« prendre » #01 | la littérature comme partition et action, Gina Pane

cycle hiver 2020, « prendre », prologue, les textes reçus



 image haut de page : Gina Pane, Enfoncement d’un rayon de soleil.
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la littérature comme partition & action, Gina Pane


Résumé de la consigne :

 le narrateur de Balzac, Flaubert et Zola observe, le narrateur de Proust, Cendrars ou Céline interfère avec ce qui l’entoure et rend compte de ce qu’il perturbe, mais avec les psychogéographies de Debord, comme avec les exercices pratiques de Perec s’amorce un virage : ce qu’on débusque du réel n’est pas perceptible autrement que par l’intervention directe de celui qui écrit, et fait récit de cette intervention arbitraire ;

 dans le domaine des arts dits visuels c’est une renverse qui s’amorce loin en amont, mais prend sa dimension la plus radicale dans les années 70, et en France avec deux figures principales, Gina Pane et Michel Journiac ;

 c’est le travail de Gina Pane à partir de 1970 qui lui donne sa pleine dimension : son corps devenu matière même de ce qu’elle nomme action — mais le chemin qui mène à cette bascule trouve son vocabulaire dans une série d’oeuvres magnifiques, poétiques et dérangeantes, tout au long des 2 années 1968 et 1969, partie en France, partie dans son Italie natale, et les titres sont eux-mêmes comme un poème : sa série des Terre protégée, ou Situation idéale : la terre, l’artiste, le ciel, ou le si beau La terre table de lecture, ou Prolongation d’un chemin de bois, l’étonnant et magique Pierres déplacées et cet Enfoncement d’un rayon de soleil reproduit ci-dessous, ou la série Projet du silence dans les carrières de gypse d’Uri.


 dans chaque cas, une action pensée comme unique et non reproductible (mais, dans l’exercice, cela peut être une action qu’on refait chaque année, c’est plutôt cette attention préalable à l’action comme rituel qui va compter, et rituel qui dérange, de façon presque même invisible, le contexte ou notre relation au monde : peindre, filmer, photographier en font partie), l’inscription d’un temps préparé en amont, exécuté selon une partition précise, prolongé et documenté (avec la photographe Françoise Masson, erratum à la vidéo) par un constat d’action — ces 3 temps, l’amont, la partition, la trace, je souhaite les retrouver distinctement (mais pas forcément de façon chronologique) dans les contributions ;

 Gina Pane, témoignent Anne Tronche ou Blandine Chavane, auteures des 2 principaux ouvrages introduisant à l’oeuvre, se servait en permanence, et à égalité, de l’écriture et du dessin –- dans le livre Lettre à un.e inconnu.e (titre vraiment nul, je regrette), sont rassemblés une part de ces notes (mais pas pour cette période des actions in situ comme Enfoncement d’un rayon de soleil, ses notes de cours (elle enseignait à l’École d’art du Mans, et a mené un atelier performance, le premier, à Beaubourg), ou des textes plus libres ou autobiographiques qui nous donnent une image suffisante de ces archives inaccessibles pour l’instant ;

 ce sont des extraits de ce livre qu’on trouvera dans la fiche d’appui, avec un souhait : rester au plus près de la note, du carnet, du non-rédigé parce que c’est un texte pour soi-même –- ce serait ma seule indication, mais je suppose que je devrais répéter 3 fois ce paragraphe pour me faire entendre, concernant les contributions à venir : travailler sur vous-même pour accepter un état brut du texte, un état non pas dé-construit, mais un état en amont du construit ;

Gina Pane, Terre protégée, 1

 c’est flagrant dans les extraits de la fiche d’appui : les passages où Gina Pane se contente parfois de simples accumulations de mots, frictions de mots, suite d’antagonismes, nous font voyager plus loin dans la représentation, ou vers la réalité disloquée par l’action, que lorsque ces mots sont sémantiquement organisés ;

 décisif et unique, dans l’héritage de Gina Pane, ce changement de paradigme dans le vocabulaire : la trace de l’action, c’est la planche photographique témoignant, de façon narrative (la planche reconstitue une histoire, pas seulement la documentation d’un instant du geste) de ce qui a été décidé (l’amont), exécuté (la partition), constitué comme trace — plus tard, elle accentuera cette importance du texte, à la fois proclamation (amont), partition (description de l’action) et accompagnement de la trace : c’est ce qu’elle nomme ses constats d’action, et je souhaite que cet exercice en reste au plus près : l’action ou le geste que vous allez décrire (ou effectuer, j’en parle, c’est aussi possible) va devenir dans votre contribution un constat d’action, et le respect de cette terminologie (comme le constat d’assurance) c’est ce qui déterminera la non-littérarité du texte et le constituera paradoxalement comme littérature, parce que le geste primera le récit ;

 en revenir chaque fois à la modestie du geste qu’on érige en rituel ou en ordre dérangé du monde : c’est flagrant dans l’oeuvre (l’action) dont le titre est Pierres déplacées, là on a un texte, bref : « Au cours d’une promenade dans la vallée de l’Orco (Italie), au pied des montagnes, la vue d’un amas de pierres de petite taille allant de 0,15m à 0,20m exposées au nord, recouvertes de mousse et encastrées dans une terre humide, m’a fait réaliser qu’elles ne percevaient jamais de rayon de soleil, donc de chaleur. C’est alors que j’ai pris la décision de les déplacer en les prenant une à une pour les déposer dans un endroit découvert et au sur. Premier acte in vivo qui consistait à inverser une situation immuable. » La trace est constituée, elle, d’une planche de 8 photographies dont 4 quasi semblables (les deux mains de Gina Pane partiellement invisible, penchée vers le sol, s’apprêtant à lever chaque fois une pierre, une de sa silhouette sur le chemin, vue de plus loin, transportant deux pierres, puis 2 photographies où elle pose les pierres dans la partie ensoleillée, de l’autre côté du chemin, enfin une photo des pierres au sol, rassemblées, sans Gina Pane ;

 sous le côté humble de ces notes que je demande de construire, mais au plus près de la temporalité de l’action (dans ses Projets du silence, le constat d’action commence par la durée : « l’action dure 30 minutes », ce que je cherche à provoquer c’est ce déport de la littérature, si décisif (mais qu’on peut retrouver désormais dans énormément de textes littéraires, souterrainement ou pas, comme chez Jacques Roubaud dont on fête aujourd’hui le 88ème anniversaire) : on ne fait pas récit d’un réel hors de nous, mais on fait récit d’une action qu’on répète, ou accomplit de façon unique, et qui dérange — pas forcément le réel lui-même (je cite les Performances invisibles du montréalais Steve Giasson), mais de notre rapport au réel, qui resterait à distance ou intouché sans ce geste ;

 dans la vidéo, je donne quelques exemples ou pistes (l’impro m’a même amené à parler de châteaux de sable sur la plage, mais crête qu’on escalade rituellement), à savoir si c’est geste ou action qu’on accomplit soi-même, ou qu’on projette sur un personnage, réel ou fiction, là j’aurais dû plus suggérer...

 à vous, alors, d’enfoncer vos soleils.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 6 décembre 2020
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