa diversité immobile. C’était six ou huit fois par an, et près de la scierie Doane il y avait une ville où on allait le dimanche, et parce qu’on ne veut pas s’en aller dans ces choses-là en perdant l’idée que le deuxième paragraphe, après le premier, construit ce même grand livre qui s’appelle Light in August, c’est la même charrette grimpant sa côte qu’on fait revenir, une charrette ou toutes les charrettes, quelque chose en tout cas qu’on traîne et qui racle et va doucement, quelque chose de prisonnier du temps dès lors qu’il s’agit de modifier son lieu dans l’immense espace des choses.

Elle n’avait même jamais été à Doane’s Mill jusque avant que son père et sa mère ils meurent, pourtant six ou huit fois par ans elle allait à la ville le dimanche, dans la charrette, dans une robe commandée par correspondance et ses pieds nus à plat sur le plancher de la charrette et ses chaussures emballées dans un morceau de papier près d’elle sur le siège…

Admirons que, tout pouvoir étant donné d’entrer dans la tête, on n’y trouve que ce qui enveloppe le corps et donc nous sépare d’elle, Lena. Les pieds nus sont sur la vieille planche de bois de la charrette (comme dans la peau on sent les rugosités de la vieille matière, le tressautement des roues, le dehors et puis c’est tout), et la robe on l’a eue mail-order il faudrait presque le culot anachronique de traduire une robe de la Redoute et puis, elle qui plus tard sera assise près de la route à regarder, qui aura tant marché depuis l’Alabama qu’elle est déjà arrivé au Mississippi, si loin de Doane’s Mill, la voilà dans le miroir inverse, petite fille immobile sur la charrette du dimanche, ses chaussures emballées dans du papier et près d’elle sur le siège (à égalité avec elle, plus précieux qu’elle qui met ses pieds nus sur les planches), les chaussures qui prolongent la fugue parce que symbole même du déplacement et de la route. Le deuxième paragraphe n’aura pu introduire en plus qu’une sorte de réglage plus précis de distance focale, qui ne livre rien. Mais parce qu’on aura réglé sur la silhouette la variation brusque de focale, tout est prêt pour la suite.

On n’a rien dit de la langue en elle-même, sauf cela : que c’est la grammaire qui parle. On n’a rien dit des rythmes : bourdonnement binaire sitting beside / the road / watching the / wagon mount / the hill toward, 4 / 2 / 3 (triolet) / 4 (diphtongue) / 4, et la dessus l’incise en syncope her Lena thinks, décalage rythme syntaxe qui met le temps fort sur le Lena mais suivi d’une syllabe, 1 / 2 / 1 avant que, une fois dans sa tête, on réintroduise cette manière chantée si près de la vieille chanson noire (I came from Alabama c’est même le titre d’une rengaine traditionnelle et il y a le vieux blues de Lightnin’ Hopkins et la douze cordes de Huddy Ledbetter dit Leadbelly, tout ça qui nous vient du même temps et du même lieu).

J’ai toujours avec moi ce livre comme aucun autre, où le vieux Faulkner nobélisé répond à des étudiants à l’université de Virginie (j’ai payé 36F90 mon exemplaire, à Marseille en 1983, au premier étage d’une librairie de droit qui a fermé depuis, ça n’a pas été réédité : Faulkner à l’université, Gallimard 1964). Il y parle de Moby Dick et de ses lectures. Il parle de la tentation d’être poète. Il bégaye avec des silences et des ellipses à la limite quelquefois de l’incohérence si on approche trop du centre obscur d’où l’écriture, la construction arbitraire d’un début comme celui de Lumière d’août s’impose à celui qui l’écrit : « …trop occupé à essayer de créer des personnages de chair et de sang, qui tiennent debout et qui projettent une ombre, pour avoir le temps de se rendre compte des symboles ou de ceux que les lecteurs peuvent y découvrir. Si on avait le temps de. C’est-à-dire que si quelqu’un pouvait peindre un personnage authentique, crédible, fait de chair et de sang et en même temps délivrer un message, peut-être. Mais je crois qu’aucun écrivain ne peut les deux à la fois… » Ou bien, non plus sur les symboles mais sur la vérité historique : « Je crois que lorsque mon imagination et les limites du modèle entrent en conflit, c’est le modèle qui crève… » Ou enfin, à quelque étudiant de vingt ans en cours de littérature, parmi les arbres du campus, s’étonnant justement que Lumière d’août construise le roman au présent plutôt qu’au passé : « Non, ça m’a paru simplement la meilleure manière de raconter cette histoire. C’est pas un changement délibéré de style. Je ne… Je pense qu’un auteur qui a beaucoup de… Qui est poussé à s’exprimer, il a pas le temps de s’occuper du style. S’il aime simplement écrire et n’a rien qui le pousse intérieurement, alors il peut faire du style. Ceux qui sont intérieurement, violemment poussés à sortir ce qu’ils ont à dire, ils n’ont pas le temps et ne peuvent être que maladroits et lourds, comme Balzac par exemple. » C’est Faulkner le peineux. Une peine mesurée seulement à l’aune de ses obstacles, le monde-là, tout près devant soi. Il dit ailleurs : « Creuser dans un timbre-poste. »

Enfin, s’il s’agit de violence et de poussée intérieure, et que cela se marque formellement dans la langue par une même précision de syncope et de désignation (comment traduire a fur piece), ce qu’on sait mesurer dans les distorsions de notre propre langue, il faut le ramener vivant de l’autre. Traduire, ce n’est pas seulement se rendre l’autre accessible. On ferait le chemin d’aller le chercher chez lui, s’il fallait. C’est expérimenter dans sa propre langue la violence faite à l’autre. Celui qui nous a gagné tellement de temps et de chemin ici, c’est Maurice-Edgar Coindreau. Et que, dès 1934, il était chez Faulkner et devant lui, et ce que les étudiants de Virginie demandaient vingt ans plus tard, il le cherchait à la source. Maurice-Edgar Coindreau a répondu, à propos encore de Lumière d’août, qu’il n’arrivait pas à traduire Faulkner. Que ça ne marchait pas, dans notre français. Qu’un jour, il a eu un peu comme une illumination : ne pas traduire Faulkner en français, mais, dit-il, en vendéen. Le vendéen de sa nourrice à La Roche-sur-Yon. Une langue restée proche des structures d’avant l’âge d’or du roman, parce que ce pays, après les guerres de religion, s’est figé économiquement et a figé aussi sa langue. Une manière d’accentuer les diphtongues et de tuiler les bribes de sens. Victor-Napoléon Poulteau, le voisin de ma grand-mère, décédé il y a cinq ans, finissait tous ses infinitifs en « a ». Le sujet s’efface au profit du verbe, élision dans un pluriel neutre ou appui sur la seule forme orale de la lettre « o ». Y avions chu dans l’eve. O’le faisiant bé rigola tchiau drôle. Ce qu’a réussi à distendre Coindreau pour nous ramener la langue de Faulkner, c’est tirer notre langue vers moins de sujet, lui imposer cette ellipse de la présence des choses dans le bain de la langue. On comprend longtemps après l’immense dette. En fêtant Faulkner gardons près de nous, pour l’hommage, son premier traducteur Maurice-Edgar Coindreau.

(1ère publication 1997)


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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 janvier 2007
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