écrire | W, d’un éclatement fait personnage

exercice de construction de personnage, à partir du portrait annoté de sa mère par Georges Perec


 

W, d’un éclatement fait personnage


Note 26. [...] Ma mère n’a pas de tombe. C’est seulement le 14 octobre 1958 qu’n décret la déclara officiellement décédée, le 11 février 1943, à Drancy (France). Un décret ultérieur, du 17 novembre 1959, précisa que, « si elle avait été de nationalité française », elle aurait eu droit à la mention « Mort pour la France ».
Georges Perec, W, p 62.

Par contre, c’est une proposition d’un intérêt considérable, et double, que ce soit pour la pratique personnelle et l’invention de récit, comme pour la conduite d’un atelier d’écriture, tout public ou, au contraire, très pointu.

D’autre part, une proposition qui peut vous permettre de bifurquer dès maintenant vers le cycle vies, visages, situations, personnages, ou venir en complément et appui de ce cycle.

L’enjeu : cette proposition peut en partie être dissociée de son thème. J’y reviens dans la vidéo : la composition d’un texte ne s’effectue que rarement en linéaire, mais il faut apprendre à faire naître l’ampliation du sein même de ce qui déjà a été écrit. L’autre intérêt à maîtriser cette proposition qui vise à installer une suite de « satellites » disjoints, indépendants, autour d’un premier état bref du texte, c’est qu’ensuite ce travail mental s’accomplira dès le premier jet, contribuant à l’ancrer dès la première rédaction plus avant dans votre projet.

Par cela, je veux dire que la consigne va nous aider à produire un texte, qui probablement sera très surprenant, y compris pour son propre auteur, et qui, dans W de Perec, conduit à une forme parfaitement achevée. Mais ce qui m’importe, c’est le processus mental invisible dans l’acte d’écrire lui-même, quel qu’il soit, un de ses rouages importants, et qu’ici on va déplier en tant que tel.

Maintenant, W. On sait le point de départ, un feuilleton pour la Quinzaine littéraire, où il reprend un thème pour lui principal dans son adolescence, la construction d’une île toute basée sur les activités sportives. L’échec de ce récit (ou plutôt : que ce récit ne puisse dire que son propre échec) l’amène à une interrogation autobiographique, lui dont les éléments autobiographiques à sa disposition sont si minimes. W, le livre qui insèrera cette réflexion sur les éléments autobiographiques au récit de l’île, ne se présente pas comme autobiographie réalisée, mais presque une méthode de composition, le carnet d’accompagnement de la démarche d’écriture qui mène à une possible autobiographie.

Ainsi, ce passage essentiel (et imprimé en gras dans le livre), où Perec tente de noter, très à plat, les éléments d’information dont il dispose concernant sa mère, et simplement que ce soit exhaustif. Le texte fait un peu plus de trois pages.

Mais aussitôt (note 13, déterminante), un constat accablant pour lui, le prestidigitateur vertigineux des Alphabets : J’ai fait trois fautes d’orthographe dans la seule transcription de ce nom : Szulewicz au lieu de Schulevitz.

Perec accumule en tout notes, couvrant une dizaines de pages, chacune implémentée par un renvoi numéroté dans les 4 pages initiales.

Huit pages et demi pour les 27 notes, à comparer à ces 3 pages et demi du texte initial...

Alors, que vous alliez jusqu’à 27 ou pas (mais important d’avoir le chiffre dans la tête, comme possibilité même inatteinte, quand vous rédigerez, le véritable texte ce sera cet ensemble de 27 fragments disjoints, autonomes, éclectiques même peut-être, qu’on ne cherchera pas à intégrer ensuite dans le texte initial, mais on s’efforcera plutôt de garder en tête l’idée suivante : si on supprime ou efface à la fin le texte de premier jet, alors le lien à la source s’en va, et ce qui reste par ces 27 notes c’est une fiction...

La révolution littérale de W –- et notre consigne en découle, mais c’est le même principe d’écriture que Saint-Simon annotant le Journal de Dangeau puis les recouvrant du récit des Mémoires –-, c’est de ne pas fusionner les deux textes, mais de les laisser dans leur étoilement. C’est un principe de réécriture, par expansion, mais qui ne se constitue pas comme réécriture, et nous laisse face au procédé lui-même.

D’où mon ambiguïté de départ : en travaillant nous-mêmes un texte à deux étages, texte principal, constellation de notes, on s’autorise que ces notes puissent accepter l’informatif, le rectificatif, le zoom, l’anecdote, le souvenir rétrospectif, et que cela nous mette face à l’hétérogène d’un texte, la masse disparate des éléments qui le composent (faites la liste de tout ce qu’il y a dans Combray, du poulet qu’on égorge à la lanterne magique, de la revue militaire à la survenue de l’orage, du chien de Mme Sazerat au compliment des 2 soeurs du grand-père sur la caisse de vin offerte par Swann). Mais, consacrant une séance à ce processus même, ce qu’on souhaite éveiller ou réveiller, c’est comment cette quête globale du matériau disparate, en opposition violente à l’écriture qui doit continuer, rapide, unie, est un fonctionnement mental qu’il faut en permanence accepter, dans le temps même de l’écriture, comme producteur d’écart.

Comment s’y prendre ? D’abord, surtout pas comme Perec. On ne va pas prendre un personnage de l’importance qu’a bien évidemment pour lui sa mère. On va chercher ce personnage loin. On en sait très peu sur lui. Moins on en sait, mieux ce sera. On se base juste sur la question qu’il nous pose, ou sur l’importance ou l’énigme du souvenir. Cette première écriture, c’est presque une notice, un CV. On rassemble des éléments.

Et puis la liberté des notes. On ne se préoccupe pas de montage, ni dans quel ordre on rassemblera ou lira. Juste d’aller chercher le maximum quantitatif de ces notes. Leur fragmentation autorise qu’elles ne soient qu’un détail minime. Qui ne redevient accessible que parce qu’on a entamé cette démarche, mis à plat les premiers éléments du texte.

Maintenant, autobiographie et fiction. Construire un personnage en tant qu’invention fictive, je n’y crois pas –- la littérature est trop pleine de pages mortes. D’où vient Homais, de quel germe ? Un type qui prétend opérer le pied-bot et qui va rendre son patient infirme. Ayez un repère de cet ordre, et toute la construction viendra, on saura décrire les bocaux, les conversations, le tintement de la porte, et puis le bonhomme lui-même.

Ce qui m’importe, c’est que la fiction est d’abord une construction de lecteur. Le texte est toujours pris comme continu – puisque reçu séparé de la constellation qui l’a produit tel. Le texte qu’on écrit ce soir, avec cette méthode d’un état des lieux très simple, et d’une constellation de notes, va nous emmener dans la fiction grâce à sa discontinuité, quand elle sera recomposée par le lecteur hors de qui l’a écrit.

Et pourquoi pas même imaginer supprimer le texte de départ, et ne garder que l’univers des notes, comme procède un sculpteur avec son modèle à la cire, qu’on fait fondre ensuite ? Ils ne savent pas, ceux qui m’entourent à l’instant même, que c’est ce que je leur proposerai au moment de la lecture.

Mais imaginez que vous intégrez ceci dès le départ de l’écriture : la notice, puis la constellation, sachant qu’il ne restera que la constellation et non plus la notice ? Voilà, on est dans la fiction –- fiction avec personnage.

Ajout, à suivre ce qui se passe ici en direct : attention à bien écrire le texte de départ comme étant une instance provisoire, effaçable. Ce sont les notes qui comptent. Elles doivent constituer l’essentiel en volume. Si le texte fait un feuillet, il doit y avoir 3 feuillets de notes.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 9 avril 2020
merci aux 951 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page