face B | jury du prix Steppenwolf

de ces 3 jours dans l’ancienne Koenigsberg


En principe je refuse toutes ces propositions qu’on nous fait de jurys : c’est ce système même, multiplication de prix selon l’exacte semblance symbolique de ce qu’on condamne comme obsolète, qu’il faut changer. On en reçoit, pourtant, même pour des concours parfaitement humble : mais on ne fait pas de la littérature avec des bonnes intentions.

Si j’ai fait exception pour ce prix international Steppenwolf, ce n’est pas pour telle gloriole à se voir vivre soi, pour deux jours, dans un hôtel de luxe et ces voyages en avion par vraie compagnie (maintenant on vous met systématiquement sur ces lignes à bas prix, c’est une vraie corvée à l’embarquement, sans parler du confort) : cela, j’en ai bénéficié à plusieurs occasions dans ma vie, c’est agréable je ne le nie pas, comme un monde un peu surréel dont on vous marque bien que vous n’en bénéficiez que provisoirement, hasardeusement, et comme si cela les amusait un peu que des gens comme vous puissent être brièvement témoin de ce qu’ils manquent en général. On connaît bien la liste de ces écrivains qui ont fait de tout cela leur occupation principale, leur mode de vie en somme, mais à terme ça ne pardonne pas. Et je n’ai pas hésité parfois à faire valser ce genre d’invitation coq en pâte.

J’ai fait exception pour ce prix Steppenwolf d’abord pour le respect que j’ai de ce livre, découvert au moment qu’il le fallait dans ma vie, qui avait été un réveil, une semonce ou une injonction. Je n’écrivais pas, alors, au sens qu’on donne à ce terme, mais j’empilais déjà une suite de cahiers numérotés. De découvrir un livre faisant de cette tenue de cahiers son objet principal, quitte à faire cesser dans les lointains du livre la figure énigmatique de leur auteur, avait été comme une fissure dans les miens. Lecteur du Steppenwolf d’Hermann Hesse, j’étais bien entendu du côté de ce narrateur un peu benêt, provincial chez sa tante (je crois, je n’ai pas le livre à portée de main, et même je ne l’ai pas réouvert depuis si longtemps) et non pas côté de l’homme au manuscrit abandonné, l’homme perdu dans son appropriation de la ville et le labyrinthe de risque et de miroirs qui en était le cœur, ce théâtre avec ses loges, et sa propre vie jouée là-bas sur la scène : un livre avec l’effroi, un livre avec de la nuit. Un livre incomplet, la fissure (je répète délibérément le mot) entre la part du narrateur et le manuscrit : un livre qui n’offre pas de perspective, que la perte qu’il décrit.

Mais bien sûr tout un chacun a éprouvé pour sa part ce choc au Steppenwolf.

Il s’agit d’un prix international, je crois que ça a été ma motivation pour accepter : les manuscrits étaient lus par des comités (trois personnes, en fait) dans chaque pays participant, l’argent venait du mécénat d’une entreprise internationale, qu’importe qu’elle fût d’informatique, et les volontaires pour ces comités n’étaient pas issus du monde dit littéraire ou culturel mais de cette entreprise. Le moins curieux, pour ceux de la langue française que j’ai eu à rencontrer une fois, avant d’aller défendre le manuscrit choisi à la réunion internationale, ce technicien qui commençait à travailler le vendredi à la nuit, continuait sans interruption jusqu’au lundi cinq heures du matin, qu’on envoyait en province dans une usine non pas désaffectée mais reconditionnée de pneumatiques surveiller, mettre à jour et entretenir des serveurs pilotant parfois à distance les mêmes unités de production de pneumatiques jusque dans le Kansas : on leur fournissait même lit de camp et salle de repos, et lorsque tout allait bien au pays des machines rien ne lui empêchait la lecture, le reste de la semaine il la consacrait à des activités artistiques personnelles. Le monde du travail a considérablement changé, j’ai pensé.

Et nous aurions trois jours, dans le meilleur hôtel de l’ancienne Koenigsberg, avec vue sur mer et pour ma part, de la fenêtre que j’occupais, le lever du soleil sur la Baltique en hiver, pour élire le douzième candidat de ce prix Steppenwolf, parmi les quinze langues et quinze pays participants.

Le cahier des charges était précis : l’articulation narrateur et loup des steppes (l’appellation n’était pas obligatoire, pour le personnage qu’on avait à dessiner en silhouette noire derrière le précédent), il fallait la conserver. La description de la ville, sa qualité de présence, sa typologie contemporaine c’était précisément évalué (on m’avait même fait l’honneur de présider l’atelier qui décidait de ce critère). La labyrinthe qui devenait comment l’écriture modelait la ville et la transformait, ce qu’Hermann Hesse avait rendu par son théâtre, évidemment comptait comme critère principal. Certains s’étaient contentés d’utiliser ces formes mortes : théâtres d’aujourd’hui, opéras contemporains, ils n’avaient pas passé en principe (sauf pour le candidat tchèque), le comité de présélection. Les entreprises en prenaient souvent le rôle : les lieux de cantine au dixième étage, les magasins d’archive, les machines à café, les conversations de couloir, les bureaux dont personne ne sait plus la fonction, cela y prédisposait évidemment. Mais rien de plus difficile à utiliser de façon un peu imprévue : beaucoup de manuscrits, et c’était bon signe, mais peu de réussites. J’avais eu un petit sourire à découvrir parmi les manuscrits retenus celui de Klaus, un germanophone, rencontré deux ans de suite dans mon atelier de Normale Sup rue d’Ulm : le bâtiment désaffecté de l’ancien CNDP, où parfois nous écrivions chacun seul dans une des dizaines de pièces vides, avant de nous retrouver pour lire dans l’ancienne salle de cinéma du sous-sol, ou les travées vides de la bibliothèque, était devenu son livre. Je m’étais gardé de signaler, pour venir en appui à mon collègue allemand (le livre de Klaus avait été retenu par leur comité de présélection en partie pour ce fait de choisir une ville étrangère, Paris, comme lieu de fiction), que j’en connaissais l’auteur, et sa fascination pour le Jeu des perles de verre, d’Hermann Hesse aussi, et sur lequel avait écrit Maurice Blanchot, livre qui imprégnait tout l’arrière-fond de sa proposition.

On avait nos matinées libres, la wifi dans l’hôtel évidemment (mot de passe demian) : le sponsoring de cette marque internationale aurait sinon été mesquin, mais un engagement sur l’honneur de ne pas communiquer avec les autres jurés, ni même d’enquêter par Internet sur les auteurs. Nous avions avec nous une équipe technique, mais le mot convient mal pour ces cinq personnes parlant chacune sept à neuf langues, capables donc de faire le lien en direct avec nous par nos écouteurs sans fil, et qui se livraient en direct à des exercices de traduction orale. Comment apprécier un livre en langue étrangère ? Tout ce qui est de la narration, de la construction, des formes, de la capacité à rendre visible ce qu’on évoque, on pouvait l’étudier d’après une courte séquence examinée. Mais on nous proposait aussi des exercices de lecture à haute voix de tel ou tel passage : chacun d’entre nous pouvait lire deux ou trois langues amies, langues voisines, mais comment — pour ma part — j’aurais été à même d’évaluer quoi que ce soit du candidat hongrois, ou du candidat japonais, sans parler de celui qui a été retenu cette année pour le prix, un Sibérien en exil au Canada, mais qui avait gardé la langue russe pour écrire (ou bien, parmi les rares concurrents de l’hémisphère sud, l’Argentin ayant bâti tout son récit sur l’occupation urbaine de l’archipel traversé par Magellan : c’est pour lui que je me suis battu jusqu’au bout, mais nous sommes restés finalement, sans honte ni rancune d’ailleurs, en minorité).

Je reviens de ces trois jours. L’horizon de mer, perçu d’un grand hôtel construit dans les années cinquante mais rénové, le confort de ces matinées libres, les quelques déambulations dans une ville au demeurant banale, encore trop marquée par l’architecture soviétique normalisée, et la récente irruption de ce que l’ouest mercantile considère comme sa vitrine : produits de luxe, grandes compagnies, et, dans le bus qui vous emmène à l’aéroport, le sentiment que rien n’a changé des usines, du profil des aciéries qu’on devine (nous avions demandé à visiter, on nous a dit que c’était impossible, nous n’avons eu droit qu’au rituel pèlerinage Immanuel Kant). Ces réunions l’après-midi, avec ces livres de jeunes auteurs dont nous ne savions rien, sinon la réalisation fictive, ces villes que nous tâchions de nous rendre mentalement présentes, ce chemin intérieur d’un narrateur marchant à sa perte, et comment le manuscrit découvert remplaçait finalement sa réalité banale pour lui ouvrir un monde bien plus obscur, cela, oui, nous l’éprouvions fortement. La discrète présence de l’héritière d’Herman Hesse, son français impeccable, juste coloré d’une légère prononciation suisse. On dînait légèrement, un peu assommés, le soir. Dans l’hôtel, au sous-sol, un groupe ukrainien jouait de l’excellent blues, j’ai plusieurs fois parlé avec eux. Je m’entendais bien avec le collègue new-yorkais (je tairai son nom, juste à noter qu’il est bien plus connu que moi, et nous devons nous retrouver chez lui en avril prochain), et nous avions constitué, avec un Moscovite et le juré nippon, un beau quatuor pour discussions tardives : les salons de l’hôtel s’y prêtaient.

Je n’ai pas fait de photographies : on nous l’avait demandé, et on trouvera tous les documents, y compris d’images, sur le site de la compagnie invitante. J’aurai connu Koenigsberg, ville que je n’arriverai jamais à nommer par son nom actuel.

Plus, moi qui n’arrive plus à pratiquer la fiction romanesque pour mon propre usage, j’ai renoué pendant ces quelques jours avec le goût même de la fiction. Mais pour nous tous, et mon ami new-yorkais le premier, comme un rêve ancien, qui n’a plus lieu d’être. Oui, le Jeu des perles de verre ou le Steppenwolf comme des livres qu’il a fait si bon lire au moment où nous commencions d’écrire, mais que la même expérience, celle qui confronte à l’énigme du réel, se serait aujourd’hui déplacée. Les candidats avaient réussi pourtant à faire entendre cela, chacun, dans leur livre. J’ai rapporté trois de ces manuscrits pour en suggérer la traduction française à mon nouvel éditeur (non, l’éditeur est le même, mais il a changé de maison).

Et même, dans l’avion du retour, j’en rêvais pour moi aussi, de construire à mon tour un Steppenwolf pour aujourd’hui, ou que l’illusion un instant s’en dégage : alors ce texte même y pourrait suffire, et sa fragile présence non pas dans les librairies saturées et alourdies, mais dans sa seule présence virtuelle ? Je repense à ces gens qui, dans chaque pays, de formation technique, s’étaient portés volontaires pour sélectionner les manuscrits transmis pour ce prix. N’avons-nous pas à charge de rompre les cloisons et parois où d’aucuns ont enfermé la littérature, comme s’il s’agissait d’un loisir à l’équivalent des autres ? C’est une des leçons d’Hermann Hesse, de toute façon.

L’an prochain je dois laisser ma place à un autre, pour les onze jurés, choisis parmi les trente-cinq pays participants, du treizième prix Steppenwolf. Il paraît que la réunion s’en tiendra à Montevideo : pèlerinage Isidore au lieu de mémoire Kant.

De l’arrière de l’hôtel, fenêtre d’en face l’ascenseur des petit-dejs, vue générale sur la ville industrielle.

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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 décembre 2006
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