gammes #5 | ouvre la porte, décroche le téléphone, appelle le serveur

cycle été 2020 | outils du roman


 

ouvre la porte, décroche le téléphone, appelle le serveur


Ce que je vise par ce cycle, et cette proposition particulièrement :

 le roman agit en nous par la médiation d’une reconstitution mentale d’une bulle ouverte de réel, reconstitution que nous effectuons par nos propres outils affectifs et sensoriels, sur la base d’une proposition langagière que l’auteur a déployée, narrativement, spatialement, temporellement dans la fiction qui s’est détachée de lui et que nous tenons maintenant dans les mains ;

 ce fonctionnement creuse la littérature depuis toujours, même si l’acception actuelle du mot roman, comme artefact d’une illusion de réel, est récente (j’y reviens toujours : ni Madame Bovary ni Le rouge et le noir ne s’intitulent roman) ;

 la théorie littéraire revient en permanence sur ce fonctionnement-clé, le rouage probablement le plus élémentaire et le plus mystérieux de l’appel qu’est la littérature — des théoriciens comme Leo Spitzer (Etudes de style) ou Erich Auerbach (Mimesis) dans les années 70, le travail permanent du philosophe Jacques Rancières, le fondamental Pourquoi la fiction ? de Jean-Marie Schaeffer, et, pour qui voudrait s’y lancer, le lumineux Imagination et invention de Gilbert Simondon...

 au sein même de ce rouage, le fait simple et paradoxal de nommer : il ouvre la porte, dit l’auteur, elle décroche son téléphone, dit l’auteur, et nous visualisons depuis notre propre expérience ce dont il s’agit, la construction mentale de l’illusion de réel s’active, et c’est elle qui sera ensuite rémanente lorsque nous reviendons, enrichis, à notre propre expérience de vie...

 mais ce rouage est fragile, vieillit ou dépend de tant de traditions culturelles, ou des conditions sociologiques qui le contextualisent — l’art du roman, c’est de le rapprocher au plus intime, ou même de l’en faire naître, là où corps et perception, rapport au monde, prévaudront malgré le contexte : c’est l’immense poésie qui naît des promenades au quotidien de l’auteur du blog la-grange.net, Karl Dubost, depuis un village en bord de mer au pied du mont Fuji, et à qui une feuille d’arbre suffit pour écrire... ce rouage entre écriture et représentation, son appropriation à distance par le lecteur, ne concerne pas que la fiction, mais l’ensemble des dispositifs d’écriture...

Ce sera ma réflexion permanente, tout au long de ce cycle. Je préfère partir de ce qui m’anime, que prendre ça par le petit bout de la lorgnette. Mais c’est essentiel, prenez la phrase suivante :

Un homme se tenait debout devant le comptoir de la réception.

Que voyez-vous ? Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ? L’image que vous vous forgez est-elle la même pour chacun.e des participant.e.s à notre atelier ?

Pourtant, si j’entre cette phrase simple à l’extrême dans Google, en la plaçant entre guillemets, je découvre qu’elle est unique, n’a été employée que par un et un seul auteur, dans un seul livre... que probablement vous ne lirez jamais. « Elle frémit de tout son être : qui était ce visiteur ? », là on n’est plus chez nous !

C’est en ruminant cela que s’est imposé avec de plus en plus d’insistance une de mes plus étranges expériences cinématographiques. C’était à l’école d’arts de Cergy, le film présenté en tant que mémoire de création pour le diplôme cinquième année d’une étudiante d’exception, maintenant réalisatrice avec toujours le même goût de l’expérimentation, Raphaële Bezin.

Expérience majeure, un temps mis à dispo en ligne, mais les questions de droits d’auteur en ont chaque fois eu raison : décrocher un téléphone, ouvrir une porte à un visiteur, démarrer sa voiture, allumer une cigarette, regarder pensivement à une fenêtre, pour chacun de ces archétypes — une bonne vingtaine me semble-t-il — Raphaële Bezin avait collecté dix ou quinze scènes d’une à quatre secondes dans l’ensemble des films qui constituaient sa propre aventure de spectatrice, et c’était magistral.

Dans la vidéo, je raconte aussi le contexte de l’autre film de Raphaële, îs that what I think it is, qu’elle interprète elle-même et qui constituait la partie artistique de son diplôme.

Et c’est cette expérience (au passage, je mentionnerai cependant Annie Ernaux ou Régine Detambel) que je souhaitais vous proposer avec nos faibles et élémentaires moyens de l’écriture.

S’approprier un de ces archétypes (la porte, la cigarette, attendre au feu rouge dans sa voiture, se dire bonjour, se comporter dans une file à la caisse d’un supermarché, s’asseoir sur une chaise, lire un magazine dans une salle d’attente, appeler le serveur à une terrasse.... il y en a bien d’autres !), et le décliner en 10 exemples différents, 10 occurrences pour un même personnages, ou bien une occurrence pour 10 personnages distincts...

Alors : il ouvrit la porte ne sera jamais plus un réflexe neutre de narration, et la force implacable de ce que nous nommons roman est justement dans cette microscopique et jouissive torsion : comment les mots nomment les choses, en somme, rien de neuf, mais c’est cela notre art !

Et ne pas oublier le petit codicille !

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 juillet 2020
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