82 | New York, Court Square Diner et 5 PointZ

tags : New York, 2013


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

82 | New York, Court Square Diner et 5 PointZ


L’adresse du Court Square Diner ces années-là on se la repassait comme une chose précieuse, qui ne serait pas accessible à un touriste ordinaire de New York : déjà, s’embarquer sur la brinquebalante et grinçante, cahotante ligne 7 (ça aurait été plus confort si les rames n’accéléraient pas si fort de station à station, comme pour battre un record de vitesse avant de freiner tout aussi excessivement pour stopper à la suivante), après traversée l’East River et enjambé sur un pont de fer (résonance accrue de son bruit formidable) une quantité incalculable de voies d’une gare de triage qui semblait recouvrir la Terre (chaque fois, photographier), une courbe vers la gauche, presque à la perpendiculaire, la contraignait bien à se restreindre provisoirement à un ralenti qu’on remarquait d’autant que les voies, pour contrebalancer le virage, s’inclinaient légèrement à contre et c’est ainsi que défilait devant vous d’abord le fronton puis les parois de cet immense complexe d’entrepôt qu’était alors le 5 PointZ (ça s’écrivait bien comme ça) — et qu’on soit sensible aux questions de mythologie urbaine, à l’art des grapheurs ou l’art des rues, le 5 PointZ se passait bien de vos préjugés pour juste émerger dans sa splendeur de la ville lentement défaite — on était sur Long Island pointe sud, avec Brooklyn à votre droite et le Queens à votre gauche, ensuite la 7 fonçait tout droit nord ouest, au terminus vous laissait dans une ville purement coréenne, vivante, chaude et grouillante, auparavant la traversée progressive de Flushing Meadows et son stade de tennis, le jeu était alors de repartir dans l’autre sens et vous arrêter au hasard dans n’importe quelle de ces stations et aller à pied en suivant les rails jusqu’à la suivante, vous traversiez ainsi le Mexique, deux stations de plus et vous étiez en Jamaïque ou autre constellation totalement oublieuse et ignorante de son implantation surprise dans les hauts de New York — en tout cas, dès après le grand virage, il fallait descendre à Court Square, et là impossible de ne pas le voir, le voir même en majesté, modeste majesté, le Court Square Diner était l’incarnation ou la démesure de tout le mythe de ces diners parsemant le territoire américain : aussi symétrique que Versailles ou le Capitole, un fronton blanc et deux ailes de briques, dès qu’on entrait un brouhaha non pas joyeux mais rien à voir avec ce quartier où, dirait Bruce Bégout, les rues sont devenues des routes), la traversée grise de Long Island par une suite compliquée de routes à six voies qui s’entrecroisent sans cesse et, au milieu, le tissu compliqué de ces immeubles de bureaux, de ces usines ancienne manière gardant encore cheminée, comme tout soudain marcher dans un film et le sentiment que chaque cent mètres de plus vous fait perdre de suite toute possibilité d’orientation certaine ou de géographie globale, mais qu’à revenir vers le viaduc où chaque deux minutes grince dans le ciel une rame étincelante (parce qu’elles même, les rames, prises dans ce délire des grapheurs et artistes de l’urbain) de la 7 vous aidait à retrouver le carrefour en étoile et l’immanquable Court Square Diner dans sa splendeur symétrique : je regardais hier soir sur Internet (parce qu’il va bien, merci), sa carte de neuf pages, depuis appetizers, sandwiches, jusqu’à plats chauds, les interminables séries de hamburgers à deux ou trois étages et puis les plats de spécialités, avant les desserts et les boissons, on peut entrer là et s’en tirer calé pour six dollars aussi bien que venir y attaquer en famille avec ancêtres et poussettes un menu royal à la charge du grand-père, les serveurs glissent comme de tout le temps courir, on vous recharge à mesure le verre ou le mug de soda ou café brûlant ou d’eau fraîche tout simplement et parce que vous aimerez le Court Square Diner vous aimerez tous ceux d’Amérique même s’ils ne gardent plus qu’un vague écho de ce que promet le terme générique de diner (encore que), puis ensuite, ressortant sur le carrefour sous le viaduc ou les rames en sens inverse de la 7 continuent de déchirer toute possible conversation, vous traversez sous le pont tremblant pour entrer dans les ruelles entourant le 5 Point Z, affectées du même destin que lui, l’entrepôt gigantesque au large fronton faisant face au virage aérien de la 7, cette ruine magistrale du présent exposée à la vue à même pas douze minutes de Central, en plein Manhattan, vous photographiez tout ce que vous voulez ils ne demandent que ça, entrer dans les cours et les escaliers sans qu’on ne vous y invite serait une autre histoire, c’est une ville dans la ville avec ses lois, ses règles et ses secrets (Court Square était le terminus de la ligne verte vous reliant directement à Prospect Park (celui où Lovecraft passait tant d’heures à lire ou écrire ses lettres), donc surplombant en plein à Red Hook le canal où la Mafia avant guerre se débarrassait des corps, et entre la gare et le plus gigantesque et rutilant IKEA du monde — on y revient, on y revient — cette entreprise de récupération de métaux où les pyramides d’inox, fonte, alu ou ferraille pré-triés à chaque camion sont soulevés par les tridents d’énormes grues avant d’être déversées sur des barges, hautes de trois étages les pyramides dans leur gamme de couleurs) mais aujourd’hui le 5 Point Z a été détruit, vidé d’abord (une autre fois où je suis venu) puis détruit ensuite (la dernière fois que j’y ai marché), les entrepôts et immeubles de briques rouges eux aussi ont implosé les uns après les autres et il faut la fonction horloge de Street View (encore cette chance, c’est un des plus anciens territoires dont le relevé photographique systématique ait été entrepris par Google) pour mesurer comment et à quelle vitesse une ville peut se superposer à une autre sans reste, quand tu marches dans tes souvenirs tu marches dans le passé, tes souvenirs ne te font pas arpenter une ville dont l’état actuel bouscule tes images et ravive que là, oui, était le 5 PointZ, mais que sur Terre était cette ville et que maintenant en est une autre, on descend à Court Square, on marche trois cents mètres pour visiter le PS1, l’antenne contemporaine du MOMA défendue comme une installation militaire, pensez, en territoire aussi loin des usages de civilisation, on avait fait cette visite où de salle en salle on retrouvait Yoko Ono et comme finalement on était quasi les seuls à ne pas l’embêter ou sans cesse la bigler on avait fini par se sourire, on redescendra à pied vers Manhattan guidé par les trois hautes cheminées de la centrale en face Roosevelt Island (bétonnée aussi, là où les herbes soulignaient encore mieux les dédales de l’ancien hôpital psychiatrique sans toit ni fenêtre), toute la pointe de Long Island est un Manhattan avec cent ans d’âge en moins qui joue des prouesses futuristes autant que ce que déploie Tokyo sur son front de mer jusqu’à Yokohama, c’est un autre monde, une autre ville, s’y promener n’a plus d’intérêt, ce n’est plus un monde pour piéton mais quand même : descends à Court Square, traverse sous le viaduc et entre au Court Square Diner et toute l’Amérique est là, qu’on n’écrasera jamais du doigt comme on a effacé le 5 PointZ.

 

Ailleurs sur Tiers Livre :
 souvenir de Court Square Diner & 5PointZ

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 janvier 2022
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