Lovecraft Unlimited | ancien & premier projet d’un livre par fragments

une première incursion Lovecraft, 2013-2015, en 80 fragments


Je retrouve dans l’ordi fichier de cette première tentative d’un essai consacré à H.P. Lovecraft, en procédant par fragments. Ce fichier a été le matériau des toutes premières vidéos de L’instant Lovercraft, en 2015, et s’est trouvé relayé alors par le recentrage sur l’année 1925 — travail que je compte reprendre ici-même, au jour le jour, toute l’année 2025, on en reparle tout bientôt et ce sera une vidéo par jour, selon le même principe du blog tenu en 2015, mais que la puissance de la découverte du fonds Lovecraft durant les deux mois à Providence avait interrompu, trop à la fois.

Je le mets en ligne ici comme archive, et prendre date (y compris de ma propre évolution à mesure des lectures, traductions, voyages).

Se reporter aussi, pour compléments, au livret de Sonia H. Davis, son épouse, Vie privée de H.P. Lovecraft, traduction quasi intégrale.

Images haut de page : bureau de H.P. Lovecraft College Street, photographié par Bob Barlow au surlendemain de son inhumation.

 

Lovecraft Unlimited, 80 fragments | l’index



 1 _ sur ce livre
 2 _ principe
 3 _ art de la publication en série
 4 _ écriture simultanée
 5 _ premier trajet pour New York
 6 _ arrivée à New York
 7 _ s’acheter un cahier pour écrire
 8 _ de l’argent
 9 _ Lovecraft découvre les spaghettis
 10 _ rêve, écriture
 11 _ Lovecraft et l’Europe
 12 _ la maison du 598 Angell Street
 13 _ la Remington de 1906
 14 _ à propos de Randolph Carter
 15 – prix des costumes et ghostwriting
 16 _ fiction, l’homme du train, 1
 17 _ Weird Tales
 18 _ lune de miel et bague de mariage
 19 _ Grand’Pa Theobald
 20 _ récupération des impayés
 21 _ Lovecraft apprend à se faire cuire un oeuf
 22 _ de Lovecraft qui mange
 23 _ de Lovecraft qui dort
 24 _ fiction, l’homme du train, 2
 25 _ retour sur le cambriolage du 169, Clinton Street
 26 _ carburants
 27 _ Sunday Journal & roll cuttings
 28 _ langue de boeuf
 29 _ petite bibliothèque bleue
 30 _ Automat
 31 _ minestrone
 32 _ prénom Howard
 33 _ chapeau gris, chapeau brun
 34 _ adolescence et bicyclette
 35 _ progrès techniques : les mots-croisés, la douche
 36 _ voix aiguë, rire cathartique
 37 _ Brooklyn, 169 Clinton Street
 38 _ prendre la poussière
 39 _ pièges à 5 cents
 40 _ Lovecraft n’allait jamais seul au cinéma
 41 _ les histoires drôles de Howard Phillips Lovecraft
 42 _ les blurbs : Lovecraft auteur publicitaire (sans espoir)
 43 _ l’écriture selon ses strates : le carnet de 1925
 44 _ write, write more45 _fiction, l’homme du train, 3
 46 _ déménagement Barnes Street
 47 _ téléphone DExter 96 17
 48 _ pèlerinages Edgar Poe
 49 _ vol de sa lunette télescopique
 50 _ la Bible et le col dur
 51 _ fiction, l’homme du train, 4
 52 _ histoires avec photographies
 53 _ je connais Jules Verne à distance
 54 _ un écrivain doit être chaussé
 55 _ Zealia
 56 _ the cardboard box
 57 _ de la séparation matérielle des temps
 58 _ baptême de l’air
 59 _ de l’incapacité de divorce
 60 _ la chambre aveugle
 61 _ l’adieu à Lilian
 62 _ de s’asseoir sur les rochers pour écrire
 63 _ de Lovecraft vu par Lovecraft (mal)
 64 _ de Mearle Prout
 65 _ de Marcel Proust
 66 _ chapeau de paille et petit négro
 67 _ chats
 68 _ réalisme
 69 _ et bouteilles d’encre
 70 _ no explanation
 71 _ sac noir de voyage et prononciation des s
 72 _ d’écrire ou de ne pas écrire
 73 _ de l’intrigue
 74 _ Grand’Pa is no business guy (club de la Prospérité, mai 1935)
 75 _ petite bille de porcelaine bleue
 76 _ Grand’Pa fait fortune (presque)
 77 _ crâne d’indien
 78 _ out of commission
 79 _ chambre 232
 80 _ de l’adjectif hideous
 81 _ puis rien, le néant

 

Lovecraft Unlimited, 80 fragments sur l’oeuvre et la vie


SUR CE LIVRE

Ceci n’est pas une biographie. Ceci n’est pas une réhabilitation, ni un procès. Il s’agit d’interroger seulement l’imaginaire, comment il se chasse, et comment il surgit. Il s’agit d’interroger la relation entre écrire et le métier d’écrire, la relation entre le métier d’écrire et les autres métiers du monde. Il s’agit d’approcher de plus près la peur et les récits de la peur, et principalement celle que nous avons, à le considérer chaque jour, de l’éventuelle ruine du monde. Et du rôle qu’y tient (ou plus) la littérature, qui la conjure ou la démultiplie. Ainsi cheminera-t-on vers le mystère que reste définitivement, pour qui a été une fois happé par la beauté et l’abîme de ses récits, ce que nous plaçons sous le nom de Howard Phillips Lovecraft.

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PRINCIPE

Une fresque, mais sans chronologie. Juste tenter un tournoiement. Au centre, l’écriture (son écriture).

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ART DE LA PUBLICATION EN SÉRIE

En septembre 1921, George Julian Hountain, lui-même issu du mouvement de la presse amateur, et dont l’épouse, Dorothy Mac Laughmin, est elle-même auteur de fiction, lance son propre magazine, Home Brew, en gros « fait maison ». C’est un magazine humoristique, où on ne dédaigne pas l’allusion sexuelle (« une poire pour la soif des amoureux de leur liberté »). La commande qu’il fait à Lovecraft ; de la vraie et belle horreur, qui ne sera jamais assez horrifique. Avec un appel en Une : « Les morts peuvent-ils revivre ? » Mais c’est très bien payé, surtout pour les amis. Il faut se souvenir de ce contexte en lisant les deux récits que lui écrit Lovecraft, Herbert West réanimateur, puis La peur en embuscade. C’est le contexte qui les explique, construction par épisodes, autonomie des chapitres.

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ÉCRITURE SIMULTANÉE

En novembre 1921, puis en mars 1922, tout en avançant les six épisodes de Herbert West Reanimator, Lovecraft écrit simultanément La musique d’Erich Zann et Hypnos. Quand on est surpris de cette manière précise et technique de construire ses histoires, chaque phrase dans sa fonction unique et précise, et le dessin d’ensemble implacable, toujours se souvenir que c’est une des possibles méthodes pour garder maîtrise et distance.

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PREMIER TRAJET POUR NEW YORK

Le 6 avril 1922, Lovecraft prend pour la première fois le train dans la direction opposée à celle de Boston. Il part à 10h45 et arrive à 3h45 PM. Sonia, pour arracher la décision, a invité Samuel Loveman et Alfred Galpin, qui habitent Cleveland : Lovecraft correspond avec eux, elle leur prêtera son appartement et ira habiter chez les voisins. Les New Yorkais avec qui correspond déjà Lovecraft se joignent à la pression, Morton, Kleiner et un plus jeune, Frank Long. La lettre à Maurice Moe du 18 mai permet d’apprendre que les premiers jours furent consacrés aux musées, aux bâtiments célèbres ou anciens, et qu’ensemble ils montent sur l’immeuble le plus haut de New York, à l’époque le Woolworth Building : 241 mètres, 57 étages, construit par Cass Gilbett en 1913, et le plus haut de New York jusqu’à l’arrivée du Chrysler Building en 1930 et l’Empire State en 1931.

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ARRIVÉE À NEW YORK

Tâcher de savoir ce que Lovecraft avait emporté dans sa valise pour ces six jours de sa première visite à New York. Probablement chemises de rechange et sous-vêtement, un costume de rechange (il en a quatre : deux d’été, deux d’hiver), pas de robe de chambre (il en est familier chez lui, il en aura une seulement plus tard, à New York), plusieurs cravates et un col dur de rechange pour les moments de cérémonie ou invitations. Je ne sais pas si, dans ces cinq heures de train du trajet depuis Providence ses tantes lui avaient confectionné en en-cas, ou si lui-même plutôt avait acheté au marchand ambulant du train un gobelet de thé, une bouteille d’eau et un sandwich. Il dit qu’il a lu Dunsany, et aussi regardé le paysage. Il se pense âgé (il a trente-deux ans), et de visage peu avenant. On sait qu’il fut attentif au surgissement de Manhattan à l’horizon et il donne dans sa lettre à Moe une description époustouflante, avant que le train glisse enfin sur l’East River en faisant trembler les structures métalliques du pont, et s’engouffre dans les voies souterraines qui mènent à Penn Station (il y a deux compagnies, il utilisera plus souvent celle qui arrive à Grand Central, mais pas ce jour-là). En plus, pour un problème d’horaire, ils mettent tout un moment à se retrouver.

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S’ACHETER UN CAHIER POUR ÉCRIRE

Write story in Scott Pk. De la composition du récit Lui (He), où Lovecraft décrit dès la première phrase ce surgissement de New York la première fois, mais dont la deuxième énonce clairement : « ma venue à New York fut une erreur », on sait qu’à 5 heures du matin, ce 11 août 1925, il était à Battery Park après avoir marché toute la nuit dans Manhattan, qu’il prend le ferry pour Staten Island, puis le bus pour le ferry d’Elisabeth, et que pendant la traversée il voit le coucher de soleil. Dans ce quartier d’Elisabeth, qu’il affectionne pour ses anciennes traces coloniales, au point d’avoir souhaité venir y habiter, il achète dans le premier magasin qui ouvre un cahier à 10 cents et écrit d’un trait ce récit de vingt pages – comme s’il fallait s’écarter de Brooklyn et Manhattan pour les écrire. Qu’il écrit donc là, dans le jardin public, assis sur un banc. Il note que le ferry de retour tombe en panne (broken ferry, et qu’il continue d’écrire après son dîner, seul repas qu’il aura fait (dans cette période, en général, une boîte de haricots en conserve, mangés froids à la cuillère). Le lendemain il se lève à midi, selon son habitude.

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DE L’ARGENT

Le rapport de Lovecraft à l’argent a toujours été difficile : c’est facile seulement quand on en a. C’est encore plus compliqué, quand on n’était pas censé aller pleurer pour en avoir. Lovecraft était sans doute prêt pour des aventures américaines comme celles de son grand-père ou arrières-grands-pères, mais si elles se produisent (il le voit bien quand il va à Newport). Il aura un employeur à peu près régulier, mais ce n’est pas glorieux : David Van Bush, auteur de plus de quatre-vingts ouvrages de psychologie populaire. Lovecraft et Morton (qui travaille aussi pour Bush, mais Bush préfère le travail de Lovecraft et le paye plus cher), font passer une petite annonce pour la création de THE CRAFTON SERVICE BUREAU, Crafton combinant leurs deux noms : « The Crafton Service Bureau offre l’assistance et expertise d’un groupe de spécialistes expérimentés pour la révision et la dactylographie de toutes sortes de proses et poèmes, à des prix raisonnables ». Où nous choque plutôt la dactylographie, et le côté raisonnable du prix. Le Bureau « dispose aussi de toutes sortes d’outils et d’équipements, ainsi que des relations internationales, pour des recherches de grande importance. [...] Il dispose aussi d’un pôle de traducteurs, couvrant toutes les langues classiques et modernes, incluant l’Esperanto. » On n’a pas témoignage que l’agence ait jamais bénéficié d’un seul client. Début 1920, a reconstitué S.T. Joshi, Lovecraft se porte candidat pour corriger les copies de le Hughesdale Grammar School, un lycée proche de Providence, où sa tante Lilian enseigne les mathématiques (c’est elle qui lui rapporte les copies à corriger). Et Joshi cite cette lettre, qu’il dit justement pathétique : « Je me demandais ces temps-ci, sous la pression de la pauvreté, si je pouvais me proposer pour un poste dans un cours du soir. Enseigner en lycée serait évidemment hors de question –- je ne pourrais jamais y arriver deux jours de suite. S’ils acceptent des absences plutôt fréquentes, je peux me débrouiller d’un cours du soir -– mais imaginez-moi en train d’essayer de rester à la hauteur dans une pièce remplie de gangsters. C’est comme si toute idée d’activité rémunératrice aboutissait à un naufrage nerveux irréversible. » Quand il vient à New York, ce sera une des motivations affichées : plus facile de trouver du travail -– tu parles.

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LOVECRAFT DÉCOUVRE LES SPAGHETTIS

Dans le trop bref récit que dresse de leur liaison Sonia Greene, elle revient sur ce premier soir à New York. Ils ont déjà dîné ensemble, plusieurs fois, à Boston. Chaque fois d’ailleurs dans le même restaurant grec -– dont on peut imaginer la décoration en chromo sur les murs –-, mais cela suffit comme prétexte à Lovecraft pour l’entretenir tout le dîner des mythes grecs. À New York, il n’aime pas le quartier dit Little Italy, qu’il trouve peu propre (maintenant, juste quelques rues folkloriques), mais appréciera les restaurants italiens dispersés dans la ville. On y mange pour si peu cher. La première fois, il commande un spaghetti bolognaise et il aime ça, il est heureux. Cela deviendra un de ses plats préférés pour les sorties. Dans leurs sorties, avec les boys ou juste avec Sonny, il ne boit jamais de vin, les autres si, mais prend souvent une glace au dessert. Dans ce qu’il raconte à Maurice Moe ou à ses tantes de ces premiers soirs à New York, même si c’est autour d’un morceau de poulet bien ordinaire, on perçoit cette légère griserie de la ville inconnue, des amis présents, du monde qu’on peut refaire.

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RÊVE, ÉCRITURE

« Le passé est là –- il est tout ce qui est » (The past is real – it is all there is) : comment traduire ? Quand dans une lettre Lovecraft parle de ce bref texte d’une seule coulée flamboyante de prose, Azatoth, il a cette réflexion importante : « je quitterai le monde quand j’écrirai, et que mon esprit n’est pas tourné vers la littérature, mais vers les rêves que je faisais quand j’avais six ans ou moins -– les rêves qui avaient suivi ma découverte de Sinbad, Agib, Ali-Baba et les autres contes des Mille et Une Nuits. » Se détourner de la littérature, mais lesté de tout ce qu’on sait de ses prouesses et son usage, pour descendre en soi-même où on rêvait : alors ce qu’on écrit n’est pas fiction surnaturelle, mais ce sentiment même du rêve, si total dans l’être que nous étions. Et c’est peut-être ce qu’exige, justement, la littérature. (lettre à Belknap Long, juin 1922 : see Encyclopedia + IAP « Azathoth »)

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LOVECRAFT ET L’EUROPE

L’Europe de Lovecraft ? Edgar Poe place à Paris ou à Londres quelques-uns de ses récits les plus emblématiques. Où est Metzengerstein, sinon dans son nom même ? Il place ses récits sur la scène de théâtre de la littérature qui lui a apporté le fantastique. Lovecraft n’ira jamais en Europe. Deux ans après son divorce d’avec Sonia, en 1934, il réécrit pour elle (rémunéré pour) le compte rendu d’un voyage qu’elle vient de faire en Angleterre, Allemagne et France. Elle y raconte un meeting de Hitler, aussi bien que la cathédrale de Chartres. Lovecraft fait son travail de rewriter : entre le guide touristique et ses propres récits de voyage, à Québec ou la Nouvelle-Orléans. Dans ses lettres, il peste (sans dire que c’est Sonia qui le rémunère) sur l’absence de tout élément concret, toute vision singulière. Son voyage en Europe est aussi mort que le texte qu’il a à assembler. Mais il reprend à Poe l’immersion de ses récits dans le Paris ou le Londres, ou la Hollande, d’un fantastique de convention. Il s’agit juste de signaler l’appartenance narrative. Ainsi, la rue que recherche le narrateur de La musique d’Erich Zann s’appelle rue Auseuil », et reprend pourtant une géographie typique de la colline de Providence. C’est Providence qui nous permet de comprendre l’énigme Zann, et pas le patronyme du logeur (Blandot) ni le nom de la rue, qui s’arrêtent à leur scansion. La géographie de Lovecraft affronte le réel quand elle est américaine, même lorsqu’elle y devient imaginaire (Arkham, Miskatonic), ou lorsqu’elle attrape le monde entier dans le même brassement (les voyages du narrateur de L’appel de Cthulhu). Lovecraft n’est définitivement pas d’Europe, même dans le désir.

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LA MAISON DU 598 ANGELL STREET

Toute sa vie Lovecraft passera, sur la colline de Providence, devant la maison de son grand-père, qui fut la sienne et celle de la découverte de ses livres, celui du rapport avec sa mère. La maison d’avant la pauvreté, qui commence aux murs sur lesquels on cogne. Il la montre à qui le visite. Il envisage sérieusement, quand il sera riche et célèbre, de la racheter. Cette quête de maison aussi est une harmonique qui traverse sombrement, dans la limite basse de l’inaudible, toutes les maisons de chacun de ses récits –- ou, pour le dire avec plus de précision, le fait que dans chaque récit une maison tienne un rôle discret mais principal.

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LA REMINGTON DE 1906

En 1906, donc à seize ans, Lovecraft s’achète sur son propre argent une Remington d’occasion révisée (rebuilt). Son projet à ce moment-là c’est un traité complet d’astronomie, dont on a des feuillets manuscrits, mais aucun dactylographiés. Quelques années plus tard, il sera très fier de son habileté et de sa rapidité dactylographiques : l’usage qu’il fait de la Remington pour toute la période de journalisme amateur est considérable. Les récits et fictions sont toujours rédigés d’abord à la main, et –- au moins lors du séjour à New York (où il a emporté avec lui la Remington –- lus à voix haute au cercle des boys, enfin dactylographiés pour envoi à Weird Tales ou autre éditeur. La mention « avec copie carbone » figure dans tous les contrats de ghostwriting, ou corrections et révisions de textes. À mesure qu’augmentera la longueur des récits, et l’intensification de l’œuvre dans ses dix dernières années, Lovecraft se prendra de haine, voire répulsion, pour les heures de dactylographie. Pourtant de 1906 à 1926, les machines à écrire ont évolué. Plus douces, plus souples -– et c’est un investissement qui concerne directement le gagne-pain. Il lui est arrivé pour certains récits de dactylographier chez un ami (Belknap Long), et il y a le célèbre épisode de la lune de miel de deux jours à Philadelphie qui se passera en révision d’une histoire réécrite pour Houdini, sur une machine à écrire empruntée à la réception de l’hôtel où il est avec Sonia. Mais aucune trace d’un remplacement de la Remington 1906.

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DE RANDOLPH CARTER

Comme si le projet d’un personnage reparaissant (Randolph Carter dans trois récits) s’affirmait timidement, mais pouvait s’établir -– comme chez Balzac –- rétrospectivement. Ainsi des lieux d’un territoire fictif qui, pour Lovecraft, passe bien avant la mythologie avec effet récurrent, mise au point de façon posthume par Derleth : Arkham et son université Miskatonic, Innsmouth, Dunwich... Le rôle d’autant plus fort des lieux réels quand happés par le récit : Providence trois fois, New York et Red Hook, l’océan et l’Antarctique. Randolph Carter : ce que ses amis, qui lui étaient si nécessaires, n’offrirent pas à Lovecraft ?

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PRIX DES COSTUMES ET GHOSTWRITING

Extraordinaire lettre de juillet 1923 à Loveman sur le congrès de United Amateur à Cleveland auquel il n’assistera pas, alors que la fin de son mandat de président l’exige. Il dit que différentes maladies ont réduit sa capacité d’écriture (« faire le nègre pour Bush » : my Bushic capacity), disant qu’en regardant l’état de ses finances : « mon visage naturellement long tend à exagérer ses proportions originelles ». S’il renonce à aller à Cleveland, c’est parce qu’il doit aussi, dans cette période où le temps partagé avec Sonia s’accroît, se faire tailler un nouveau costume : 30 dollars (« XXX shiners », le dollar est ce qui brille). Le costume neuf en coûtera finalement 42, soit un mois de loyer à New York. Et lorsqu’il refuse de partir avec Sonia à Cleveland (où pourtant il a certains de ses meilleurs amis) et prend une chambre à Red Hook, la valise avec le nouveau costume lui sera dérobée. Savoir, quand on lit dans les lettres une expression comme don’t make too big a kick against my barbaric extravagance, que c’est de ce naturel et cette vivacité, dans le flux de la correspondance qu’il faut mesurer l’écart de la prose narrative, et ce qui parle dans l’invention de récit Lovecraft.

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FICTION, L’HOMME DU TRAIN, 1

L’homme du train ; j’ai pensé, dans la ville la nuit, à un homme qui pousserait un haut chariot, lourd et déséquilibré, sa charge hérissée vers le haut, encombrement de minuscules objets dépenaillés et tous liés au rêve. Dans la ville, la nuit, ce sont des heures désertes avec très peu de gens qui marchent, encore moins qui soient susceptibles de s’arrêter pour examiner et acheter. Qu’est-ce qui pousse certains à marcher dans les villes la nuit, enchaîner les rues, les quais, les places désertes et finir par rentrer au matin blême dans une chambre sans air, une chambre sans rien que soi-même, le radiateur éteint, la couche dure. Ils sont pauvres, ceux qui marchent dans la ville la nuit. Et parmi ces objets pourtant un serait lié à vos propres rêves, un objet qui ne serait destiné qu’à vous-même, et d’une importance capitale mais vous ne le savez pas. L’homme passe et s’en va. Vous vous êtes arrêté pour le regarder passer, longuement, l’homme voûté a ralenti, vous auriez fait un signe il s’arrêtait, vous attendait, mais maintenant il s’éloigne, poussant son chargement bizarre, dépenaillé, déchiqueté sur le fond de nuit de la ville et c’est une autre question : qu’advient-il si c’est quelqu’un d’autre qui s’en empare, de cet objet lié à vos propres rêves, cet objet à vous seul destiné mais que vous n’avez pas su reconnaître ?

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WEIRD TALES

L’histoire de Lovecraft aujourd’hui est indissociable de celle du magazine Weird Tales. Et notre regard faussé parce que la légende de Weird Tales est aujourd’hui basée sur celle de Lovecraft. Difficile de ne pas valider l’analyse de S.T. Joshi : quand Jacob Clark Henneberger lance son magazine, il ne s’agit pas d’appétence personnelle pour le récit d’horreur, mais d’occuper une case laissée libre par les magazines de detective stories, et qui donnerait de l’air à sa main principale, Rural Publications. Joshi signale les errements de début du magazine : la difficulté à faire venir des signatures réputées, la reprise de classiques du fantastique, comme Edgar Poe, les couvertures d’un goût plutôt vulgaire, et le remplissage en accordant une vaste place aux auteurs débutants. Mais est-ce qu’un Lovecraft, n’ayant publié que dans des revues marginales comme The Black Cat ou Home Brew, pourrait se tenir à distance d’un magazine dont le projet est le genre même de son écriture ? Weird Tales ne sera jamais un succès, et les années de la grande Dépression conduiront plusieurs fois à une situation proche de mettre la clé sous la porte. Quand le n° 3 de Weird Tales publie pour la première fois Lovecraft, en septembre 1923, on lui fait un traitement de faveur : le magazine tient enfin l’auteur inconnu qui pourra faire sa réputation (ce qui sera le cas, mais ils ne le savent pas). Ainsi, l’éditorial d’Edwin Baird à qui Henneberger en a confié la direction, reprend la première lettre de prise de contact de Lovecraft –- ce qu’il ne fait pour aucun autre, et le texte en a rejoint les passages canoniques de la légende lovecraftienne : « Cher monsieur, ayant l’habitude d’écrire des histoires bizarres, macabres ou fantastiques pour ma propre distraction (amusement), j’ai été poussé dernièrement, par près d’une douzaine de mes amis en même temps, à soumettre quelques-unes de ces horreurs gothiques à votre jeune magazine. [...] Je n’ai aucune idée de si ces écrits conviennent, parce que je n’accorde pas d’attention au côté commercial de l’écriture. Mon but c’est le plaisir que je peux recevoir de la création de certaines images, situations ou effets d’atmosphères étranges (bizarre), et le seul lecteur qui compte pour moi, c’est moi-même. » Ce qui n’empêche pas Lovecraft de signaler à bon entendeur salut le côté commercial, voire « conventionnel » des cinq textes qu’il a choisi de proposer. Mais la réponse est une douche froide : Baird ne lit les textes que s’ils ont été dactylographiés à double interligne. Lovecraft aime dactylographier en simple interligne, grandes pages (le format américain un peu plus long que le nôtre) d’écriture serrée et compacte, qui ne se dévoile qu’à condition de la lecture intensive. Et, après tout, la réponse de Baird aurait pu être de lui suggérer, pour de prochains envois, qu’il se plie à la règle commune. Lovecraft dactylographie très vite et très bien, il en est fier. Le poids de la machine est un des éléments qui fixent la table de travail. Et la norme du crantage simple, double ou un interligne et demi de ces machines a survécu dans nos traitements de texte. Quelle horreur : recopier sous ce simple prétexte les dizaines de pages des cinq histoires qu’il a envoyées ? Il se contente de recopier Dagon : peut-être est-ce ce que voulait Baird, tout simplement. Dès le début, Weird Tales, qui paye à publication, et non à la commande ou à l’acceptation du texte, le place dans son tarif haut : 1 cent le mot. Plus tard, ce sera parfois 1 cent 1/2 le mot (quand nous comptons en nombre de signes). La fréquence des parutions de Lovecraft dans Weird Tales, appuyé sur la logistique de Rural Publications, lui fera même dire, deux ans plus tard : « Allez, les chèques, venez voir papa ! »

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LUNE DE MIEL ET BAGUE DE MARIAGE

Believe an Old Married Man ! dit-il à sa tante Lilian le 9 mars 1924 : le mariage date du 3, le jour précédent, et bien sûr puisque c’est « Grand’Pa Theobald » qui écrit, il a le droit de dire à sa tante qu’il lui a donné « une nouvelle mère ». Parce que c’est cela qu’il cherche en Sonia, ou bien qu’elle en prend volontiers le rôle ? Ses furoncles au visage vont beaucoup mieux depuis quelque jour : « amélioration radicale ». Il faut être très précautionneux quand on aborde les mois qui vont suivre. Nul ne saura jamais l’intimité des Lovecraft. Les quatre cents et quelques lettres écrites en continu à Sonia, depuis deux ans -– et parfois dit-elle des lettres de trente ou quarante pages, où il lui raconte toutes ses heures en détail -–, et à chaque fois qu’ils seront séparés dans les mois à suivre, elle les a détruites lorsque le mariage a capoté, comment lui en vouloir – quand après tant d’atermoiements et la séparation imposée le gentleman de Providence s’était mis en tête qu’un divorce n’était pas convenable ? Et peut-on se baser sur ce qu’on raconte à la vieille tante, dans la culpabilité de l’avoir laissée vivre seule, et la pression ambiguë pour qu’elle vienne vivre avec le couple ? C’est qu’il ne l’a pas prévenue, ça simplifiait les explications et évitait les discussions. Le mariage : a mature evolution of years, and long dreamed of vaguely, academically, and objectively as a possibility for some remote future –- une des rares fois où dans une lettre on entend la phrase du récit lovecraftien, ses harmoniques étouffées, sa sinuosité rythmique : parce que le mariage est une fiction ? « Une évolution due à la maturité de l’âge, et la possibilité objective longtemps rêvée d’un vague, académique et lointain futur » –- mais il n’y aura de lointain futur ni pour les deux ans du mariage réel, ni pour le marié qui meurt d’un cancer quatorze ans plus tard, à quarante-sept ans, mais aura construit le meilleur et le plus dense de son œuvre dans l’échec même de ce mariage, et du futur annoncé. Alors non, respectons qu’on ne sache rien. Howard et Sonia sont complices, et amoureux. On reviendra sur le texte qu’elle écrira tardivement, n’ayant appris qu’en 1947 le décès de celui qui est devenu un écrivain célèbre, un écrivain-culte. Elle y parle de sa réticence aux embrassements – sa mère ne l’embrassait pas –-, de son impossibilité à utiliser le mot amour, ou le verbe to love : est-ce que ça empêche le bonheur à deux, et tout ce qu’on n’a pas à raconter à sa propre tante ? Le matin on va dans une petite boutique du Hell’s Kitchen, le coin de l’or et des bijoux à New York, où Sonia est connue par son métier, et on examine de vieilles bagues, ou des neuves importées, et on négocie pour 85 dollars une bague annoncée à 150, platine et or blanc 24 carats, qu’il est fier de payer avec l’argent reçu de Weird Tales (enfin, le prochain versement : the next hennebergerian influx), et il y a même un joli étui (nifty). Pourquoi, alors qu’ils ont toute une bande d’amis à New York, et chacun de son côté autant que de relations communes, on n’invite aucun d’eux à jouer les témoins ? Pour son athéisme ? La cérémonie est à l’église Saint-Paul, la vieille église historique du New York colonial. Les témoins seront un nommé Joseph Gorman (le bedeau) et un autre Joseph : Joseph G Armstrong qui est le petit-fils du vieux prêtre, George Benson Cox, qui se fera un plaisir de commenter pour le nouveau marié les gravures de sa sacristie. Lovecraft s’est si parfaitement bien débrouillé de toutes les formalités qu’il dit à Sonia : « C’est comme si je me mariais pour la neuvième fois » –- où et qui sont les huit autres ? On sait que le lendemain ils s’embarquent, Sonia et lui, pour Philadelphie qu’il découvre. Combien il est fier d’écrire sur le registre de l’hôtel Vendig « Mr. & Mrs. », mais que les finances sont telles qu’il doit bien rendre à Harry Houdini, pseudonyme d’Ehrich Weisz, prestidigitateur hongrois complétant sa popularité de publications mystiques ou spirites au petit pied, la réécriture d’un roman d’aventure avec enlèvement sous les pyramides, et donc que les deux soirées de la lune de miel à Philadephie seront occupées dans le bureau de l’hôtel, où il a loué une machine à écrire Royal pour 1 dollar les trois heures. La lettre à la tante Lilian, au retour de Philadelphie, le 9 mars, parle aussi des qualités culinaires de Sonia, de sa compétence pour organiser le quotidien, et inclut une liste de ses affaires restées à Providence et dont il souhaite l’envoi, soudain l’irruption d’un Lovecraft plus concret, où on apprend que ses manuscrits non publiés sont conservés dans une boîte à biscuits métallique, qu’il conserve ses vieux calendriers, demande aussi sa robe de chambre et sa pendule, son vieux dictionnaire Webster de 1864 (my old Webster ‘s Unabridged) et Stormouth de 1871, ainsi que sa boîte de lames Gillette. Mais ce qui m’étonne toujours le plus, à relire cette lettre, c’est l’euphorie de cette phrase où il dit à sa tante que l’immense avantage du mariage c’est qu’elle n’a plus besoin de lui adresser ses lettres « in care of » anybody : tout ce qui sera adressé à « H.P. Lovecraft » ou à « Mrs. H.P. Lovecraft » (miraculous and unpredictable appellation) lui parviendra : ce n’est pas formidable, ça ?

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GRAND’PA THEOBALD

Les surnoms qu’il se donne, en fonction des interlocuteurs. Rassembler la liste. En particulier le principal : Grand-père Theobald. Pour Sonia son épouse il est le grand-père, pour Barlow l’adolescent dont il fera son exécuteur testamentaire il est à quarante ans le grand-père. Grand-père Theobald n’aime pas s’habiller à la mode. Grand-père Theobald n’aime pas ce qui bouge trop vite. Grand-père Theobald, de sept ans plus jeune que son épouse, vient d’un âge bien plus ancien. Mais grand-père Theobald est infiniment sympathique. Il est un en-avant de celui qui écrit. Où est-il, dans ce qu’écrit Howard Phillips ? Forcément quelque part. Toujours. Peut-être dans ce plaisir même de la phrase qui montre, distord, chante.

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RÉCUPÉRATION DES IMPAYÉS

New York, 1er août 1924. Lovecraft s’excuse auprès de sa tante Lilian de n’avoir pas écrit de lettres récemment, de s’être contenté de quelques cartes postales. « Tu as dû croire que Grand’Pa Theobald était mort et enterré : à dire vrai, ce n’était que partiellement ». Il dit que c’est à cause de « la non-concrétisation des divers projets littéraires ». Et seulement, ensuite, parce que le magasin de chapeaux pour femmes que Sonia a tenté de lancer à son propre compte les a laissés sur la paille. Disastrous collapse. Il ne dit pas qu’ils ont des dettes, ou sont fauchés au point de ne plus en manger, il dit : « a induit quelque chose comme un assèchement du chéquier » (created something of a shortage in the exchequer). Qu’en conséquence de quoi il s’est mis à chercher un travail, quoi que ce soit qu’on lui propose, mais pour cela aussi, résultats négatifs : the results thereof have been conspicuously negative. « Aucun de ces boulots n’est accessible à quelqu’un sans expérience, et encore je ne raconte qu’une petite partie de ce qui fut entrepris, et qui n’a payé ni l’encre utilisée ni la semelle des souliers usée ». Sauf Newark. Il répond à une publicité, reçoit une réponse et obtient un rendez-vous pour le lendemain, le mercredi 23 juillet. Un organisme de crédit qui se charge d’éponger les impayés avant qu’ils deviennent des dettes trop graves. Nettoyeurs de crédit : Creditors’ National Clearing House. Le responsable des ventes, un M Ott, lui explique les conditions : travail sans salaire fixe, commission sur les ventes, attribution d’un territoire fixe au bout de trois mois. On lui remet une valise lestée de formulaires et de documents juridiques. Le samedi 26, réunion avec les représentants, les « vétérans ». Il fait connaissance de William J Bristol, d’origine « levantine », précise-t-il à sa tante, le chef d’agence –- parce que Lovecraft n’a pas pu s’empêcher de corriger et réviser le document distribué aux novices : « arguments de vente ». Mais le lundi, il faut bien la porter, la valise, tout au long de la liste des clients endettés. Fruitless and exhausting day. Bredouille. Un des vétérans lui conseille de commencer plutôt par les détaillants que par les grossistes. Il s’attaque à son propre quartier, Brooklyn. Deux des commerçants visités, un opticien et un tailleur, condescendent à ce que le représentant en créances et impayés leur laisse son prospectus –- manière douce de l’évincer, empathie pour son désarroi ? Le jeudi, avec un autre novice, un jeune type qui vient de quitter l’armée, ils doivent accompagner Bristol et un autre vétéran dans le quartier de Fulton, pour apprendre. Lovecraft fait équipe avec Bristol, qui lui casse le morceau : un travail comme ça n’est pas fait pour un gentleman de sa sorte, on y croise trop de gens peu recommandables, et il vaut mieux entrer dans leur jeu. Si on n’a pas assez de magnétisme, il faut tenter l’autre manière : si ennuyeux et collant qu’on peut enfreindre toutes les règles de goût et de conduite. Bristol rêve de monter sa propre compagnie d’assurance, et dit à Lovecraft qu’en ce cas il lui faudrait vraiment quelqu’un capable de rédiger, d’écrire de belles lettres, en établir une suite de modèles types, oui il lui promet une embauche, mais quand. Bristol demande aussi à Lovecraft s’il pourrait lui donner des leçons de langue et de correction du discours. Mais, pour ce qui est de la récupération des impayés, il peut laisser tomber. La même semaine, Sonia est recrutée par un chapelier en gros, The Bruck Weiss Millinery –- fin de galère proche ? Le nouveau patron demande à Sonia une liste des principaux clients du temps de son précédent emploi, et qu’elle rédige une lettre leur présentant sa nouvelle affectation. À peine l’a-t-elle fait qu’on l’a remercie pour incompatibilité : la liste leur suffisait. Such is modern business, dit Lovecraft. Note d’épicerie, loyer en retard. Il reste de l’héritage du grand-père Phillips une part de co-propriété, sur laquelle un nommé Mariano verse à Lovecraft et ses deux tantes, deux fois l’an, un chèque de 37 dollars chacun –- et servira à gagner du temps. Noyer ses soucis dans la bouteille d’encre et les touches de la Remington, finit-il. Let me drown my worries in watered ink, or the clatter of Remington Keys. Qui d’entre nous n’en est pas là toujours ?

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LOVECRAFT APPREND À SE FAIRE CUIRE UN OEUF

Dans son Mémoire sur la vie privée de H.P. Lovecraft, Sonia parle de son départ pour l’établissement de convalescence, après cette attaque de spasmes gastriques en grande partie due au stress (pense-t-on aujourd’hui), où finalement elle ne restera qu’une semaine. Elle apprend à son mari comment se préparer des oeufs durs, comment se faire cuire des spaghettis. L’argent n’est plus à volonté, on doit faire attention. Elle insiste auprès de lui pour qu’il se fasse du thé ou du café une fois le matin et une fois dans la journée. Il faut cet épisode de 1924 pour qu’on découvre qu’à trente-six ans H.P.L. n’avait encore jamais eu à se faire sa cuisine lui-même.

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DE LOVECRAFT QUI MANGE

Dans les dix-huit mois de vie commune après le mariage, Sonia insiste sur le fait que le soir elle prépare un vrai repas équilibré, et qu’elle sait rendre attractif avec quelques épices, de la variété et du goût. Elle précise que le matin elle lui laisse de quoi prendre un petit-déjeuner copieux, incluant du fromage, ce qu’il aime particulièrement, et un gâteau ou autre douceur sucrée, puisque tel est son faible. Elle lui prépare elle-même quelques sandwiches pour le midi. L’ascétique Lovecraft va prendre plus de quinze kilos au passage. Il est assez grand pour le supporter. Mais d’approcher les cent kilos va l’effrayer : –- Je suis une baleine (porpoise) ! écrit-il à un correspondant. La misère et le célibat remettront le corps à l’heure hâve. À déterminer : la part du spleen (on dirait aujourd’hui le stress, recherche d’emploi, vie à deux, grande ville et son brassage) dans cette prise de poids qui ne tient pas seulement qu’au changement d’alimentation. Retour sur la vie avec les deux tantes : les plats composés selon leur vie à elle, et qu’au neveu ça ne suffisait pas. Ce qu’on brûle dans ces heures de travers, levé à midi, manger un peu le soir, et puis écrire ensuite jusqu’au matin.

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DE LOVECRAFT QUI DORT

« Une des habitudes de H.P. Lovecraft : un livre ouvert à la main, et sa tête posée contre le bras replié sur le bureau, il dormait pendant des heures –- il préférait écrire la nuit que pendant le jour », rapporte Sonia. À comparer avec les heures de sommeil inscrites à l’heure près (retire), jour après jour, dans le carnet de 1925 : à vivre seul, plus rien ne l’empêche de dormir à pleines matinées, et de régulièrement sauter une nuit de sommeil. À noter aussi : qu’il n’a jamais possédé de lit, s’est contenté de son canapé repliable, non déplié.

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FICTION, L’HOMME DU TRAIN, 2

L’homme du train : je rêvais à un récit qui se passerait dans une pièce entièrement close. Une pièce vraiment close. Peut-être une fenêtre sur une rue banale, d’une ville non identifiable, ou juste vue sur le ciel, un arbre, rien. S’il y a eu une porte, une trappe, un moyen d’entrer là, même pas. Ça rendrait les choses trop conventionnelles, non ? Tous les récits en chambre close jouent sur le fait qu’il s’est passé quelque chose avec la porte. Pensez à nous dans l’univers : est-ce que l’univers a une porte, une trappe, une entrée quelconque ? Pas besoin de ça pour se penser là où nous sommes. Eh bien cette pièce close dans la ville ce serait la même chose. Et vivraient là des êtres qui n’auraient besoin de rien d’autre. Ni sortie, ni épicerie. Ni eau, ni vent : rien que cette lumière qui dit, venant du dehors, que la ville est en son jour ou en sa nuit. Bien sûr ils auraient évolué, ne seraient plus comme nous exactement. Je les vois très secs, et d’une grande légèreté. Je ne sais pas combien ils sont dans cette pièce, ni combien de pièces équivalentes il y a dans cette ville. Je n’en suis pas là de mon histoire. C’est juste une intuition, une première vision. Si secs et si légers, ils volent dans la pièce, mais très lentement. S’appuient sur le plafond, à la verticale dans un angle des murs. Défilent très lentement devant la fenêtre. Presque transparents, vous voyez. Nul souhait pour eux de sortir : quand est-ce que le temps aurait commencé ? Ils ne cherchent pas à le savoir, comment leur en viendrait la curiosité : elles sont nombreuses, selon la géographie et l’éternité de leur pays, les langues qui ne connaissent pas la différenciation des temps. Pour moi, dans cette histoire, la question serait renvoyée à nous-mêmes : comment, dans notre propre ville, dans notre environnement proche, aller à la rencontre de ces pièces closes, les débusquer, entrer en contact avec ces êtres qui pensent ? Le mystère d’un grenier, est-ce que cela ne tient pas à ça ?

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RETOUR SUR LE CAMBRIOLAGE DU 169, CLINTON STREET

La pièce principale où vit Lovecraft, avec le canapé dépliable, la table au milieu avec les livres et les cahiers, la plus petite table avec la machine à dactylographier contre le mur au papier peint bleu, avec le radiateur à bain d’huile où il fait réchauffer parfois une boîte de conserve (son régime à ce moment-là, est prolongée par deux minces alcôves. Dans l’une d’elles, il a ses habits, ainsi qu’une valise appartenant à Sonia et conservant ses propres affaires (elle est à Cincinnati à ce moment-là) ainsi qu’un appareil radio plutôt cher (cent dollars, mais qu’il soit dans l’alcôve prouverait que Lovecraft n’est pas tenté par son usage) appartenant à Frank Long. Lovecraft, dans cette période de détresse (les recherches d’emploi), et de très peu d’écriture (même si cette détresse même provoquera bientôt de grands textes, comme Un air glacial), dort le matin, voire jusqu’en début d’après-midi, et passe la nuit à marcher dans la ville ou les environs de la ville. Cette nuit-là, quand il rentre, il pose son costume bleu – le costume de la vie ordinaire, un mince costume d’été – sur le dos de la chaise, se pose sur le canapé et s’endort. C’est en début d’après-midi qu’il découvre le cambriolage : tout ce qui est dans l’alcôve a disparu. Mais ce que nous découvrons, nous, c’est que l’alcôve a une autre porte, donnant sur une autre chambre, une chambre mitoyenne et inoccupée, et que Lovecraft, depuis des mois qu’il habite là, n’a jamais pris la peine ni de condamner ni de fermer. Presque un passage clandestin dans la ville. Les affaires auxquelles il tient, ses livres, ses meubles rapportés de Providence, sa machine à écrire (s’il y tient, mais elle lui est nécessaire) n’ont pas été touchées. Si les cambrioleurs n’ont pas osé entrer dans la pièce principale, c’est qu’il était à y dormir : ils seraient venus un peu plus tôt, dans ces heures où tous ces mois, finissant à 3 ou 5 heures avec les boys, il continue de marcher jusqu’à l’aube, ils auraient pris aussi le reste. L’angoisse, dans les semaines suivantes, va être de refaire à moindre prix la garde-robe. La valise de Sonia sera retrouvée vide. La plainte déposée à la police sera sans effet – mais elle nous permet de disposer de l’inventaire écrit de ce qui fut dérobé, chaque liste comme un harpon planté dans le flanc de l’inconnu.

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CARBURANTS

« Granted a room, leisure, a book, a bathrobe, a pen, & a stack of paper, there’s life left in the old man yet. » Comme on les aime, ce genre de phrases, quand elles sont dites par un écrivain, quel qu’il soit (dans les lettres de Flaubert par exemple, ou dès Rabelais : qu’il n’est tel que faulcher l’esté en cave bien garnie de papier et d’ancre, de plumes et ganivet de Lion, avec la fraîcheur de la pièce calme et donc la nécessité d’un petit canif, ganivet, pour préparer le papier). Dans la phrase de Lovecraft à sa tante Lillian, le 28 mai 1925 – on est juste quelques jours après ce miséreux cambriolage –-, la magie c’est le déport du verbe, le petit is tout discret dans there’s et granted suffisant pour l’élan initial de la préposition, puis l’ordre d’apparition des mots : la pièce elle-même, bien protégée (il y insiste, en cette période où souvent les copains du gang viennent frapper au tuyau de chauffage du rez-de-chaussée mais s’il est en train d’écrire il ne répond pas), du temps (leisure), un livre (book), un peignoir (bathrobe), un stylo (pen), une ramette de papier (a stick of paper). Et dans cette empilade de mots en alternance longs et courts (longs : leisure, bathrobe, paper ; courts : room, book, pen), la contrainte de monosyllabes en étoile filante pour la fin de la phrase : life left in the old man yet. Reste du carburant pour la vie du vieil homme (lui-même, trente-cinq ans). Pour la lecture, il est ébloui par Lord Jim de Conrad : rare qu’il parle d’un livre avec un tel enthousiasme, d’autant plus que Conrad fait un tabac, on entend parler de lui partout et il préférerait bien prendre le contrepied de la foule. Mais non : c’est un poète. Et donc, pour nous toute une construction d’imaginaire, puisque ces mots ne sont pas meublés, que c’est à nous de construire le décor, mais à condition d’en respecter l’ordre. Une chambre, du temps, un livre, un peignoir, un stylo, une ramette de papier. Alors toutes les inventions nous seraient possibles, alors peuvent venir La comédie humaine, À la recherche du temps perdu, ou bien juste une histoire pour Weird Tales, payée vingt-cinq dollars.

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SUNDAY JOURNAL & ROLL CUTTINGS

Toute la période où il vit à New York, Lovecraft reste abonné au journal de Providence, The Providence Evening Bulletin. Ce n’est pas pour autant que cela prend une autre importance que symbolique, ou affective – rares mentions dans le carnet de bord de 1925,. Ainsi, ce même 28 mai 2915 : in morning read papers. On précise qu’on lit « les journaux », sinon on dit juste « lire » (souvent, sans préciser le livre, comme si lire passait avant ce qu’on lit – après Conrad c’est le nouvel Arthur Machen). Et quand il s’agit de politique (même période, le décès du candidat démocrate à la présidence, William Jennings Bryan, il se réfère plutôt aux journaux new yorkais (d’ailleurs, dans les lettres, une catégorie intermédiaire : read the Times). Par contre, ce jeudi 30 juillet 1925, il remercie Lillian de lui avoir envoyé le Providence Sunday Journal, on peut supposer qu’elle le fait tous les lundis après l’avoir lu elle-même, ainsi qu’un roll of cuttings. Petites coupures de presse sur la vie de la ville chérie, que la tante doit découper avec de minuscules mais aiguisés ciseaux de couturière (ainsi faisait en tout cas ma grand-mère), et qu’elle joint à sa lettre. Tel est le monde extérieur dans sa diversité et sa variété sans mémoire : ce ne sont pas les grandes choses, qu’on découpe ainsi, mais tant de petites.

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LANGUE DE BOEUF

La viande est un produit cher et noble, on mange tout. La langue de bœuf suppose un vrai art de préparation. Je me souviens qu’un de mes premiers repas à Tokyo on nous en avait proposé au dessert, sur de minuscules brochettes. À la maison, autrefois, ça revenait parfois le dimanche, pour les occasions. Mes enfants la goûtent peu : je suppose que c’est moins la consistance, que l’idée de la provenance, ou la façon dont, plus directement qu’un bifteck, ça rétablit notre égalité de mammifères. On ne mange plus les yeux d’agneau (ou de lapin) qui faisaient le régal de mon grand-père. Alors je suis presque surpris de trouver comme une douceur à cette mention que fait Lovecraft, cette fin juillet 1925, des sandwiches que Sonia leur prépare le soir : un sandwich à la langue de bœuf.

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PETITE BIBLIOTHÈQUE BLEUE

Dans les recensements à extraire et établir des lettres de Lovecraft à New York, depuis le premier séjour de 1922 aux derniers jours de 1926, puis les équipées annuelles des années 30 –- en général pour le premier de l’an chez les Loveman -–, il y a celui des librairies évoquées. Grandes ou petites, neuf ou occasion, ce qu’on a connu jusque dans le Paris des années 80 (marcher à pied vers telle librairie spécialisée en fonction du livre recherché) c’est une carte précise de son rapport à la ville. Ces librairies, il les évoque peu pour Boston, pas du tout pour Providence (qui le lui rend bien, de nos jours encore). Mais, à New York, elles passent même avant les bibliothèques, qu’il fréquente pourtant assidûment (combien de fois mentionne-t-il qu’il a pu lire tel livre, plusieurs jours de suite, mais contraint à le lire sur place). Sans doute les deux librairies Strand que j’ai moi-même connues (celle de Manhattan South a disparu, celle de Broadway perdure) sont les ultimes survivantes qui pourraient nous dire quelque chose de ces silhouettes à chapeau désassorties, en manteaux déplumés, qui surgissaient à trois ou quatre dans leurs rayons, sans rien concéder à l’autre du livre qu’on a trouvé le premier, et à quel prix. En tout cas, tant de témoignages dans les lettres de cette époque. Et puis, lui et ses copains, The Boys, The Gang, sont probablement connus des libraires : c’est la bande de Weird Tales, ils appartiennent à la confrérie des littérateurs (Lovecraft a cette drôle de phrase, fin 1924 : All litterateurs have troubles), et s’ils ne se précipitent pas sur T.S. Elliott, Stein ou Joyce, ils ont une curiosité chevillée au corps pour les vieux bouquins du XIXe, telle rareté de Hawthorne ou les derniers Machen ou Walter de la Mare. Ce 24 juillet 1925, après avoir rejoint Sonia à Grand Central et déjeuné avec elle au Milan, ils vont au cinéma (il ne donne pas le titre du film, on entre dans la période où il supporte de moins en moins la vie à deux, parle de « tuer le temps devant un film insipide » –- killed time in a dull cinema next door), et ce qu’il a évacué chaque fois en une demi-ligne, le repas, le cinéma, devient trois lignes pour la librairie où ils entrent, juste à côté. Little Blue Book Store : La petite librairie bleue, et mentionne aussitôt les 5 cts Haldeman-Julius Books. Ce qui permet d’apprendre qu’Emmanuel Julius, fils d’un relieur juif de Philadelphie, socialiste, a fondé en 1919 cette collection de « petits livres bleus », des pamphlets vendus au départ 25 cts, mais qui étaient réellement devenus populaires, dans cet amont de la Grande Dépression, lorsqu’en 1923 il en baisse le prix à 5 cts, au point qu’il devient difficile de les trouver (despite their threatened discontinuance, dit Lovecraft). Une fois de plus, Lovecraft le désargenté craque : I bought quite a supply (« j’en ai acheté un paquet » ?), mentionnant qu’il s’agit de « titres scientifiques tout récents » – ainsi, dans la production de petits livres didactiques Haldeman-Julius ces années-là, et qui ne sont pas bleus du tout : Les principes de l’électricité, L’homme et ses ancêtres, La lune est-elle un monde éteint ?, La prostituée et ses amants, Les mystères de l’hérédité, Apprendre soi-même le français, Ce que doivent savoir les jeunes filles, Conseils à ceux qui craignent l’athéisme -– des centaines et centaines de titres, puisqu’un Art d’embrasser portera le n° 987, Les fakirs de l’Amérique portera le n° 1288, et que l’éditeur publiera même, n° 1366, un Comment devenir l’auteur d’un livre chez Little Blue Books. La librairie des Little Blue Books perdurera jusqu’en 1971. Oublions les pamphlets socialistes, les petits livrets didactiques à la Que Sais-Je avant l’heure (noter, dans la bibliothèque de Lovecraft, un Savoir utiliser les grands hommes, sept lectures dont un des sept chapitres est consacré à Montaigne) et l’aventure de l’éditeur : comme dans le cinéma dont ils sortent juste, reconstruisons l’ombre chinoise des deux silhouettes, les beaux vêtements de Sonia la chapelière, le manteau gris râpé de son mari, les livres posés à la caisse et probablement, après l’achat, emballés de papier marron avec une ficelle nouée, et repartant dans le fracas de la 42ème rue, pour reprendre la ligne de métro aérien (elevated) jusqu’à Brooklyn –- et comme ce serait bien d’entrer encore en rêve, en plein coeur de la ville, dans une Petite librairie bleue.

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AUTOMAT

Ce sont deux Philadelphiens, Joseph Horn et Frank Hardart, qui ont lancé le premier Automat et lui ont donné ce nom. Côté clients, des compartiments vitrés, avec plats chauds en barquettes de carton, casiers réfrigérés pour les tartes et les glaces du dessert. Côté cuisines, des petites trappes pour regarnir. L’industrialisation du nourrissement des villes a commencé. Les premiers distributeurs à pièces pour chewing-gums ou confiseries remontent à 1880, inventés non en Amérique mais à Londres. Le premier restaurateur new yorkais à s’équiper dès 1902 de la machine de Horn et Hardart s’appelle James Harcombe, et il en équipe tout un magasin, bénéficie d’un reportage dans le New York Times, et d’un article dubitatif dans le Scientific American : « comparé à un café ordinaire, l’Automat est illuminé d’une splendeur extravagante mais semble bien lugubre ». Dans ses publicités, Harcombe parle d’un « Europe’s unique electric self-serving device for lunches and beverages... Le premier appareil électrique européen où se servir soi-même en boisson et repas. Pas d’attente. Pas de pourboire. Ouvert le soir jusqu’a minuit. » Les prix vont de cinq à vingt-cinq cents, et on y a même de la salade de homard, vin ou bière, cocktails. L’expérience fera long feu : Harcombe fermera en 1907. Horn et Hardart prennent le relais directement en 1912, et ouvriront en quelques années quinze établissements. On ne mentionne plus l’Europe dans les publicités, mais « la possibilité de nourrir dix mille new yorkais tous les jours ». Moins lugubre ? La beauté de cette femme buvant seule son café dans un Automat, peinte par Hopper en 1927, n’entre pas dans ces catégories. Horn et Hardart ouvrent un entrepôt central qui alimente toutes leurs succursales, inaugurant une sorte de première chaîne du froid, et en 1933, dans le difficile contexte économique de la Grande Dépression, feront appel à un chef français, Francis Bourdon, pour concevoir des plats originaux. L’expérience durera jusqu’en 1950, et une nouvelle génération de cafétérias, toujours sous leur acronyme H&H. En 1924 et 1925, pour Lovecraft qui ne sait pas faire de cuisine (et n’aura jamais de réchaud dans sa chambre), c’est la possibilité d’échapper à la contrainte et au prix du restaurant, comme à la corvée de courses chez l’épicier ou le traiteur pour remonter dîner sur sa table de lecture et de travail. Alors la mention de l’Automat revient souvent. le vendredi 31 juillet au soir, boulettes de viande, pommes de terre, tarte aux pommes. Le lundi 2 août, beef pie et crumble à la pêche. Le mardi 4, rôti braisé et glace à la vanille. Le vendredi 7, un repas dont il n’est pas trop fier de le raconter à sa tante : fromage, gâteau au chocolat, spaghetti, glace (c’est l’ordre dans lequel il le dit). Il lui arrive aussi d’acheter d’avance un plat supplémentaire et le garder pour le lendemain. Avec l’Automat, personne pourtant n’ose exprimer le vrai progrès et plaisir, tel que probablement ne l’ose pas non plus se l’avouer Lovecraft à lui-même : une étape franchie pour se débarrasser des contraintes associées au fait de se nourrir. Il doit aussi rêver, quand il insère ses quarters et nickelles, au joueur d’échec d’Edgar Poe –- qui serait une justification suffisante pour manger là. Dans les fictions, à peine si deux fois on voit des personnages manger : à la fin de Chuchotements dans la nuit pour un motif bien précis, puisque du somnifère a été ajouté à la nourriture, et le narrateur fera seulement semblant d’y goûter. Ou bien, pour rendre plus concret le narrateur voyageur de Ténèbre sur Innsmouth, que le soir un bol de soupe et quelques crackers lui suffisaient. Que mangent les étranges entités de Dans l’abîme du temps ? Mystère. Dans le carnet de bord de 1925, la mention Automat revient avec une précision de chronomètre, complétée parfois du menu dans les lettres. Moi aussi j’aimerais bien manger dans un Automat.

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MINESTRONE

Si le dimanche soir il continue d’aller chez John’s à Brooklyn (spaghetti et boulettes de viande, glace à la vanille), le restaurant qu’il préfère, c’est le Milan, près de Grand Central, au coin de la 42ème et de la VIIIème, avec sa petite salle à l’étage (elle y est toujours, j’y suis allé : c’est important, pour comprendre quelqu’un, même à 80 ans de distance, quand on peut se placer au même endroit précis du monde, et disposer des mêmes goûts). Pour 15 cents, on a un copieux minestrone : avec de vrais légumes, leurs vitamines (il insiste), et c’est chaud. Il en parle fièrement à sa tante Lilian, pour lui dire qu’il a cessé de manger n’importe quoi. Il complète d’un plat de spaghettis ou de riz, pour les féculents, et le supplément sauce tomate ou parmesan. Il gardera toujours ce goût pour les restaurants italiens et leurs prix modiques (on mange à New York dans un bon restaurant pour 1 dollar). Se le figurer, l’homme à la tête longue, seul devant son minestrone, avec sa voix aiguë et son rire cathartique quand il échange avec le serveur une plaisanterie. Puis les pensées qui reviennent, période où il est après cet essai sur la fiction surnaturelle, qui sera pour lui une sorte de mise en place théorique avant les dernières années (il a trente-six ans, comment saurait-il qu’il lui en reste dix à vivre ?).

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PRÉNOM HOWARD

Pour ses amis, il est Howard, ou HPL, ou « le mari de Sonia » (« this husband of her »). Dans leurs lettres à des tiers, Sonia et Lovecraft se désignent par leurs initiales : S.H. si c’est lui (il la nomme donc Sonia Hafikin et non Sonia Lovecraft), et elle H.L. Dans ses carnets il dit Sonny, probablement que c’est ainsi qu’il l’appelle aussi dans la vie courante. Frank Long dit Howard pour ces dernières semaines à Brooklyn, quand Lovecraft semble se laisser aller vraiment : « Howard became increasingly miserable and I feared that he might go off the deep end, Howard avait l’air de plus en plus misérable et j’avais peur qu’il soit au point d’en finir ». Hors ce moment et ces conditions de détresse, qui l’aura appelé par son prénom ?

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CHAPEAU GRIS, CHAPEAU BRUN

Quand l’automne 1922 arrive, et qu’il décide de s’installer à New York, Lovecraft écrit à sa tante Lilian pour l’envoi de quelques affaires : l’automne continental fraîchit vite. Comme ça, il aura ses gants dans sa poche, même s’il n’en a pas encore usage. Et surtout son chapeau brun, parce qu’il n’a que le chapeau gris. Léger chapeau d’été, le gris, plus chaud chapeau d’hiver, le brun. Et rétrospectivement associer la couleur selon la saison, pour toutes les années précédentes.

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ADOLESCENCE ET BICYCLETTE

Dans ses deux notices autobiographiques successives (1920, 1926), l’importance que Lovecraft accorde, pour la période qui va de ses douze à quatorze ans, à ses équipées en bicyclettes. Rien d’un adolescent solitaire, on le sait depuis longtemps. Mais les équipées en bicyclette, elles, sont un véritable rendez-vous avec la solitude. Une solitude physique, en mouvement, cinétique. Lorsqu’il en parle, c’est pour évoquer la limite de la ville. On le sait déjà à lire Thoreau ou Whitman, comment l’Amérique maintient cette confrontation très nette d’espace entre l’urbain et la wilderness. Mais, pour Lovecraft, ça commence dès passée la colline de Providence. Devant soi, en contrebas, la ville. Derrière soi, l’isolement majestueux. Des ravins, des arbres géants, de l’eau silencieuse. Il connaît les environs sur un rayon de quatorze kilomètres. Mais cette prégnance de la nature, vaguement menaçante, et dont l’homme ne maîtrise rien, cela commence à quelques tours de roue, dès qu’on s’écarte de Providence, et on le retrouvera plus tard dans toute l’oeuvre. Il nourrira cette impression physique de la wilderness par ses voyages en Louisiane ou dans le Vermont, mais toujours, quand il la reconstruit dans ses récits (Couleur tombée du ciel, La peur en embuscade, Chuchotements dans la nuit) c’est le souvenir des équipées en vélo qui est pour lui la passe intérieure principale, sonore, lumineuse, anxiogène aussi. Quand il séjourne à Nantucket, en 1936, il retrouve comme de la veille les sensations de l’adolescent à bicyclette, et s’attriste de ne pouvoir faire du vélo à Providence : ça ne se fait pas, ce n’est pas sérieux. Garder cela en tête pour ce qui tient aux permanentes cinétiques narratives, et aussi pour ce que cela suppose de mise en jeu de sa force physique personnelle dès lors qu’on installe un narrateur. Pas trace de description ni photographie du vélo, on aimerait tant pourtant.

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PROGRÈS TECHNIQUES : LES MOTS-CROISÉS, LA DOUCHE

Le 14 septembre 1924, en partant avec Sonia à la découverte de Washington, Lovecraft pour la première fois (et dernière ? pas pu vérifier) prend une douche. L’usage commun, c’est le tub. L’autre nouveauté technique de cet automne-là : les mots-croisés. Morton leur en amène lors de leurs réunions, et pendant quelques semaines au lieu de parler littérature on ne fait que ça. Ils en ont rapidement assez, et Lovecraft un vrai soulagement à ne plus en entendre parler (vagues occurrences dans le journal de 1925, lors de voyages en train).

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VOIX AIGUË, RIRE CATHARTIQUE

Tous ceux qui l’ont connu dans la période new yorkaise en témoignent : ce qui les frappe, chez ce grand bonhomme d‘1m85 et qui à cette époque atteint presque les 100 kilos, c’est la voix ultra-aiguë. Quand il est en groupe avec les boys, c’est sa voix qui perce toute la conversation. Pourtant, en discussion avec lui seul, la voix revient à la basse : est-ce que c’est la défense vis-à-vis du groupe qui contraint à changer de peau, ou de rôle ? Il aime chanter, ne s’est jamais fait trop prier pour ces quelques anciennes chansons qu’il sait, comme une évocation de la première colonisation, et il ne chante pas d’une voix aiguë. Dans l’excitation de groupe, dans laquelle il s’immerge plus de deux ans, et réfutera avec une sorte de violence, le pépiement (piping voice, disent ceux qui le découvrent) se prolonge dans un rire cathartique, un rire par saccades, comme on tousse. Reste qu’après New York, pour les dix ans qui reste, il ne rira plus beaucoup.

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BROOKLYN, 169 CLINTON STREET

C’est dans une lettre à Maurice Moe qu’il dessine le plan de son studio. Lovecraft dessine un grand rectangle, avec sur le petit côté à gauche deux carrés juxtaposés, les « alcôves » (en anglais, le mot alcove), dont une sert de stockage et garde-robe, on y reviendra pour le cambriolage, et l’autre dite wash alcove, sans mention d’eau courante, toilettes et robinet probablement sur le palier, séparées de la pièce principale par un paravent dépliant (portiere). Dans le coin à droite de la porte d’entrée, Lovecraft indique fièrement « collection de cannes » et les figure par quatre petits points, sur le mur à gauche ses trois étagères à livres, et quatre autres sur le mur opposé, dont les trois bibliothèques à portes vitrées gardées de la maison du grand-père. S’installer à New York, ou en repartir, c’est avec son déménagement de livres. Il y a trois étroites fenêtres, deux sur le mur petit côté, et une en retour sur le mur aux bibliothèques vitrées. Si on se met face aux deux fenêtres petit côté, on a dans l’angle gauche une commode avec en haut son buste de Milton (lui aussi des déménagements successifs) ainsi qu’une théière probablement ornementale puisque lui boit du café, la Remington 1906 sur une petite table dédiée (typewriter table), la première fenêtre, une table étroite mais longue qu’il appelle desk et précise « ma position en ce moment », donc la table d’écriture (il dessine même une page posée à l’oblique). Devant la table à écrire, il précise pour le mur qui lui fait face un papier-peint bleu de bon goût (tasteful blue wall paper). À droite la corbeille à papier –- reconnue comme objet de même importance spatiale ou fonctionnelle que la machine à écrire, et la deuxième fenêtre avec dans l’angle le radiateur (remplacé plus tard par radiateur à bain d’huile personnel), et sa Morris Chair. Il signale aussi un agenouilloir (hassock) : souvenir de sa mère ? Au fond de la pièce, entre les deux alcôves, le canapé dépliable (qu’il ne déplie jamais), et au milieu de la pièce la grande table centrale (center table), sur laquelle il indique la présence de ses livres et papiers, plus son globe. À compléter par une petite table ronde supplémentaire avec sa lampe (rapportée de la maison du grand-père, une lampe ancienne à laquelle il est attaché, quatre chaises dont une à dossier rond et son fauteuil à bascule. Trouvez cela encombré si vous voulez, c’est ce que souhaite Lovecraft et qui lui convient, l’atelier d’un auteur, avec présence du passé (ce qui survit d’Angell Street), objet à faire rêver (le globe) ou à rappeler statut symbolique (le buste), et ce qui convient pour lire (les sept bibliothèques, le fauteuil à bascule) comme pour écrire (la table à écrire, la table à dactylographier, la corbeille à papier).

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PRENDRE LA POUSSIÈRE

Clinton Street, lorsqu’il se retrouve à habiter seul, il précise qu’il prend la poussière (I dust only once in three days) tous les trois jours, balaye une fois par semaine (swept only once a week), et mange si simplement qu’il n’a pas besoin de vaisselle, sinon une assiette et une tasse.

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PIÈGES À 5 CENTS

Au 169 Clinton Street, quartier de Red Hook, il y a des souris. On utilise ces pièges à ressort, amorcés par une miette de fromage, et qui cassent la nuque de la bestiole. Ce jour-là Lovecraft est content : il a trouvé des pièges à 5 cents seulement, qui ne sont pas réutilisables, mais permette d’éviter de toucher la souris, puisqu’on le jette avec elle. Visiblement, ça l’arrange. Et pendant ce temps-là on compose dans sa tête de gigantesques horreurs.

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LOVECRAFT N’ALLAIT JAMAIS SEUL AU CINÉMA

En tant que machine narrative, le cinéma aurait pu représenter pour Lovecraft une tentation – s’en saisir pour le cadre des récits, ou imaginer soi-même un film (1926, c’est l’époque où Artaud écrit les 118 secondes). On a plutôt l’impression que c’est seulement dans le cadre de la vie avec Sonia qu’il devient spectateur de cinéma, un peu comme avec elle il s’est remis aux échecs, et que chaque soir de leur vie commune intermittente elle le battra une fois de plus. Ainsi, quand ils vont voir The phantom of the opera, dans la première partie il trouve la narration trop lente et s’endort. Et, quand il décrit la révélation du visage du fantôme, il utilise une phrase quasiment identique à ce qui révèle l’horreur dans ses récits des mêmes mois, La maison maudite ou Horreur à Red Hook (il utilise par exemple l’expression a nameless legion of things) : mais jamais l’idée que les deux peuvent interférer. Il n’y a pas de cinéma dans la ville contemporaine, lorsqu’elle advient dans les récits de Lovecraft. Il voit aussi The lost world : à nouveau une conjonction qui pourrait l’inciter à tenter autre chose qu’écrire pour les magazines ? Inventaire à dresser -– et ce qu’y apportait la perfection du muet.

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LES HISTOIRES DRÔLES DE HOWARD PHILLIPS LOVECRAFT

Dans cette période puits de l’incessante quête d’emploi à New York, tout comme il écrit La peur en embuscade avec un personnage de détective dans l’espoir de publier dans l’équivalent detective de Weird Tales (ce qui conduira d’ailleurs à un double refus, histoire habituelle), il accepte l’éventualité de devenir l’éditeur rémunéré d’un magazine d’histoires drôles, The magazine of fun, que souhaite lancer le fondateur de Weird Tales, Jacob Clark Henneberger. Pour lui prouver que le poste lui convient parfaitement et qu’il a de quoi fournir au sommaire, il dactylographie toutes celles qu’il connait. Il semble que ce manuscrit soit perdu. Je suis sûr qu’il nous renseignerait pourtant : comment raconte-t-on une histoire drôle quand on est Lovecraft ? Et lesquelles ?

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LES BLURBS : LOVECRAFT AUTEUR PUBLICITAIRE (SANS ESPOIR)

Juin 1925. « Blurb » n’est pas un mot péjoratif en anglais. Il désigne seulement la notice, utilitaire ou publicitaire. C’est Bob Barlow, quand il trie les papiers de Lovecraft, qui placera les cinq feuillets dactylographiés serrés de cinq textes différents dans un dossier sous ce nom : « commercial blurb », et voilà que désormais ils comptent, à cause de cette appellation même, parmi les textes canoniques et célèbres, ou emblématiques non pas de Lovecraft, mais de toute notre profession mercenaire, en raison même de leur immense non-intérêt. L’idée était viable, puisqu’aujourd’hui elle nous fait crever : magazine payé par la publicité de marque. Même plus besoin de bâtir récits ou histoires, mais dire des choses assez belles des épiciers pour qu’ils rétribuent le magazine et le distribuent à qui ils le souhaitent. Enlevez ce principe de notre presse actuelle, il reste l’os. Seulement c’était tout nouveau, et ce n’est jamais bon, dans le monde sot des entrepreneurs, d’avoir de l’avance. Celui qui fait le lien avec Yesley, l’éditeur du futur magazine, c’est Alfred Leeds. Lovecraft n’a pas un sou, il est forcément du coup. Les textes ne seront pas payés à la pige, mais en fonction de ce qu’ils auront rapporté. Leeds est un débrouillard : plus âgé de huit ans que Lovecraft, il a grandi dans un cirque, le quittant ensuite pour trente-six boulots, avant de se retrouver fournir de la copie au Writer’s Digest. Seulement il faut aller vers le client avec déjà un peu de marchandise. Laissons deux des textes placés dans la chemise par Barlow : l’un fait l’éloge d’une librairie new yorkaise, avec salon de lecture à l’étage parmi les vieux livres, et sens de l’accueil de ses propriétaires (« Une vraie maison pour la littérature »), et un autre ébauche un article à venir sur les merveilles préservées du mobilier colonial. Ce que nous gardons pour la rubrique définitive des Commercial blurbs ce sont trois textes : Beauté du cristal, Charme de la belle ébénisterie, De la personnalité dans les montres. À trois reprises de Remington, respectivement pour l’entreprise Corning Glass Works Ltd, pour la Curtis Company Inc, pour Colonial Clocks, la limpide phrase de Lovecraft enroule la plus louangeuse objectivité que la documentation technique et historique lui permet. Yesley fait circuler une première maquette auprès des éventuels clients, et voilà son argument : votre publicité rédigée par un véritable écrivain. L’entreprise et la littérature : et on ne se serait pas moqué d’eux ? Une autre piste à l’eau, nous restent les textes. « Pour qui cherche le symbole idéal du premier goût américain, ou de l’artisanat si fortement ancré dans notre caractère national et de notre savoir-faire désormais trésor vivant, alors il ne peut trouver d’objet qui lui convienne mieux que la montre yankee à pendule... », la phrase est déjà beaucoup trop longue pour les esprits à porte-monnaie.

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L’ÉCRITURE SELON SES STRATES : LE CARNET DE 1925

La première strate d’écriture de Lovecraft, la strate de base, c’est son carnet de notes au quotidien. Il le renouvelle chaque année. Pas sûr qu’ils aient existé avant la vie à New York, et la séparation effective d’avec Sonia, puisque le 1er janvier 1925 il commence par décrire son emménagement au 169 Clinton Avenue de Brooklyn. Celui de 1926 lui sera volé, on a ainsi la preuve qu’il continue ces notes quotidiennes. On dispose ainsi, du 1er janvier 1925 au 8 janvier 1926, de l’exact emploi du temps de Lovecraft. Est-ce que cela appartient à l’oeuvre ? Si on maintient l’idée d’une frontière hiérarchique entre les différentes strates d’écriture, non. Si on lève cette frontière, alors on ouvre le carnet et on déchiffre. Et 80% de ce que nous déchiffrons nous est illisible : initiales, notations chiffrées. On a ce qu’il mange, si c’est dehors (« cafeteria », « automat », parfois mais rarement restaurant chinois ou italien, ou quand Sonia est à New York ce qu’elle cuisine ou la part de ragoût de mouton achetée au traiteur voisin, ou dans le bistrot du quartier – il y va seul aussi parfois – qu’il appelle John’s), on a les commodités obligées : laverie, barbier, coiffeur ; on a les appels téléphoniques et les éventuels télégrammes ; on a les lettres écrites et à qui (à Sonia, à ses tantes de Providence ; on a les achats, toujours dénombrables : un nouveau col, un parapluie ; on a ce qu’il lit, que ce soit livre acheté (et les librairies d’occasion visitées), livre prêté, ou livre lu en bibliothèque ; on a la fréquence et le but des promenades et explorations menées seul, et les amis (Belknap, Loveman, Galpin, Morton, Kirk, Eddy, Leeds, Kleiner) qu’il retrouve seuls (l’amitié avec le communiste Frank Belknap Long, dit Sonny, qui s’affirme et sera un fil continu tout le reste des douze ans à venir) ou ensemble ; on a les retours de Sonia, et comment ils occupent le temps ensemble, cinéma ou marches ou théâtre ; on a les quelques échanges professionnels, si rares et sans jamais de mention d’argent qui rentre, avec Weird Tales ou Yesley (du moins : le chèque de Weird Tales reçu le 5 octobre prouvant qu’il n’y en a pas eu d’autres) ; on a surtout la mention quotidienne read, write, retire. Lovecraft, Sonia partie, établit son rythme, lever à midi ou parfois jusqu’à trois heures, marches dans la ville souvent jusqu’à minuit ou parfois cinq heures du matin ou l’aube, parfois même stay up, restant réveillé en sautant une nuit pour ne pas casser l’alternance jour nuit, parfois en novembre presque une nuit sur deux ; de temps à autre mais rarement lecture du Times, on peut supposer que l’actualité le lui impose, mais pas de mention du journal de Providence auquel il s’est abonné, et qui lui apporte les nouvelles locales. À quoi cela servirait de le traduire ? Ce serait juste transcrire : maison & dactylo – écrit lettres – canapé dormi tard —– spaghetti au Milan –- revenu bus –- continué dactylo –- sieste -– dehors courses – fini livre – écrit lettres – du vent – tempête de neige – arrêté 5h30 mat – resté debout –- couché 9h soir -– maison & lu -– lu encore -– écrit lettres –- lu & écrit -– lu écrit & couché –- couché de bonne heure -– pas dormi –- lu & écrit  : 371 fois (trois occurrences ou notation couvre deux jours).

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WRITE, WRITE MORE

Difficulté pour nous dans le journal de 1925 : comment distinguer le moment où l’écriture devient autonome, devient l’écriture de fiction. Paradoxalement, s’inscrit dans le carnet de bord en se réduisant au verbe pris intransitivement : write. Ainsi, en juillet : signale fin des corvées pour Leeds (cf. Commercial blurbs), règle des problèmes de chapeau et de nouveaux vêtements, excursion à Coney Island avec Sonia, achat de pièges à souris, mange avec Sonia une fois à l’italien (John’s) et une fois au chinois, écrit des lettres pour elle (son commerce), le 7 juillet : up noon –- dusted room –- wrote letters -– dinner –- more writing -– out for groceries –- read & retire et le lendemain more writing, le surlendemain write all day puis le soir more writing. Par contre, plus d’écriture le 9 ni le 10 (cinéma avec Sonia : Are parents people), bibliothèque le 11 et à nouveau cinéma avec Sonia, lecture du dernier Weird Tales le 13, à nouveau écriture le 14 (write –- write –- write more, mangé tourte au mouton et tarte aux pommes, écrit un peu le matin le 15 (mangé jambon salade, puis les copains), lettres le 17 et le 18 (il a du retard), lecture toute la journée le 19, mangé boeuf et spaghetti, lettres le 20, et reprise d’écriture le 21 write all day, lecture toute la journée le 22, le 23 et le 24 préparatifs pour nouveau départ Sonia, il écrit un poème, l’accompagne à Grand Central, le 25 lit et écrit toute la journée, mange pain, fromage et potato chips, le 26 les copains, le 27 les lettres, le 28 lettres sans sortir, le 29 nettoyage, courses, café avec les copains (il achète des gâteaux en bas), le 30 excursion, le 21 lettre puis bibliothèque, dîner à l’Automat, et le soir return, write & retire. Et donc le 1er août : write weird story, write more & retire, et le 2 : up noon – write – Loveman call 4 Pm – read him my story, le 3 up noon – write letters – out on errands – barber – library – dinner at Automat – return – buy groceries – read, write & retire. À nous d’en déduire le rythme d’écriture pour première ébauche de Horreur à Red Hook, les journées d’expansion de l’histoire, et le moment où on l’achève quand elle devient enfin write weird story et que le lendemain il la lit à Loveman, mais que certainement ce texte n’a pas été écrit en deux jours. Et puis le carnet de bord reprend monotone, retired morning despite intention of staying up le 9, avant le miracle du 11 (l’écriture des vingt pages Lui d’une seule lampée après une nuit blanche) et ce qui semble le retour d’une telle phase productive qu’il amorce le scénario et les notes de préparation de L’appel de Cthulhu, même s’il ne l’écrira qu’un an plus tard. Mais ce temps même de l’écriture, se fondant à la ville et aux nuits, au quotidien et à tout le temps hors de la table à écrire, est-ce que ce n’est pas aussi l’oeuvre même ? Évidemment tout cela possible cet été-là parce que le peu qu’il dépense c’est Sonia qui y fournit.

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FICTION | L’HOMME DU TRAIN, 3

On n’a besoin de rien d’autre que nous-même, dit en préambule l’homme du train. Seul dans une pièce avec table et fenêtre, vue sur une fraction de la ville, un mur ou trois arbres et cela suffit. Il n’est rien besoin de monstrueux, dit l’homme du train, ni de surgissement d’êtres extraordinaires, ou d’événements inexplicables. Et encore moins de conférer ce rôle à nos semblables ou dissemblables, sous prétexte de traits différents, de noms ou de langue incompréhensibles, d’origine géographiquement lointaine. Il n’est besoin que de notre angoisse vis-à-vis de nous-même, dit l’homme du train, et c’est dans le geste désespéré de fuir, alors que la ville, le mur, la table, ls trois arbres restent en place, que surgissent les frayeurs. Et probablement l’art d’écrire, devant la table, la fenêtre ou le mur, et de ne rien définir des figures que par l’éclat et les profondeurs souterraines de la langue, l’étrangeté de votre propre visage par l’étrangeté de tous les visages, quand nul n’a plus de nom ni origine. Que reste seulement, mais comme la menace ou l’inquiétude ou l’étrangeté même, cette fenêtre ou ce mur, les trois arbres, ou ce qui surgit là, sur votre propre page.

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DÉMÉNAGEMENT BARNES STREET

Retour à Providence, dans le studio trouvé par Lilian. C’est un immeuble dont la propriétaire loue les studios 10 $ la semaine, mais à deux ils obtiennent une négociation favorable. Ils pourront utiliser en commun la kitchenette alcove incluse dans le studio du neveu, et qui sert aussi de point d’eau pour l’hygiène (mais, s’il figure le détail exact de tout ce qui concerne livres et écriture, il ne figure pas les brocs et seaux). Le dessin rectangulaire semble recouvert d’écriture. Il y a trois fenêtres, une simple côté nord, une fenêtre d’angle côté ouest et sud. On entre par une porte au bout du grand côté est, et à droite de la porte il a replacé ses cannes – il signale qu’il utilise un placard du palier pour ses chapeaux, son manteau, ses parapluies (comme on voudrait une description des chapeaux, de la même façon que Baudelaire en a écrit une). Il signale que c’est une porte ancienne, de bois noir ornementé selon la mode coloniale. L’élément nouveau, grand côté ouest, c’est une cheminée, mais condamnée et où il a posé sa pendule. à gauche, la fenêtre d’angle devant laquelle il a installé sa table d’écriture (et la corbeille à papier cette fois à main gauche), à droite un chiffonnier sur lequel il a posé une des étagères à livres, et encore au-dessus son globe. Le mur du fond côté sud accueille les étagères à livre sur tout son petit côté (y compris porte mitoyenne condamnée), sauf l’espace pour le compteur de la ventilation air chaud. Le canapé et la Morris Chair sont sur le grand côté porte d’entrée, et la machine à écrire sur sa petite table face à la fenêtre côté nord, indice de la désaffection progressive qu’il prend pour la dactylographie. Si le globe est indiqué, il ne nous dit pas où est le buste, mais c’est la table centrale qui accueille la lampe ancienne. Il y a toujours le rocker et la chaise à dossier rond, mais il indique aussi – sans doute reprise chez Lilian – une chaise ancienne (antique chair). Il a aussi conservé l’agenouilloir (hassock) présent Clinton Street, sans qu’on sache plus à quoi il lui sert.

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TÉLÉPHONE DEXTER 96 17

Au 10, Barnes Street, où il a désormais un studio et sa tante Lilian un autre, on peut louer une chambre juste lorsqu’on est de passage, Morton ou d’autres en profiteront lorsqu’ils viendront. Tarif pour une semaine : 3,50 $. Lovecraft n’a pas le téléphone, mais il donne volontiers le numéro : DExter 97 17, celui de la propriétaire Florence Reynolds. Alors combien de fois ça vous démange, sur votre iPhone, de faire DExter 96 17 et de demander si par hasard monsieur Lovecraft est là.

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PÈLERINAGES EDGAR POE

« Mon si cher Poe, my beloved Poe... » À New York, la première sortie hors Brooklyn et Manhattan est pour le petit cottage de Poe juste restauré, à Fordham. Ils arrivent trop tard, c’est fermé, ils referont tout le voyage le lendemain. À son premier séjour, le premier pèlerinage est pour la tombe du maître. Il reste longtemps dans le petit cimetière de briques rouges. On vient sur la tombe, on découvre ensuite cette curiosité des « tombes tunnel » de la bourgeoisie locale, on voit la partie arrière où d’abord avait été déposé le corps du poète, et puis les arc-boutants de la petite église massive de briques rouges. En face, un hôpital, un asile pour les pauvres : il n’en manque pas à Baltimore, aujourd’hui comme lors de la visite de Lovecraft. Être soi-même resté longtemps. Avoir fait soi-même ce chemin. S’en aider pour refaire le chemin de Lovecraft. Il est seul, bien sûr, ce matin-là.

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VOL DE SA LUNETTE TÉLESCOPIQUE

Quand on lui vole son sac noir, on apprend qu’il contenait les deux derniers numéros de Weird Tales, mais aussi son carnets de notes quotidien –- celui dont on a la trace pour l’année 1925 –-, stationery & diary, et puis, ce qui est logique pour un voyageur qui s’intéresse principalement aux anciennes maisons coloniales et aux paysages naturels, une lunette télescopique –- pocket telescope. Ce n’est pas un achat banal, pour quelqu’un qui n’a rien hors ses livres, et pour lequel le moindre achat (dans ce même voyage, un costume à 17,40 dollars – ce qui laisserait supposer que le sac contenait aussi le costume de secours, qu’il a fallu remplacer ?) est une dépense commentée, et jamais entreprise à la légère. Maintenant, reprendre la haute et anguleuse silhouette, le visage dont tous s’accordent à dire qu’il avait ces expressions si intenses, et témoignant de l’étrangeté de son travail, et lui placer sa lunette en main, à Newport face à l’océan, comme dans le train qui l’emmène dans le Vermont, pour examiner au loin un arbre, une falaise (première fois qu’il voit des montagnes pour de vrai, dit-il d’un voyage précédent, la même année). On apprend aussi que d’Albany il redescend à New York par un bateau, tout au long de l’Hudson (le voyage durait seulement 9 heures) : comme on aimerait aujourd’hui le faire.

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LA BIBLE ET LE COL DUR

Lettre de Frank Long parlant du voyage de Lovecraft à Charleston et Richmond en 1930 : maintenant qu’il s’est habitué à ces longs voyages de printemps, et qu’il n’y a plus Sonia (même si quelques travaux de révision et ghostwriting faits en route pourvoient aux frais), Lovecraft doit faire attention aux moindres frais annexes. Voyages en bus : ils brinqueballent, avec leurs banquettes en bois vernis glissant, les vitres mal jointes, le moteur sous les pieds, pendant des dizaines d’heures. Hôtels où mieux vaut ne pas être trop exigeants. Comme il lui faut voyager plusieurs semaines, Lovecraft le soir glisse son pantalon entre le matelas et le sommier – au matin il sera comme juste repassé. Et pour le col dur, lavé à l’eau et au savon, essoré dans la serviette de toilette, puis glissé dans la bible King James présentes dans toutes les chambres, quel que soit le prix (encore aujourd’hui). Plaisir d’athée convaincu. Avec un col dur bien blanchi et empesé à la parole divine, on peut courir. Tout au long du carnet de 1925, une fois tous les mois ou deux mois, on voit la mention barber, et Lovecraft, pour rogner sur cette dépense là aussi, a fait une autre révolution : le rasoir personnel. Pas encore le Gillette encore objet de luxe, je suppose plutôt blaireau et coupe-chou. Mais cette mention barber : l’imaginer, pour les vingt ans écoulés, puisqu’il atteint ses quarante, s’asseoir combien de fois dans une de ces boutiques populaires où c’est un praticien qui oeuvre, et la conversation qu’on y tient, la curiosité que doit être ce client-là pour le praticien qui le rase.

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FICTION : L’HOMME DU TRAIN, 4

« L’idée d’un livre que personne ne saurait jamais lire complètement », dit l’homme du train. Devant lui, apparemment pensif, mais le visage légèrement tourné vers ce qui défilait des dernières rues de New York, tandis que le vieux train ferraillait et dansait après les ponts pour s’éloigner vers Boston, l’homme au visage aigu, au nez déformé, au complet usagé et au faux-col pas complètement net avait ses longues mains fines reposant sur un dossier cartonné, au-dessus de sa tête un sac noir de voyage. Il avait sorti un livre, mais il était resté fermé entre ses mains, et le dossier de carton – Arthur Machen, The hill of dreams. « Un peu comme vous garderiez sous vos mains, reprit l’homme du train, sans même l’ouvrir, un livre très souvent lu, mais dont seule la première découverte a créé – vous savez, ce tremblement, ce mouillé – cette impression de paysage ouvert et infini qui est le rêve de tous les livres, et pourquoi pas emboîtée dans un récit très dense, lapidaire et très court, pour peu que dans votre propre récit vous figuriez ce livre, ou un personnage lisant des livres, alors inaccessibles au lecteur de l’histoire et créant dans votre récit cette perspective. Les villes américaines cessent brusquement, et ce qui reprend alors n’est ni forêt ni plaine ni campagne, seulement l’état sauvage de tout cela – à l’époque cela valait aussi des cinq villes rassemblées sous le nom de New York, dans cette étendue un peu morne, où le ciel plombé semblait refléter les marais qu’on traversait, avant que plus tard recommencent les arbres et collines de la Nouvelle-Angleterre. Il n’y avait qu’eux deux dans le compartiment aux durs sièges de bois à peine recouverts d’une moleskine, la lampe restait allumée dans le mauvais jour, l’homme qui parlait n’avait pas de bagage, il semblait agité ou frémissant, ou anxieux : comment sinon s’autoriserait-on à parler ainsi à un voyageur qu’on ne connaît pas, qu’avant le voyage vous ne connaissiez pas et qui disparaîtra du train dans la ville comme vous-même disparaîtrez dans un chemin divergent – le voyageur aux mains posées sur le livre, au visage obstinément tourné vers la vitre et ce qui défilait d’eaux brunes et plombées sous le ciel morte, ne répondait pas. « Un livre alors qu’on pourrait toujours rouvrir, mais chaque fois pour tomber sur un arrangement autre des récits. Et de ce récit partir vers un autre, et jamais vos chemins n’iraient du même récit à un autre même récit. En somme, vous pourriez lire à l’infini, à mesure des relectures, et jamais vous n’en auriez fini avec l’ouvrage, jamais vous ne pourriez avoir la certitude qu’il n’y reste pas un fragment que vous n’auriez pas lu, et que ce fragment-là dispose de la même force que la toute première lecture faite de ce livre. Concevoir d’emblée un livre qui imposerait ce principe. » Le voyageur aux mains posées sur le dossier de carton, y retenant le livre d’Arthur Machen, The hill of dreams, ne s’étaient pas déplacées. Juste, alors que les marais progressivement cessaient, qu’on apercevait sur l’horizon la ponctuation de hauts et minces silos à grains, il avait détourné son visage de la vitre, avait voulu fixer cet inconnu qui lui parlait sans le connaître, agité et anxieux. Et puis non : sur le siège d’en face il n’y avait personne, et cela ne sembla même pas le surprendre. Sans ouvrir son livre, il reprit sa veille contre la vitre, le défilement du paysage américain.

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HISTOIRES AVEC PHOTOGRAPHIES

Dans plusieurs récits, l’intervention matérielle d’une photographie devient la clé du fantastique (voir Chuchotements dans la nuit). Pourquoi ne pas en avoir fait une clé en soi, baser vraiment un récit sur ces images ? Dans le début du séjour à New York, quand ils font avec ses boys des expéditions dans les caves du Radiator Building tout neuf, il écrit I did some kodak shooting, ça revient discrètement plus loin : we made pictures et puis plus rien. Et pour tous ces voyages de printemps, alors que Lovecraft dessine remarquablement (donc voit) et qu’il dispose de sa lunette télescopique, qu’il est capable en 1930 de dire d’un de ses hôtes qu’il est un peintre et photographe remarquable, de ne pas devenir lui-même le photographe de ses voyages ?

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JE CONNAIS JULES VERNE À DISTANCE

En 1971, à Madison Wisconsin, on propose à Julien Gracq, invité de l’université, de rencontrer August Derleth. Il est douteux que Gracq ait eu préalablement connaissance de l’existence de Derleth, mais il a probablement une vague idée de ce qu’est Lovecraft d’après quelques articles surréalistes. On n’a pas de témoignage (ou alors dans les carnets de Gracq dont nous ne disposons pas encore) de ce que fut la rencontre. J’ai donc connu quelqu’un qui a connu quelqu’un qui a connu Lovecraft. Je regrette, dans mes quelques jours à Madison Wisconsin, de ne pas avoir demandé à visiter le petit musée constitué à partir des archives de Derleth. Dans une lettre à Barlow depuis Québec, le 3 septembre 1933, Lovecraft lui raconte avoir fait la connaissance d’un médecin français aveugle (gazé sur le front italien dans la Première Guerre mondiale), parlant cinq langues, et qui avait connu Jules Verne personnellement. J’ai donc connu quelqu’un (Gracq) qui a connu quelqu’un (Derleth) qui a connu quelqu’un (Lovecraft) qui a connu quelqu’un (le Français aveugle de Québec) qui a connu Jules Verne -– pour les Rolling Stones il m’en faut moins, pour Rimbaud il ne me fallait un maillon de moins aussi.

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UN ÉCRIVAIN DOIT ÊTRE CHAUSSÉ

Le modèle Regals 2021 plus précisément : « That good old regals ». Il va de soi, pour quelqu’un comme Lovecraft, qu’on ait une paire précise de chaussures à l’usage (complétée de snow boots). Il est marcheur, et encore plus marcheur de nuit. Chaussures qui durent (d’ailleurs la marque existe toujours). À noter qu’elles devaient être forcément accompagnés d’un chausse-pied : à l’époque, souvent de corne. Peut-être, à la maison, d’une forme en bois avec ressort pour le maintien. J’aimerais racheter le chaussepied de Lovecraft.

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ZEALIA

Le travail de réviseur correcteur n’est pas une sinécure. Pour Zealia Brown Reed Bishop, qui ne mourra qu’en 1968, et qui sera sa principale cliente de 1928 à 1930, il dit à Derleth qu’il fait le travail à 75%. En gros, elle lui envoie un scénario et il fait le reste. D’où le fait que trois des histoires publiées par Zealia (The curse of Yig, Mound, Meduse’s coil) dans Weird Tales soient souvent recensées parmi les oeuvres de Lovecraft, alors qu’elles sont infiniment plus faibles. Il manquera toujours cette minceur radicale de l’intuition de départ. Restent, dans les lettres, les protestations du nègre : « Jamais un gentleman n’oserait embrasser une fille de cette façon », ou, une autre fois : « Jamais un gentleman ne penserait à aller frapper à la porte de la chambre d’une dame, même dans une soirée comme celle-ci ». Zealia Bishop. Les factures de Lovecraft sont quasi du même montant que les versements qu’elle recevra de Weird Tales à publication. Mais on ne sait jamais, avec Lovecraft, ce qui est réellement payé ou pas. Montants modestes au demeurant : 17,50 $ pour le récit, 25 $ pour des travaux parallèles, soit 42 $ pour Lovecraft, et paiement de Weird Tales à l’auteur 45 $. À noter qu’il lui donne aussi des conseils d’écriture : « S’en tenir aux faits de la vie. Penser au plus direct et dire le vrai. Maudire le larmoyant et l’émotion extravagante. Cultiver son oreille pour une langue graphiquement forte, directe, simple et harmonieuse. Écrire ce qu’on perçoit et voit réellement. » Conseils qui valent beaucoup plus que 45 $.

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THE CARDBOARD BOX

Il y a 222 brèves notes avec idées d’histoire à écrire dans le Commonplace Book, le carnet d’invention de Lovecraft. Il a sur lui en permanence le carnet qui lui sert de journal, dont seul survit celui de 1925, mais qui nous sert de modèle. En voyage, avec le vieux sac noir ou le complément en papier mâché lorsqu’il revient de New York, il a ce dossier en carton à soufflet, dans lequel sont les manuscrits à réviser (lui il écrit par intermittence, mais le travail au service des autres il le fait de ville en ville), et son matériel de correspondance. Chez lui, ses immenses lettres il les rédige directement sur la Remington 1906, mais en voyage il les écrit à la main. Il complète de nombreuses cartes postales -– une vraie mine d’or aujourd’hui pour les destinataires, on en trouve encore et encore à vendre (autre rapport à l’image, d’ailleurs : et nulle recension de leurs récurrences ou thèmes). Ce carton dur à soufflet (carboard box), il le pose sur ses genoux et s’en sert d’écritoire. De Lovecraft, souvent reproduite, la silhouette en ombre chinoise faite à New York en 1926. Moi, en ombre chinoise, je vois la haute silhouette assise dehors, sur un rocher devant l’océan à Newport, avec sur les genoux son écritoire, son stylo-plume Waterman The Regular (hypothèse, mais il était bien répandu alors, grâce à l’invention par Lewis Edson Waterman de ce système par capillarité à plusieurs canaux qui permit la révolution d’une alimentation régulière), avec son système à pompe et sa bouteille d’encre.

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DE LA SÉPARATION MATÉRIELLE DES TEMPS

Même quand il part trois ou cinq semaines en voyage de printemps, à partir de 1929, et pas moins de trois fois à Québec, deux fois à Charleston, pas de témoignage d’écriture personnelle. C’est au retour, parfois des mois après l’exploration (ce que Chuchotements dans la nuit doit aux deux voyages préalables dans le Vermont, et aux inondations de 1927) que chez lui il écrit, dans un rythme dont on sait qu’il est nocturne : le même rythme que les marches dans la ville. L’écriture du soir, qui commence à 22 heures, comme Flaubert, mais peut se prolonger jusqu’au matin, ensuite il dormira jusqu’à midi. Que le retour à Providence c’est aussi l’accès à une série de textes bien plus longs. Mais il faudra au moins deux ans pour que L’appel de Cthulhu trouve lecteur. Alors les deux suivants, Recherche en rêve de Kaddath l’inconnue, et L’affaire Charles Dexter, il ne les dactylographie même pas, refuse même qu’on l’y aide. Autre spécificité : souvent dans ses lettres il décrit des défauts qu’il y voit, et se promet une révision prochaine, mais jamais de trace qu’il s’y remette. Cette distorsion de la première avancée dans le texte, cette marche à tâtons, c’est aussi l’instance même de la magie du récit (c’est aussi une magie de la traduction, dans ce regard au ralenti si différent de la lecture seule, et même en tenant compte qu’on peut lire couramment tout ce qu’on veut, biographie, documents, romans des autres, et tout aussi bien les lettres de Lovecraft lui-même, avec leurs permanents jeux de mots, allusions, gouaille et argot, mais que le récit de fiction sera immédiatement comme la muraille d’une partition savante) que cette avancée linéaire, dont chaque micro pièce est reliée à la marche globale et y tient sa fonction précise et unique. L’autre étape fréquente, pour Lovecraft, c’est la lecture à un des proches (Long, Morton), témoignant de l’importance de cette marche orale du texte (cela aussi doit valoir pour le traducteur), après quoi seulement on dactylographie, double interligne si c’est pour un éditeur, simple interligne si c’est pour soi (ainsi, ses récits de voyage seront simple interlignes : on peut écrire un texte plus long que le plus long de ses romans, ainsi le voyage à Québec, sans idée de publication, et même en ce cas y réussir si bien qu’on n’en disposera qu’en 1976). Il se passe donc quoi, dans la tête de Lovecraft, dans ces semaines de marches, de villes et d’hôtels avant le retour dans la chambre de Providence et la reprise de l’écriture : on n’a pas de scénario, de plan, ni même de listes de noms ou de lieux. Peut-être suffit-il d’une intuition qui se renforce, d’une densité ou d’une couleur de langue qui l’accompagne. Parfois, c’est six mois sans récit. La correspondance a la fonction complémentaire : quotidienne, avec tout ce qu’elle comporte de documentation autographe (les cartes postales), de réflexion critique (flux permanent au travers des lettres, et notamment avec Derleth) ou improvisations (ce qu’on voit dans le dos d’une petite cuillère, quatre page d’improvisation pour Morton, ou transcription d’un rêve, et – plus important – de la frontière dans le rêve entre son instance narrative et sa suspension abstraite), ou notes de voyage (travellogue). C’est la publication posthume seule qui décidera des hiérarchies. Toujours penser à cette intermittence des temps : le saut qu’on fait en soi-même lorsqu’on ouvre la porte du nouveau récit, et la part que prend en chacun – mais c’est aussi le cas de l’ouverture de la Chute de la maison Usher – ce premier paragraphe qui sépare à jamais l’oeuvre et du monde tel qu’il est, et de Lovecraft homme de plume dans sa permanence.

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BAPTÊME DE L’AIR

On en sait vraiment peu sur le baptême de l’air de Lovecraft. Sinon via une carte postale à sa tante Lilian (mais il est capable d’en faire tenir un roman, sur une carte postale). C’est le 17 août 1929, et cela lui coûte 3 dollars. Comme plusieurs fois déjà, les Long l’ont emmené en voiture avec eux à Cape Cod, où ils louent un logement à Onset. Lovecraft n’écrira pas sur Cape Cod, pourtant bien près de Providence et décrit en détail par Thoreau. C’est qu’il n’y a pas de maisons coloniales, et pas non plus ce caractère historique des ports qu’il trouve à Newport, ou ce rêve de lointain des ports baleiniers de Nantucket ou New Bedford. Avec les Long, ils font des explorations dans les petites villes de la côte, Falmouth, Hyannis, Chatham, jusqu’à Orleans. Est-ce qu’ils croisent sur la route un peintre avec un chapeau comme les leurs, ayant planté son chevalet devant une des pimpantes maisons neuves d’un bourgeois de New York, pour assurer sa matérielle ? Edward Hopper a sept ans de plus que Lovecraft, et vivra trente ans après lui : s’ils s’étaient croisés dans un de ces hôtels louant des chambres bon marché de la côte, ils auraient probablement eu des choses à se dire. Le petit aéroport est en face d’Onset, à Buzzard’s Bay, à la racine du cap, un dessin compliqué de baies imbriquées. Lovecraft paye son ticket, mais c’est probablement avec les Long qu’il s’envole. Soudain, la terre est loin, toute petite. L’hélice fait un bruit terrible. On reconnaît au lointain toutes les villes qu’on connaît, New Bedford, Newport et puis, au fond de sa baie, Providence. C’est peut-être d’ici, à 700 pieds, qu’il lui prend l’envie d’aller explorer un jour Nantucket. Proust inclura dans la Recherche un magnifique aperçu de ces hangars d’aviation, pourtant dix ans avant Lovecraft. Et en 1935, l’âpre et teigneux romancier du Sud, William Faulkner, qui a été si fasciné par les avions qu’il en achètera un, écrira Pylône. Lovecraft se servira peut-être de ses sensations de vol trois ans plus tard, quand il écrira Les montagnes hallucinées. En attendant, débrouillons-nous : il n’est pas désagréable, en regardant le ciel d’aujourd’hui, d’y imaginer sa silhouette, col dur de réserve et bonnet de cuir des aviateurs au lieu du canotier, nous surplombant soudain, méditant, tremblant et vrombissant. Il en a eu pour ses 3 dollars, nul doute.

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DE L’INCAPACITÉ DE DIVORCE

Cela traîne jusqu’en 1929. Dans l’énigme que reste pour nous le mariage avec Sonia, le fait que Lovecraft refuse de fait le divorce. Comique sous-jacent des preuves qu’il lui donne de mariages qui se sont établis dans la durée, mais uniquement à distance et par lettres, parce que le monsieur est infirme ou grand malade. Sonia répond que lui, Lovecraft, n’est pas malade. Qu’elle ne veut pas d’un « long distance husband by letter-writing only ». Pour lui, un gentleman ne divorce pas. Lorsqu’il n’y a vraiment plus d’alternative, il se rendra à Cour supérieure de Providence, et devant avocat (Ralph M Greenlaw, homme de la loi verte ?), accompagné de deux témoins, sa tante Annie Gamwell et de son ami l’écrivain Clifford Martin Eddy, il déclarera sur l’honneur que c’est son épouse qui l’a abandonné. Et tout le dossier en restera là, mais avec effet suspensif, ce dont Sonia apparemment ne sera pas informée. Elle se remariera en Californie à un Dr Nathaniel Davis mais découvrira à sa propre horreur, après la mort de Lovecraft (qu’elle n’apprend qu’en 1947), qu’elle a été jusqu’alors en parfaite situation de bigamie.

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LA CHAMBRE AVEUGLE

Harry Kern Brobst (1909-2010) pour ses études de psychiatrie, intègre à l’automne 1931 l’hôpital Butler de Providence, soutiendra son PhD à l’université de Pennsylvanie. Lecteur de Weird Tales, il prend contact avec Lovecraft, lettres s’ensuivent et bien sûr c’est Lovecraft qui lui fera découvrir la ville. Il le reçoit régulièrement dans la pension du 10 Barnes Street et c’est par lui que nous apprenons que Lovecraft n’est plus au premier étage, mais au rez-de-chaussée : une chambre sans fenêtre, qui suppose d’avoir en permanence la lumière électrique. C’est l’époque où Lovecraft démontre dans une lettre qu’un homme qui sait choisir son logement et veille à sa nourriture peut vivre avec 15 $ par mois. Il y a de la poussière sur les étagères et le dos des livres, le lit n’est pas fait et les draps ne sont pas propres. La pièce n’a pas d’aération. La seule nourriture, dans le coin alcôve, c’est un morceau de fromage. Pourtant, Brobst n’est pas enclin à noircir le tableau, et souligne au contraire -– comme tant d’autres avant lui –- la densité du regard de Lovecraft, sa passion à parler littérature et pensée. Il fait partie de ceux qui forceront de temps en temps Lovecraft à les accompagner dans un restaurant, en faisant attention qu’il ne soit pas trop cher, éviter de vexer l’hôte en payant pour lui.

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L’ADIEU À LILIAN

Lovecraft fait étape à Brooklyn chez Loveman, après son premier voyage en Floride. Annie Gamwell le prévient par télégramme, il reprend aussitôt le train pour Providence. Sa tante Lilian est dans le coma, cessera de vivre trois jours plus tard, le 3 juillet 1932. De ces soixante-douze heures enchaînées une à une, Lovecraft ne parle pas. L’office sera tenu dans la petite église réformée de Benefit Street, tout près de la Maison maudite (et par le même prêtre, le Rev. Alfred Johnson, qui avait officié pour Suzie, la mère de Lovecraft). Il écrit à Derleth le 10, une semaine plus tard : You can probably pardon this inadequate missive when I mention the melancholy circumstances under which it is composed (« Vous excuserez probablement une lettre aussi inappropriée, quand je vous aurai dit la mélancolie des circonstances où je l’écris », mais on n’a pas envie de traduire au plus près) . S’il y a émotion ou sentiment on ne le montre pas. On dira seulement son étonnement devant la mort, si souvent terrible caricature dans les récits, et ici presque une imperceptible transition : the final transition to oblivion was so peaceful & imperceptible, rarement le et avec ligature typographique, ou esperluette se sera vu confier tel usage, tout simplement de la vie à la mort. Il ne parle pas non plus des aspects financiers, hôpital, pompes funèbres des pauvres, l’équation n’a pas dû être facile à régler. Il parle seulement d’une visite à l’oculiste pour une escarbille qui lui est entrée dans l’oeil, mais que 50 cts ont suffit pour la consultation, alors qu’il en aurait eu pour 3 dollars s’il avait fallu recourir à la cocaïne pour dilater la pupille. Dans la lettre suivante, celle du 16, il explique que sa tante plus jeune, Annie, et lui-même, n’ont pu se résoudre à vendre ce qui meublait la chambre de la morte, que sa propre chambre désormais en est tout encombrée (vieux vases, chandeliers, boîtes en laque, tableaux plus livres et bric-à-brac – son expression). « Certaines personnes disent qu’on vit mieux à ne posséder rien, dit-il, mais je ne ressemble pas assez à Thoreau pour partager ce point de vue » : une des bien rares mentions d’un auteur dont on ne comprend pas que Lovecraft ne l’ait pas aimé plus. Il dit aussi qu’il est maintenant le dépositaire des archives familiales, qu’il les découvre en partie : testaments, certificats militaires, registres, miniatures (on imagine les portraits fanés, dans leur monture ovale), et daguerréotypes qu’il va ranger et classer – que ne nous les a-t-il décrits. Le 25, il en informe brièvement Howard, qui lui a écrit le 13 (s’ensuit une des plus magnifiques périodes de leur correspondance, et la réponse du géant texan sera admirable de retenue et simplicité) et se dit worn almost to exhaustion : à bout de nerfs et de fatigue. À remarquer, si Barlow est déjà cette année-là, à quatorze ans, un de ses correspondants les plus proches, il l’en informe le 10 sans rien mentionner de la commotion qu’est ce décès (« ma vieille tante depuis longtemps partiellement invalide »). Lilian avait soixante-seize ans (il en a quarante-deux). Depuis le retour de New York, ils ont chacun une chambre dans la même maison de Barnes Street, partageant lavabo et cuisine. C’est par la lettre à Derleth qu’on découvre que le soir elle vient lire dans son studio à lui, qu’il lui laisse le rocking-chair, et qu’on partage la lampe. Quelques paroles, les nouvelles de l’immeuble, du quartier et de la famille éloignée. Quelques plaisanteries de Grand’Pa, quand il l’appelle « ma fille ». On peut supposer qu’elle part dormir tôt, et que c’est ensuite qu’il travaille. Quatre ans, moins les voyages du neveu, cela laisse au moins mille soirs.

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S’ASSEOIR SUR LES ROCHERS POUR ÉCRIRE

Après l’enterrement de Lilian, il lui faut probablement peu de temps pour régler ses affaires matérielles, le partage les quelques meubles que peut-être souhaite garder l’autre tante, Annie Gamwell, et le tri de ces objets qu’il accumule en souvenir sans en jeter un seul. Rendre le studio à la propriétaire, parce que pas besoin d’une dépense inutile, et se confiner dans sa pièce à lui, la chambre sans fenêtre. Il précise à Derleth qu’en cette période de l’année le prix du billet pour la baie de Narragansett est prohibitif, 1,20 dollar pour l’aller seul en autobus, mais il a une combine : l’excursion en bateau est seulement à 50 cts, avec longue pause à Newport. En bateau c’est deux heures aller et autant pour le retour, mais il est sur le pont et travaille : taking my black bag of working materials along & writing on the boat (le sac noir et les outils du lire-écrire) et quand il arrive à Newport, s’installe dans les rochers, à ce prix-là il peut faire cela presque tous les jours. Newport est comme le Saint-Tropez de la côte Est : les hautes villas carrées à l’intéreur de marbre des grandes familles d’entrepreneurs accueillent leurs visiteurs venus directement de New York en bateau. C’est son coin, là-bas, dans les rochers, à l’écart de la plage déjà bondée, son écritoire de carton sur les genoux, leur tourne le dos, écrit ses lettres, rattrape les révisions. Éviter de penser. S’il n’écrit pas de fiction, il rédige ce texte fondateur, parce qu’il ouvre le comment écrire : Notes sur l’écriture de la fiction surnaturelle. Le soir, le fauteuil de la morte est vide.

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DE LOVECRAFT VU PAR LOVECRAFT (MAL)

Combien pathétique pour nous cette lettre à Allen G. Ulman, à l’automne 1933. Jamais Lovecraft n’a été aussi près de voir son oeuvre imprimée. C’est Samuel Loveman qui l’a mis en contact avec cet éditeur de chez Alfred G. Knopf. Ulman lit un texte de Lovecraft, et lui écrit pour lui en demander une sélection. Lovecraft en choisit sept, Ulman réagit encore plus positivement, Lovecraft lui en envoie dix-huit autres. À noter qu’il ne prend que parmi celles qui sont publiées, alors qu’une partie du continent définitif (Quête en rêve de Kadath l’inconnue, Dans les montagnes hallucinées, L’affaire Charles Dexter Ward) est écrite mais, échaudé par des premiers refus, Lovecraft semble intérioriser que ce sont des oeuvres manquées : est-ce cela qui le déstabilise au point qu’il en généralise l’impression à tout le reste ? Un peu plus tard, dans sa note autobiographique intitulée Note pour une non-entité (lui-même) il dira qu’il n’y a que de Couleur tombée du ciel qu’il soit fier. Alors il accompagne l’envoi des dix-huit carbones à Ulman (et noter que chacun de ces manuscrits a passé de main en main, doit en porter la trace), il dit que telle histoire est rigide (stiff), que telle autre n’a « rien de remarquable », que son exceptionnel L’étranger (The Outsider) est d’un style grandiloquent (bombastic) et de composition mécanique, et de cet Appel de Cthulhu qui ancre pour nous au plus profond la menace Lovecraft, il dit que « ce n’est pas si mal » (it’s not so bad). Lui qui ne mange plus à sa faim et se loge pour moins de 10 dollars par semaine, est-ce pour prouver qu’on se comporte en gentleman indifférent à tout cela ? Est-ce pour justifier qu’il n’ait jamais bénéficié encore, alors qu’il a passé ses quarante ans, d’une édition imprimée ? Est-ce simplement dans une sorte de geste désespéré qu’on vienne lui dire, et non pas un de ses amis proches, que c’est un travail d’exception, et qu’une lettre de l’éditeur vienne dénier ses propres réserves ? Ulman finalement renonce au projet. Une des rares fois où S.T. Joshi s’énerve, non pas après Ulman, mais après Lovecraft lui-même : « On lui mettrait un bon coup de pied au ... strong inclination to kick him in the seat of the pants ».

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MEARLE PROUT

Dans ces deux années 1934 et 1935, la production fictionnelle de Lovecraft s’est tarie. Manque de confiance, argent rare. Pourtant, jamais autant de correspondances avec de jeunes auteurs, jamais autant de visites. Il est une sorte de légende associée à Weird Tales, dans un moment où le récit d’horreur se banalise, devient recette. Et il est d’une patience infinie, dit à chacun que ce texte n’est bien sûr par exempt d’erreurs de jeunesse, mais que le trait est ferme, le thème est bon. Et il indique, suggère. Dans son appréciation de Mearle Prout, en 1934, qui publie dans Weird Tales un récit qui s’appelle The house of worm, il dit gentiment qu’il y trouve « certain touches of naiveté » (laissons l’anglais tel quel). Peut-être touché que le thème ait autrefois été un de ses propres projets non réalisés. Pourtant, il a un certain culot, ce Mearle Prout qui publiera deux autres histoires dans Weird Tales les deux années suivantes, et dont on n’entendra plus jamais parler ensuite : pour commencer son récit, il reprend tel quel le fameux premier paragraphe de L’appel de Cthulhu. Pire que cela : pourquoi pas en faire un jeu, et amorcer une nouvelle histoire depuis le célèbre incipit de Lovecraft, mais il le simplifie à sa façon, enlevant les mots qu’il juge de trop. Lovecraft aurait vraiment pu le prendre mal, voire dû le prendre mal.

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MARCEL PROUST

Lovecraft est passionnant quand il parle de réalisme (où il place Balzac et Tourguenev au plus haut, s’en sert d’alibi à son dédain de Dickens), et de real literature : la littérature n’est pas divisible, et on peut y atteindre depuis le récit surnaturel comme depuis tout autre point de départ. Lorsqu’il se fait cambrioler à Brooklyn, il lit Lord Jim de Conrad (sinon, on ne l’aurait pas su). Il le considère, sous cette prose brute et forte, comme un poète. Il ne lira pas l’Ulysses de Joyce, et ce qu’il lit dans les magazines ou revues de Gertrude Stein l’en éloigne sans la lire plus. Par contre, il lit les deux premiers tomes de la première traduction d’À la recherche du temps perdu (Un amour de Swann, À l’ombre des jeunes filles en fleurs). Et puis il dit que « personne au XXe siècle n’est capable d’éclipser ce bonhomme-là ». Ce qui me fait plaisir à plus d’un titre. À noter cependant qu’aucun de ces auteurs ne figure dans sa bibliothèque personnelle, où il y a pourtant Baudelaire, Barbey d’Aurevilly et Ruskin : livres empruntés ou lus en bibliothèque publique, à sa manière habituelle.

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CHAPEAU DE PAILLE ET PETIT NÉGRO

« J’ai eu un petit malheur : bousculé par la foule en montant dans le bus de Charleston, mon nouveau chapeau de paille a été enfoncé et froissé. Je continue de le porter, mais c’est comme si je ne portais pas de chapeau du tout. Je n’ai pas besoin de veste et chapeau encore, mais à Richmond il faudra bien, où les conventions du nord l’exigent. Mes chaussures étaient toutes blanches en quittant Saint-Augustine à cause du sable de la plage, mais un petit négro (pickaninny) a remis un peu de sa couleur de peau dessus pour juste un nickel. Monde de la ville ! J’ai eu de la veine au Y–I en arrivant à Charleston à 3 heures du matin, et me préparant à attendre le reste de la nuit sans payer une note d’hôtel ; mais un vieux garde de nuit généreux m’a laissé gratis, pour le bout de nuit, la chambre que j’avais réservée pour le lendemain. Je ne m’y attendais pas – mais la bonne plaisanterie c’est que pour moi cela fait 2 pleines nuits pour le prix d’une seule ; puisque de toute façon je n’aurais jamais salué Morphée avant 3 heures ou plus. J’ai quitté Charleston avec encore 23 dollars ou presque -– pas si mal, à y réfléchir. Toujours sur budget de 20 cents par jour pour la nourriture, mais ça dispense des boîtes de conserve. Le matin, 5 cents d’ice-cream. Le soir, 10 cents de chili mexicain et encore 5 cents d’ice-cream. Pas pu obtenir le remboursement de mon billet de bus. » Lettre à Barlow, retour du premier séjour en Floride, 29 juin 1934.

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CHATS

Pas possible d’écrire sur Lovecraft sans parler de sa passion pour les chats. Voilà, c’est fait.

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RÉALISME

Aucun dédain ni du mot ni des formes de littérature qu’il engendre, chez Lovecraft. C’est juste que ce n’est pas pour lui, que cela ne lui vient pas comme ça.

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ET BOUTEILLES D’ENCRE

Cette année 1934, révisions non payées, textes refusés, Lovecraft et sa tante Annie doivent compter le moindre sou. Il réapprend à ne pas manger (haricots en boîte, œuf dur de temps en temps). Surtout, il renonce à ses bouteilles d’encre Skrip Ink, qui coûtent 25 cents. La correspondance, cartes postales, blocs de papier, enveloppes et timbre a toujours été un budget principal pour Lovecraft, et maintenant il faut rogner là aussi. Il achète son encre chez Woolworth, à 5 cents seulement le flacon. Qu’est-ce que l’écriture perd au passage ? Qu’est-ce que le plaisir enlevé à l’écriture lui enlève ? Parfois c’est ce genre de détail qui fait le plus mal au cœur, abordant une biographie d’écrivain.

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NO EXPLANATION

Il est sur une haute falaise au-dessus de l’océan, où les vents soufflent fort. Un homme étrange, vêtu d’une houppelande, est là avec un grand nombre de boules de bois. L’homme prétend être un magicien, et que les boules de bois pourraient lui être bien utiles. Sans cesse il les lance et elles lui reviennent, tournant et volant en l’air, et elles portent des incrustations comme d’être très anciennes, ou d’être légèrement visqueuses, humides. Il n’y a aucune explication à ce rêve, qui se termine ici. Rêve rapporté oralement par Lovecraft à Barlow à son arrivée en Floride, le 2 mai 1934.

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SAC NOIR DE VOYAGE ET PRONONCIATION DES S

Barlow dit qu’il est surpris du nombre de choses et d’objets que Lovecraft emmène dans son petit sac noir de voyage (mais ne nous les décrit pas). Il dit que Lovecraft est affecté d’un léger défaut de prononciation, prononçant ch là où il faudrait un s.

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D’ÉCRIRE OU DE NE PAS ÉCRIRE

He contended that he would not write, if he could find what he desired already written : pourquoi écrire, disait Lovecraft, rapporte Barlow, si on constate que ce qu’on souhaite écrire l’a déjà été ?

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DE L’INTRIGUE

L’intrigue, dans un récit, disait Lovecraft, est un « excédent de bagage ». L’ambiance et l’atmosphère (mood and atmosphere) suffisent, rapporte Barlow.

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GRAND’PA IS NO BUSINESS GUY (CLUB DE LA PROSPÉRITÉ, MAI 1935)

Dans les bienheureuses années 60 on en recevait régulièrement, avec les écritures sages de cousins ou d’amis sur l’enveloppe, le plus souvent pour des échanges de timbres. Le principe de la « chaîne » repris sur celui plus ancien de la « tontine » (il y en a déjà de décrites chez Balzac). La promesse est démesurée, mais elle s’accompagne d’une vague menace : malheur à celui qui désobéira, ou ne traiterait pas la chaîne avec le respect qui lui est dû. On a vu le principe resurgir sur Internet, puis devenir illégal à son tour. Il doit s’en promener encore. Donc, enclose dans la lettre à Bob Barlow du 11 mai 1935, cette description de chaîne intitulée « Club de la Prospérité ». Ligne suivante : « Croyons en Dieu » (ajout de Lovecraft : plus ou moins). Puis : « Confiance, espoir, charité » (ajout de Lovecraft : naïveté). Le texte : « Cette chaîne a été lancée dans l’espoir de vous apporter la prospérité. Avant trois jours, faites cinq copies de cette lettre, enlevant le nom du haut, et ajoutant votre propre nom et adresse au bas de la liste, et envoyez-la à cinq de vos amis auxquels vous souhaitez la prospérité. Quand vous rayerez le nom du haut, envoyez à cette personne 10 cents, glissés dans un papier comme un don de charité. En retour, quand votre nom atteindra le haut, vous recevez 15 625 lettres de donation, soit une somme de 1 562 dollars et 50 cents. Ayez la confiance qu’ont vos amis, et la chaîne ne sera pas rompue. » Commentaire de Lovecraft : « C’est une expérience peu orthodoxe du point de vue de l’économie – pas vraiment aimée par les Postes –- qui arrive dans les mains de votre ami si doué. Juste pour s’en moquer, & comme pied-de-nez à l’idéologie capitaliste conventionnelle, j’ai envoyé ma dîme, et fait suivre des copies à Cook & Belknap & Woodburn Harris & d’autres rebelles contre l’ordre existant. » Il est donc sûr que Lovecraft a perdu ses 10 cents, il est quasi sûr aussi que s’il avait bénéficié d’un seul 10 cents en retour, il nous en aurait fait part dans une autre lettre. 1500 dollars ? À peu près la somme de tout ce qu’il aura touché de son vivant par l’écriture. Gardons le pied-de-nez au capital.

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PETITE BILLE DE PORCELAINE BLEUE

Et s’il fallait qu’il les perde pour qu’on ait trace des objets qui lui sont chers ? Le 18 août 1935, carte-postale à Bob Barlow depuis Saint-Augustine, Floride : « Triste histoire, ô Garoth se répète ! À nouveau j’ai perdu quelque chose au dernier moment ! Cette fois, la petite bille de porcelaine au bout de ma chaîne de montre – avec des décorations bleues et les initiales W V P. Elle a près de soixante ans, & appartenait à mon grand-père. » Lovecraft insiste qu’il l’a probablement perdue à Saint-Augustine, mais prie Barlow de vérifier sur le chemin entre leur maison et le garage, ainsi que dans la voiture, ai cas où il l’ait perdue avant son départ à Daytona. Le grand-père est mort en 1904 : ils ont perdu la maison, l’héritage était mince, mais depuis trente ans il porte donc son grand-père en breloque. On ne sait pas à quoi ressemblait la montre. Le 20 août nouvelle carte postale à Bob Barlow : il s’est installé pour l’écrire dans un cimetière, s’est assis sur la tombe d’une famille Solana du vieux Tolometo. On apprend que lui et Barlow ont visité ce cimetière l’année précédente, que Barlow y a photographié Lovecraft mais a refusé de lui montrer les clichés (ils sont perdus). Il lui indique qu’il lui a fallu faire ressemeler ses chaussures, dépense de 35 cents, suivi d’un gros mot parce qu’il trouve la facture exagérée. Il précise aussi avoir acheté une cuillère et un ouvre-boîte, et peut désormais se contenter pour son repas d’une boîte de conserve froide, « comme à la maison ». Et il précise à Barlow, comme de n’y pas attacher d’importance, qu’il n’a pas retrouvé sa breloque de chaîne de montre (watch-fob ornament), lui demande s’il n’a rien retrouvé à Daytona. Le 24 août, de Saint-Augustine toujours, il lui renvoie la carte de Floride empruntée, dit que pour seulement dix cents il a dîné de spaghettis « franco-américains » suivis d’une glace à la vanille d’une pinte (« et bonne, en plus »), pas d’allusion à la perte. Carte postale du 26 août depuis Charleston, avant de s’embarquer pour les 10 h 30 de bus pour Richmond, il écrit sur le port face au fort Sumter et dit qu’en payant l’hôtel trois nuits il a bénéficié d’une quatrième gratuite, que le vieux Charleston lui donne des forces, il se lève à midi est explore les cimetières, pas d’allusion à la perte. Carte postale du 30 août depuis Richmond (avec au recto photographie de la maison de Poe), parle de la chance d’avoir eu « un siège à lui tout seul » dans le bus, s’attarde sur cette sensation de froid que nous lisons aujourd’hui comme la progression de son cancer (et le chauffeur du bus refusant de mettre le chauffage, la sensation de froid continue lors de la nuit à Washington où il dort avec deux couvertures et la fenêtre fermée, puis à Philadelphie et New York), dit qu’à Richmond il a trouvé une « chambre avec eau courante » pour 1 dollar, pas d’allusion à la perte, plus jamais d’allusion. Penser à la petite bille de porcelaine bleue qui aurait pu l’accompagner encore vingt-et-un mois complètera désormais le portrait de Lovecraft.

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GRAND’PA FAIT FORTUNE (PRESQUE)

On dirait que ce mois de novembre 1935 tout s’accélère : Barlow d’un côté, Loveman de l’autre ne cessent de pousser à la publication. Dans le petit monde qui gravite autour de la weird fiction, Julius Schwartz a compris qu’il y avait aussi de la place pour un agent littéraire. Pour l’instant un agent sans texte. De l’autre côté, l’essor de la science-fiction, qui va réaliser ce à quoi tout ce qui l’a précédé dans la littérature populaire n’a pu atteindre, mais a besoin de lui emprunter pour prendre son premier élan. Frank Orlin Tremaine, fondateur du magazine Astounding, a compris que pour tenir il lui fallait empiéter sur les plate-bandes des collègues. Pour Montagnes de la folie, le refus de Weird Tales a crispé Lovecraft, il ne veut plus s’occuper de rien. Pour le tout récent L’abîme sous le temps, c’est Barlow qui s’est occupé de le dactylographier, sans prendre cependant la précaution d’un carbone. Les deux manuscrits arriveront à Tremaine, qui paye 350 $ le premier (Julius Schwartz garde 10%, soit 35$), et 280 le deuxième. Jamais Lovecraft n’a touché, plus quelques bricoles (reprise de La musique d’Erich Zann dans une compilation anglaise) plus de 500 $ en si peu de temps. Est-ce que c’est un hasard si aussitôt il se lance dans ce qui sera un de ses sommets, en tout cas son dernier grand récit, Celui qui hante la nuit (The haunter of darkness), après deux ans sans fiction. Et s’il avait bénéficié d’un peu plus de confiance, il nous aurait emmenés où, Lovecraft ?

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CRÂNE D’INDIEN

Willis Conover est une relation des derniers temps, ils n’auront pas le temps de beaucoup échanger, mais le témoignage Lovecraft at last qu’il en donnera plus tard est un des plus beaux documents sur l’homme, œuvre et vie. À Noël 1936, Conover envoie à Lovecraft un crâne humain, un crâne venu d’un ancien cimetière indien. Gardons-nous de trop raisonner : on est en pleine période où Leiris écrit L’Afrique fantôme, avec le virage qu’on sait, sur les tombes pillées par Madaule. Mais ce qui sera reproché à Conover, c’est d’avoir fait cet envoi précisément à cette date. On peut y voir plutôt qu’il sait parfaitement le goût qu’a Lovecraft pour les objets, et notamment (son globe, ses cannes) ceux qui sont comme un paysage de l’écriture. Et Lovecraft, à Noël 1936, ne se sait pas malade. Il nomme grippe (en utilisant le mot français d’ailleurs) ses crises de fièvre, dit depuis plusieurs mois qu’il a le ventre très sensible aux variations de température, ou bien qu’il s’est tellement habitué à peu manger que son estomac proteste s’il le nourrit un peu trop. C’est seulement vers le 20 janvier qu’il devra vraiment s’aliter (encore, s’il supporte la position assise dans son fauteuil, la position couchée lui est insupportable), et seulement vers mi-février qu’il condescendra à appeler le médecin qui, depuis deux ans, soigne Annie pour son cancer au poumon (mais elle ne mourra qu’en 1941). Le cadeau de Willis Conover (quoi devenu) est donc probablement au contraire la dernière joie matérielle de Lovecraft, dans l’environnement immédiat de sa pièce de vie et de travail, là où sont aussi ses livres, et qui a représenté le premier trait continu de sa biographie.

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OUT OF COMMISSION

Quelques jours avant l’entrée à l’hôpital, prévenu par le médecin qu’il a enfin condescendu à voir qu’il souffre d’un cancer de l’intestin grêle, lequel en est au stade terminal, c’est encore à la correspondance qu’il demande de l’aide. Il écrit à ses amis : Out of commission for an indefinite period, « indisponible pour un temps non précisé ». On peut considérer que c’est une terrible indiscrétion subjective pour quelqu’un comme Lovecraft.

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CHAMBRE 232

Ce sera la dernière adresse connue de Lovecraft : transporté au Rhode Island Hospital de Providence (et non au Butler Hospital, où sont morts son père et sa mère) en ambulance le 9 mars, il y décède le 15.

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DE L’ADJECTIF HIDEOUS

Il tient jusqu’au bout, chaque année, ce petit carnet aux notes sibyllines, dont celui de 1925 a été conservé. Celui de 1937 sera baptisé the death diary. Il fait partie des papiers que Barlow emporte le plus précieusement, lui qui avait prévenu Annie qu’il arrivait de suite pour aider, et qu’à son télégramme il fut seulement répondu qu’il n’y avait plus rien à faire. Et puis le carnet est perdu, il en reste des fragments recopiés par Barlow dans une lettre à Derleth. Dans le carnet, des phrases comme intense pain –- rest –- great pain. À Brobst qui lui rend visite, alimenté par intraveineuse, il dira seulement sometimes the pain is unbearable. Brobst lui dira de penser à leurs chers anciens philosophes, il dit que Lovecraft ébauche un sourire. Dans le carnet : hideous pain. Parfois, le traducteur peine à trouver des équivalents gradués pour l’échelle de ce qui, dans les récits de Lovecraft, décrit la peur, l’horreur, le monstre. On trouve le mot hideous un peu trop fréquent. Et puis on lit ce même mot dans le carnet : on saura désormais ce qu’il porte, en traduisant.

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PUIS RIEN, LE NÉANT

« De mon côté –- en tant que réaliste au-delà de l’époque de la théâtralité et des croyances naïves -– je suis à peu près sûr, si je connais ma dernière heure, qu’elle sera prosaïquement occupée à rédiger mes instructions pour disposer de certains livres, manuscrits, donations et autres possessions. Une telle tâche prendrait -– au regard du stress intérieur -– à peu près une heure, et ce serait la chose la plus utile que je pourrais faire avant de sombrer dans l’oubli. Si je finis avant qu’il soit temps, je passerai probablement les dernières minutes à lire un dernier livre sur quelque chose qui soit associé à mes tout premiers souvenirs –- une image, une table de bibliothèque, un Almanach du fermier de 1895, la petite boîte à musique avec laquelle je jouais quand j’avais deux ans et demi, ou quelque autre symbole familial complétant le cercle dans un esprit à mi-chemin entre humour et curiosité saugrenue (whimsical sentimentality). Puis –- rien, le néant, comme avant le 20 août 1890. »

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 octobre 2024
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