de si les poètes conduisent des voitures

de quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet


Il arrivera possible que mon travail fera naître à d’autres personnes l’envie de porter la chose plus loin. (La Fontaine, Fables, adresse en prose.)

Je n’avais rien prévu d’insérer sur le site ce matin, fin de la deuxième semaine en cellule 3108, toujours dans l’univers de Bob Dylan, on traduit, on apprend, et beaucoup de questions sur la narrativité discontinue de chansons écrites dans la double ombre — et les façons très concrètes de faire image du monde — de Ginsberg et Rimbaud.

Mais en faisant l’habituel et bref tour des blogs du matin, je tombe chez ruines circulaires sur la respiration si reconnaissable de La Fontaine : un grand oral lui aussi, et dont le biceps est là, dans la façon d’attraper le concret du monde. Novarina vous en réciterait par coeur pendant deux heures, vous parlant du statut de l’adverbe, de la mise en repos à quoi procède le verbe, de la lumière qui s’associe à la symétrie d’un vers.

Alors je rouvre mon La Fontaine, je croyais que ce serait pour quelques minutes. J’en ai relu bien plus : est-ce que c’est du travail ? On laisse grandir la langue en soi, on s’évide pour se mettre à son écoute. Ce n’est pas La Fontaine, c’est la langue seule, qu’on entend un peu plus loin respirer. Il faut se tenir immobile, en paix.

Je cherchais ce La Fontaine que Valère Novarina, justement, nous avait récités à Bron en mars dernier. Je n’ai pu me souvenir. En voici un autre. Aucune morale spécifique, j’ai hésité entre deux ou trois autres. Pour cette magie du jardin qui enclôt toute la narration dans un territoire, et lui confère son mouvement, son élan, par cette convocation de l’espace ? Par la façon dont on glisse sans rupture de la scène au dialogue ? Pour la variation rythmique infinie de l’intérieur des vers, les vers en quatre mots et l’utilisation des monosyllabes ? Ou juste pour cette simplicité géante ?

Finalement, c’était une bonne préparation avant de revenir à Dylan :
Il y a des gens qui écrivent des poHemes, et d’autres qui écrivent des poèmes. Est-ce que tous ceux qui écrivent des poèmes vous les appelez poètes ? Il faut une certaine qualité de rythme, une certaine façon de rendre visible. On n’a pas forcément besoin d’écrire pour être poète. Il y a des types qui bossent dans une station-service et ce sont des poètes. Moi je ne m’intitule pas Poète parce que je n’aime pas ce mot-là. Je suis un artiste, un trapéziste.
[...] Et puis les Poètes ne conduisent pas de bagnole. Les Poètes ne vont pas au supermarché. Les Poètes ne vident pas leur poubelles. Les Poètes ne sont pas à l’Assedic* Les Poètes ne cherchent pas une piaule dans les agences de location ou n ‘importe quoi. Les Poètes ne parlent même pas au téléphone. Les Poètes, même, ils ne parlent à personne. Les Poètes n’écoutent rien… Les Poètes vivent à la campagne. Et les Poètes, en général, ils ont une sale fin. Regarde Keats. Regarde Jim Morrison, si on peut l’appeler poète. Encore qu’il y en a qui disent qu’il est parti dans les Andes… A dos de cochon, ou voyageant avec un âne.
* Poets aren’t on PTA.

(Bob Dylan, The essential interviews, 2006)


De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet

Jean de La Fontaine, Fables, livre II, fable IV.

 

Un amateur du jardinage,
Demi Bourgeois, demi manant,
Possédait en certain Village
Un jardin assez propre, et le clos attenant.
Il avait de plant vif fermé cette étendue.
Là croissait à plaisir l’oseille et la laitue,
De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,
Peu de Jasmin d’Espagne, et force serpolet.
Cette félicité par un Lièvre troublée
Fit qu’au Seigneur du Bourg notre homme se plaignit.
Ce maudit animal vient prendre sa goulée
Soir et matin, dit-il, et des pièges se rit ;
Les pierres, les bâtons y perdent leur crédit.
Il est Sorcier, je crois. — Sorcier ? je l’en défie,
Repartit le Seigneur. Fût-il diable, Miraut,
En dépit de ses tours, l’attrapera bientôt.
Je vous en déferai, bon homme, sur ma vie.
— Et quand ? — Et dès demain, sans tarder plus longtemps.
La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.
Ça, déjeunons, dit-il : vos poulets sont-ils tendres ?
La fille du logis, qu’on vous voie, approchez.
Quand la marierons-nous ? quand aurons-nous des gendres ?
Bon homme, c’est ce coup qu’il faut, vous m’entendez,
Qu’il faut fouiller à l’escarcelle.
Disant ces mots, il fait connaissance avec elle,
Auprès de lui la fait asseoir,
Prend une main, un bras, lève un coin du mouchoir,
Toutes sottises dont la Belle
Se défend avec grand respect ;
Tant qu’au père à la fin cela devient suspect.
Cependant on fricasse, on se rue en cuisine.
De quand sont vos jambons ? ils ont fort bonne mine.
— Monsieur, ils sont à vous. — Vraiment ! dit le Seigneur,
Je les reçois, et de bon coeur.
Il déjeune très bien ; aussi fait sa famille,
Chiens, chevaux, et valets, tous gens bien endentés :
Il commande chez l’hôte, y prend des libertés,
Boit son vin, caresse sa fille.
L’embarras des chasseurs succède au déjeuné.
Chacun s’anime et se prépare :
Les trompes et les cors font un tel tintamarre
Que le bon homme est étonné.
Le pis fut que l’on mit en piteux équipage
Le pauvre potager ; adieu planches, carreaux ;
Adieu chicorée et porreaux ;
Adieu de quoi mettre au potage.
Le Lièvre était gîté dessous un maître chou.
On le quête ; on le lance, il s’enfuit par un trou,
Non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie
Que l’on fit à la pauvre haie
Par ordre du Seigneur ; car il eût été mal
Qu’on n’eût pu du jardin sortir tout à cheval.
Le bon homme disait : Ce sont là jeux de Prince.
Mais on le laissait dire ; et les chiens et les gens
Firent plus de dégât en une heure de temps
Que n’en auraient fait en cent ans
Tous les lièvres de la Province.
Petits Princes, videz vos débats entre vous :
De recourir aux rois vous seriez de grands fous.
Il ne les faut jamais engager dans vos guerres,
Ni les faire entrer sur vos terres.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 1er décembre 2006
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