#40jours #14 | Tarkos #3, trousseau de clés

au défi d’un exercice quotidien d’écriture pendant 40 jours


 

 

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#40 jours #14 | Tarkos #3, trousseau de clés


Ce printemps 2022, paraît chez POL un appendice majeur à l’oeuvre de Christophe Tarkos : Le kilo. Un livre massif, où viennent se rejoindre tous les registres du travail de l’auteur.

Dans les textes que j’y découvre, trois pages intitulées « Poème d’une enfance », où immédiatement je reconnais les éléments inclus dans un des textes, tout au bout du livre, et un de ceux qui y a le plus de portée, dans Anachronisme cette accumulation portée sur papiers et documents administratifs. Je l’insère ici pour rappel :

La carte d’identité, la carte grise, la vignette, le papier vert, l’assurance de l’auto, l’assurance de la maison, la carte de sécurité sociale, les talons de chéquiers, les factures d’électricité, le bail, les quittances de loyers, le reçu du dépôt de garantie, les contrat de prêts bancaires, le certificat de ramonage, la facture de l’appareil photo, le livret de famille, le livret militaire et ses pièces justificatives, les diplômes, le contrat de mariage, le livret de caisse d’épargne, les fiches de paye, les analyses médicales et des laboratoires, la radiographie, la carte de groupe sanguin, la carte d’électeur, les bons de garantie, les certificats de scolarité, les déclarations de revenus, les preuves du paiement de l’impôt, la fiche individuelle d’état civil, la fiche d’état civil avec mention « non décédé », le certificat de non-gage, le permis de chasse, l’extrait de casier judiciaire, le certificat de vie maritale, le carnet de santé, le passeport, la carte de fidélité des magasins, la carte de téléphone, la carte de la photocopieuse, les clés de la voiture, le double des clés de la voiture, le certificat d’activité de l’employeur, le contrat de travail, les factures de réparations de la voiture, la vignette de contrôle de la voiture, le papier justificatif de la vignette de contrôle, les papiers de la mutuelle, le chéquier, la fiche familiale d’état civil, les relevés d’allocations familiales, les relevés de remboursement de la sécurité sociale, les factures de téléphone, les ordonnances, les relevés d’identité bancaire, le permis de conduire, le certificat de nationalité, l’extrait d’acte de naissance, je vais inviter deux amis, je vais déclarer à la police la venue de mes deux amis, je demande les papiers nécessaire à la déclaration de l’arrivée prochaine de mes deux amis étrangers, la secrétaire me répond que c’est devenu très facile, que cela s’est arrangé, que ce n’est plus comme avant, comme le mois dernier, il y a eu une simplification des papiers.

Ce texte, je le connais quasiment par coeur. C’est avec émotion donc que je le retrouve comme en filigrane dans Poème d’une enfance, je l’insère aussi :

Je suis assise à la table de la salle à manger. J’ai une carte d’identité à mon nom. Ma carte nationale d’identité se trouve à l’intérieur de mon portefeuille dans le manteau marron pendu à un cintre dans la penderie fermée du couloir. J’ai des clés d’appartement. Elles sont à droite de la porte d’entrée. Ce sont les clés de l’appartement. Je suis attablée à la table de la salle à manger. Je demande par écrit à la commune où je suis née un extrait d’acte de naissance. Les clés de l’appartement sont accrochées en trousseau, une clé de la porte d’en bas, une clé du verrou d’en haut de la porte, une clé du verrou central, une clé de la boîte aux lettres. J’ai les carnets de chèques avec leurs talons des trois dernières années dans la boîte à chaussures en haut de la penderie du couloir, les plus anciens sont à la cave. J’ai la clé de la cave. Elle doit être dans la corbeille qui se trouve sur le guéridon de l’entrée. J’ai un permis de conduire valide ancien dans mon portefeuille que j’utilise comme pièce d’identité lorsque je signe un chèque. Le papier d’assurance, la carte grise et le talon de la vignette du pare-brise sont ensemble. Le livret de famille est dans le tiroir de la commode. J’ai gardé les factures des réparations des murs et des papiers peints du dégât des eaux d’il y a deux ans. J’ai un classeur dans le fond de l’armoire. Les papiers du contrat d’assurance de la voiture sont dans le classeur en fer avec les papiers de l’assurance et les reçus de loyers de l’appartement. Sur la table, se trouve une facture d’électricité et le coupon à détacher de la demande de loyer à glisser avec le chèque dans l’enveloppe. Les autres reçus des mois de loyer payés sont dans une grande enveloppe usagée dans l’armoire à côté de la table dans la salle à manger à côté d’autres enveloppes de factures, une pour l’électricité payée et une pour le téléphone payé et une autre où je mets les factures de la carte bleue. Je devrais ranger les petits carrés de papier de carte bleue de la semaine et noter les sommes. J’ai trouvé une feuille de papier. Le contrat de mariage est dans le tiroir de la commode. Ma carte de sécurité sociale est dans le tiroir du buffet de la salle à manger. J’ai marqué, en haut à gauche, mon prénom, mon nom, et mon adresse, l’adresse de l’appartement. L’assurance de l’appartement est dans la boîte en fer après l’assurance de la voiture, avant les reçus des remboursements de la sécurité sociale. Dans le tiroir du buffet qui se trouve le plus proche de la table de la salle à manger se trouvent la garantie de la machine à laver et la facture de réparation de la télévision, la carte de fidélité du marchand de café, un coupon ancien du pressing, des petits papiers. Les remboursements de mutuelle reçus par la poste sont dans une enveloppe à part avec le double des ordonnances médicales dans l’étagère de l’armoire, la plus grosse des enveloppes est celle des relevés bancaires reçus chaque mois pour surveiller, noter les erreurs, rangés en ordre chronologique. J’y trouve des informations, le nom, l’endroit, et la date des jours des achats sont marqués et conservés. Je ne sais plus de quand date la carte d’identité. Mon passeport a quatre ans, dans un an je dois le renouveler, il est dans le tiroir de droite du buffet. Le papier du divorce est dans le tiroir de la commode. Le crédit de la voiture et son échéancier sont dans l’armoire avec les documents de banque et les numéros des comptes en banque, et du compte d’épargne. Les documents de mon père sont dans le tiroir secret de la commode. La commode est dans la chambre, le buffet est dans la salle à manger, la penderie des manteaux et des robes est dans le couloir. Mon portefeuille est dans la poche du manteau marron pendu dans le couloir.

Les mêmes mots, les mêmes éléments.

Seulement, ici, c’est une fiction. Un personnage au féminin, et contextualisé : je suis assise à ma table. À mesure qu’on avance dans le texte, on visualise la porte d’entrée, une penderie, la salle à manger, le portefeuille et une boîte en fer, un tiroir de buffet.

Ainsi, après ce texte d’Anachronisme si singulier, et emblème de nos forges contemporaines, parce que l’accumulation devient récit, y compris dans sa responsabilité et sa gravité politiques, Christophe Tarkos en a repris les éléments pour en faire un texte narratif, la construction d’un personnage.

Seulement voilà : à consulter l’annexe de Le kilo, datant documents, fichiers, dossiers, je découvre que le texte narratif (Poème de l’enfance) date de 1996, tandis qu’Anachronisme est publié en 2001, si peu de temps avant le décès de Tarkos lui-même (1963-2004).

À preuve une étape intermédiaire, de nouveau dans Le kilo, qui semble une liste où l’auteur extrait du texte narratif les éléments futurs de l’accumulation. La voici, et le fichier d’ordinateur où la retrouveront les éditeurs de Le kilo les font lui donner pour date d’écriture 1999... 3 ans après le texte narratif, 2 ans avant l’accumulation. La voici :

carte d’identité
carte grise
vignette
papier vert
assurance auto
assurance maison
carte sécu
talons de chéquiers
remboursements, ordonnances
factures de téléphone
factures d’edf
le bail
les quittances de loyers le reçu du dépôt de garantie les contrats de prêts bancaires certificats de ramonage
factures d’appareil photo
le livret de famille
le livret militaire et les pièces justificatives les diplômes le contrat de mariage
livret de caisse d’épargne les fiches de paie
analyses médicales, radio, carte de groupe sanguin carte d’électeur les bons de garantie certificats de scolarité déclarations de revenus, les preuves du paiement de l’impôt fiche d’état civil
fiche d’état civil avec mention « non décédé » : certificat de
certificat de non-gage pour le véhicule
permis de chasse
extrait de casier judiciaire
certificat de vie maritale
carnet de santé des enfants
passeport
carte de fidélité des magasins
carte de téléphone
carte de la photocopieuse
clés de la voiture
double des clés de la voiture
certificat d’activité par l’employeur
contrat de travail
factures de réparations de l’auto
vignette de contrôle de la voiture et papier justificatif
papiers de la mutuelle

Alors nous, dans ces 3 versions ? Eh bien comprendre que l’écriture fictionnelle peut servir de moteur pour faire émerger un territoire neuf : l’enjeu, dans la relation où nous sommes au monde, de cette myriade de liens administratifs et reconduisant la norme.

Nous, on va explorer ces liens et ces normes, les nommer, les convoquer dans le texte. Mais on aura appris, via Tarkos, que cette convocation est aussi construction d’un personnage, de l’insertion de ce personnage dans un contexte (de spatialité, d’objets, mais aussi de temps : « je suis assise à ma table »).

« Je suis assise à ma table » c’est ce que j’ai failli d’ailleurs choisir pour titre à l’exercice. Mais le trousseau de clés est pile à la frontière, entre l’administratif, le privé, et l’objet matériel, à la fois commun et individuel. Dans le texte. Les clés sont « à droite de la porte d’entrée » et qui parmi nous pour ne pas en porter immédiatement l’image, voire le réflexe ? On partira donc du trousseau de clés, ces clés qu’on retrouve dans la version 3, Anachronisme, mais ce sont les clés de la voiture et non celle de l’appartement, tandis qu’elles ont disparu de la liste.

Dans Anachronisme c’est lui qui parle, et rien n’est spatialisé, aucun objet, pas plus de buffet que de tiroir que de portefeuille, encore moins de porte d’entrée, tandis que c’est tout cela rassemblé qui permet, dans la version fictionnelle, d’installer le contenu –- papiers, formulaires, courriers...

Alors à vous maintenant ce grand écart : tout passe par l’énoncé de ces papiers, formulaires, contraintes administratives, portefeuille vidé et papiers en retard dans la corbeille du bureau, mais ce qui nous concerne c’est ce je au féminin qui ouvre la version 1996 : « je suis assise », c’est bien de construction de personnage qu’il s’agit.

Et donc bonnes écritures !


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 juin 2022
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