faire un livre #3 | Faulkner, le principe Vardaman

les ateliers d’écriture Tiers Livre, cycles été 2021


 

#3, Faulkner, le principe Vardaman


Ce sur quoi insiste cette vidéo :

 délibérément, pour l’instant, je ne cherche pas la continuité des textes, ni l’émergence de l’histoire qui les relie, mais plutôt des îles de narration et techniques, qui vont s’accumuler jusqu’à nous laisser percevoir leur architecture...

 l’élément qui les rejoint : multiplication et diffraction de la façon dont différentes approches énonciatives, modes d’énonciation, s’approprient le même fragment de réel (« savoir où est son timbre-poste, et puis alors creuse » dirait le vieux Faulkner, de mémoire) ;

 un autre axiome si souvent vérifié : les grandes innovations esthétiques, leurs ruptures, on les connaît bien sûr, mais le saut mental qui nous permet d’écrire directement avec elles c’est une autre histoire : on se force ici à le faire intentionnellement, non pour élargir notre palette narrative, mais pour s’établir dans un campement déjà basé sur ces techniques et innovations...

 et c’est bien l’apport magistral de William Faulkner dans son usage des monologues intérieurs en 1928-1929, avec un autre équivalent géant dans les déploiements de Virginia Woolf (je cite le récent livre de Cécile Wajsbrot sur La promenade au phare) : il n’y a pas de valeur absolue du réel, il échappe toujours à ce que nous en nommons, mais la multiplication des énoncés qu’en font différents locuteurs le produit comme diffraction, lui permet d’échapper au convenu romanesque, ou à la fausse omniscience du roman de l’ère précédente (ce qui ne signifie pas qu’on s’en remette à une notion de « progrès » en art : fascinant au contraire comme Faulkner fonde sa réflexion sur Balzac, Dickens, Tosltoï ou Dostoïevski) ;

 après la dure épreuve qu’a été l’écriture puis la publication de Le bruit et la fureur, le jeune Faulkner, pourtant déjà auteur de 6 livres, et qui gagne sa vie, quelques semaines durant, comme gardien de nuit de la centrale électrique (le moteur diesel monocylindre et sa génératrice) d’Oxford, Mississipi, a l’intuition d’un récit qui, contrairement à The sound and the fury s’établit sur une chronologie et une spatialité entièrement linéaires, tirant son tragique de cette simplicité même : la mère morte, dont on emporte le cercueil à la bourgade voisine, 24 kilomètres de là... ce sera As I lay dying, « tandis que j’agonise », phrase prise à un de l’Odyssée, visage qui se penche sur Agamemnon mourant et lui apparaît avec masque de chien...

 et d’emblée, dès le premier monologue de Darl, traversant avec son frère le champ de maïs qui les ramène à la maison, ce tour de force : alors que tout est si restreint, que tout geste est ordinaire, explicite, le réel qu’énonce chacun des locuteurs (une trentaine au total) n’appartient qu’à ce locuteur ;

 c’est l’exercice que je propose, en continuité des deux premiers : on arrête le temps, on fige la continuité du réel, et on va faire qu’il soit énoncé, séparément (mais ça peut être dans le même bloc-langue) par trois (au moins), cinq (au plus) de personnages, témoins, voire narrateurs extérieures (ce « quelqu’un arrive quelque part » de votre premier texte, tel que vous l’avez écrit, si vous l’imaginez raconté par trois autres écrivains ? — ce qui ne renvoie pas forcément à « l’affaire Lemoine » telle que Marcel Proust la raconte à la façon de Balzac, Zola, Saint-Simon, les Goncourt, mais ce principe de diffraction était déjà là en germe...) ;

 et maintenant ce que je nomme principe Vardaman : dans le monologue initial et massif de Le bruit et la fureur, Benjy, le narrateur, ne dispose pas de repères temporels : s’il s’en souvient, c’est que le réel est ainsi maintenant et il faudra à Faulkner les trois autres récits qui composent le livre pour démêler la géante obscurité du premier monologue... dans Tandis que j’agonise, le plus jeune des protagonistes, et le plus jeune de la famille, le petit Vardaman, est privé lui aussi de cette capacité auto-réflexive qui fonde le rapport du réel aux choses : au moment le plus crucial du récit tragique, ce sera le plus bref des monologues du livre, moins d’une ligne : My mother is a fish......

 pas de fiche d’appui, mais prenez le temps de parcourir, en librairie, bibliothèque... ou sur vos propres étagères, cette pâte si reconnaissable de Faulkner — par contre, dans les documents d’appui, une large partie d’un livre devenu inaccessible : Faulkner à l’université (1957) :

 parfaitement conscient de la retenue, voire de la frustration que je vous impose, mais à déployer ainsi, discontinue, résolument technique, la narration en germe, c’est sa force et sa complexité de rejointement qu’on prépare...

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 juillet 2021
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