entretien Franck Senaud, 1 | du lire-écrire, de la vidéo et de l’impro

un entretien en cours sur l’histoire de mon travail, et les enjeux numériques aujourd’hui



 note du 16 sept 2019 : un nouvel extrait de cet entretien, portant cette fois sur édition et mémoire du web.

On me l’avait proposé plusieurs fois ces dernières années, mais j’avais toujours évacué : un entretien global sur mon parcours et mon travail.

Quand j’ai rencontré Franck Senaud, à Evry, en mai dernier, on a d’abord constaté ce qui nous rapprochait sur la question de la ville, puis de l’Internet. L’idée c’était juste un échange de questions réponses pour sa revue Préfigurations (avec ici un extrait du début de notre échange).

Seulement, voilà trois mois que ça dure, et un fichier qui fait plus de 220 000 signes ce matin. Parfois une gêne de ma part : des réponses aussi longues à des questions aussi brèves. Mais, dans ce jeu de sparring partner, ce qui m’a déboussolé et provoqué dans les envois de Franck (et des fois il tire lourd), c’est qu’ils partent toujours de la pratique. Non pas depuis ce fétichisme de l’artiste ou de l’écrivain qui fait gerber dans tant d’entretiens. Alors j’ai répondu, chaque fois le matin au réveil, comme plonger en apnée dans l’inconnu et l’arbitraire de qui s’est dessiné progressivement dans mon travail ces dernières années, et notamment avec l’arrivée de YouTube.

Je ne sais pas ce qu’il va advenir de cet ensemble. On a décidé avec Franck Senaud qu’on l’arrêterait à convenance, mais pour l’instant, je crois — à notre double surprise —, qu’encore ça dérive, ça avance plus loin.

Le proposer à un de mes anciens éditeurs ? On verra s’il s’en manifeste. Le reprendre dans Tiers Livre Éditeur ? De toute façon, comme trace, comme outil, comme ergonomie.

Ci-dessous extrait des échanges de ces derniers dix jours, depuis la veille du départ à Natashquan à celui de ce matin.

On ne fait pas ça deux fois dans sa vie, étrange et non étrange que ce soit venu maintenant : merci Franck.

FB

Nota : en tant que document de travail en cours d’élaboration, le fichier global de cet entretien est ouvert, communication sur demande.

Photo haut de page : en lecture avec Dominique Pifarély, Saint-Léger-la-Pallu, festival Archipels, juillet 2019, © Corinne Troisi.

 

du lire-écrire, de la vidéo et de l’impro


Est-ce qu’on écrit différemment selon les supports ? Tu cites souvent Michaux, c’est cette plasticité que tu apprécies chez lui ?
Comment répondre à une telle question, alors qu’on a vu s’amorcer si récemment un tel bouleversement des supports ? L’histoire générale des mutations de l’écrit ne compte que très peu de mutations : celles de la tablette d’argile se sont étalées sur 2 800 ans. D’emblée on était dans ces prismes : écrire pour la radio, pour le film, pour le théâtre, ce n’est pas écrire pour l’espace clos du livre. Et le livre, en tant que production éditoriale, n’est pas la diffusion brute du texte, mais le dialogue typographique avec sa spécificité. Sont venues les pages html, et le nombre très restreint de personnes qui y avaient accès. Cinq ans après mes premières mises en ligne (il y a des traces sur mon site), les styles css qui permettaient une charte graphique globale pour ces pages, et donc de composer ce qu’elles disent en fonction d’un geste de lecture, scroll ou lien hypertexte. Quand on a commencé en 2008 nos expériences epub, l’enjeu c’était bien l’ergonomie du livre numérique, et de suite une ambivalence : produire la lisibilité de livres conçus pour support traditionnel, et en même temps s’appuyer sur une autre gestuelle, d’autres usages et supports, pour concevoir des récits d’une autre sorte. On était tous dans le rêve d’une explosion multimédia qui n’est pas advenue. Des usines à gaz pour ajouter des images animées, des sons, des porosités avec le web, la géolocalisation. Toutes ces expériences étaient passionnantes, mais je m’y suis progressivement de moins en moins impliqué : le seul espace qui m’a vraiment attrapé pieds et poings liés, c’est comment le web en lui-même pouvait s’appuyer des images et des porosités hyper texte pour recréer l’illusion de réel qui jusqu’ici était l’apanage exclusif du roman. Peut-être qu’on se fossilise selon sa propre date d’entrée dans le web : là je te réponds d’un Mac’Do, et il m’a toujours semblé composer pour le laptop nomade. Le smartphone a relégué l’iPad à des fonctions utilitaires, et minoritaires -– alors que pour nous son arrivée avait été un tel rêve – mais je ne compose pas pour le smartphone, je ne l’utilise que pour les réseaux sociaux, même les vidéos c’est rare que je les visionne sur l’iPhone. Avec la vidéo on a peut-être une rupture : publication d’emblée appliquée à la nature transmédia de l’écriture. Mais alors un retour à la fixité de l’objet livre d’avant : pas possible de les modifier, un codage extrêmement contraignant, une linéarité de l’attention dans le récit. Donc pas de panacée. Par exemple, les formes live avec vidéo c’est un espace d’invention en soi. D’où le fait que ça amène et n’amène pas à la deuxième partie de ta question : clairement, ce qui me passionne chez Michaux, c’est la nature fantastique de ce qui s’y invente, même parfois dans les textes en une ligne de Poteaux d’angle. Au point qu’un des mystères pour moi de son propre rapport à ce qu’il écrivait, c’est comment a dû être assourdissant pour lui le fait que, partout où il se risquait, Borges loin à l’ouest et Kafka loin à l’est, ou Daniil Harms, s’étaient déjà frayés chemin et l’y avaient précédé sans qu’il le sache. Ce n’en est probablement pas une conséquence, mais une révolution elle spécifique à Michaux, c’est que le livre à quoi aboutit l’expérience est le chemin progressif qu’ont pris les textes qui la constituent. Alors effectivement auteur décisif, central, de même que Cendrars et ce qu’il écrit du rapport à la ville d’après son expérience du cinéma et du phonographe, dès 1911. Mais, quelle que soit l’importance et la nécessité de l’étude permanente des géants, ce qui compte -– ça vaut aussi pour Rabelais, Baudelaire, Balzac –-, c’est de scruter le saut mental auquel ils procèdent dans son contexte temporel précis. Parce que rien de ce qu’ils nous lèguent n’est une aide directe dans l’obscurité où on est. Les lunettes Snapchat (Google et Apple semblent avoir renoncé pour l’instant) pourraient être de magnifiques outils à mêler texte et réel, donc le numérique sans écran. Et probablement la réponse à ta question : la seule possibilité de survivre et d’être digne dans tous ces chamboulements, de rester fidèle à ce qui nous lie au langage, et donc d’écrire toujours et toujours la même chose quel que soit le support, non ?

Tu décris ce que tu écris : parviens-tu à avoir un regard, à voir ton propre œuvre ? À y mettre des périodes dans cet ensemble ?
La découverte de Balzac, vers mes quinze ans, a été tellement importante, même si ma chance c’est que j’étais lecteur depuis toujours, qu’il y a une bascule : la conscience qu’un univers de représentation reconstruit par le mental pouvait valoir autant que l’univers dit réel, celui qu’on perçoit. Là j’utilise des formulations à la Simondon, mais c’était bien le sentiment éprouvé : le roman remplaçait le réel, et pouvait s’étendre à l’infini. Plus tard, j’ai calé longtemps à Proust. Quand enfin ça s’est débloqué, je l’ai tout avalé d’une traite et j’ai refait plusieurs boucles entières depuis, j’ai eu une sorte de vertige à ce passage du début de la Prisonnière où le narrateur, qu’on découvre soudain capable de « réduire » une partition d’opéra de Wagner en jouant du piano (il n’a jamais appris, qu’on le sache, dans la Recherche), gamberge sur le fait que la construction de la Comédie humaine s’est révélée à Balzac alors qu’elle était quasiment écrite aux deux tiers : unité rétrospective, donc non factice, écrit Proust, dont le narrateur est alors confronté au paradigme suivant : comment je puis écrire intentionnellement une œuvre dont la construction ne sera non factice qu’à cette condition de s’imposer rétrospectivement ? Et non seulement il trouve, mais c’est le chemin qui l’emmène, lui Marcel Proust, à la mort. Je crois que depuis on est tous livrés à ce paradigme, et chaque grande œuvre en est comme une figure. Michaux, dont on parlait hier, ou Beckett, ou Sarraute et tant d’autres. Ça doit paraître lassant, mais quand je me confronte à mes propres apories je fais « tourner » la problématique dans l’œuvre des autres, leur arbitraire, leurs défauts, ce qui aurait dû les rendre « insauvables » (je pense à Cendrars). J’ai compris il y a très longtemps, et très obscurément que la notion « d’œuvre » n’était plus forcément pertinente en tant que tout, que grand bloc unifié, intentionnellement décrété. À cause de la Prisonnière justement. Ça m’a permis de marcher en avant, mais chaque rupture est douloureuse, c’est une utopie qui casse : quand Minuit n’a pas voulu de mon Enterrement, savoir intérieurement que l’idée du roman tous les deux ans c’était fini, et aujourd’hui je trouve plutôt pathétique tous ces types que j’estime, dont souvent les livres ont compté pour moi, mais qui ne lèvent pas le petit doigt pour venir sur le web. Le rapport à la non-fiction dans les dix ans chez Verdier, puis leur refus de me suivre sur l’aventure Rolling Stones, et Fayard qui prendra le relais avec Olivier Bétourné, oui sans doute ça définit des étapes. Mais la vraie bascule est plus impalpable, c’est le moment où le site est devenu plus important que les livres, et progressivement les a phagocytés dans sa propre unité. Et là, tu n’es plus que tout seul pour les inflexions : ces deux ans, l’impression que ce qui creusait en moi, l’impro vidéo, c’était légitimé par mon rapport le plus profond à l’écriture, absorbant aussi ce qui me relie aux ateliers d’écriture -– le moment de surgissement du texte. Publier ce moment même qui est la venue de l’écriture, et ce que ça déplace des formes, des constructions, des séries. Ça pose des tas de questions annexes : à entretenir (avec une petite poignée d’amis) les sites de copains morts, je sais bien comment un site se racornit s’il n’est plus alimenté et recodé en permanence, c’est un geste d’auteur, et non pas un château de mots. Le mien est partiellement archivé par la BNF, mais ce qui définit un site, c’est l’ensemble de ses inter-relations, et non pas son archive noyau. Et en passant à la vidéo, l’espace de diffusion et le lieu d’archive (non pas le fait d’avoir un disque de sauvegarde à la maison, et même un miroir sur Vimeo, mais archive au sens où ça puisse être appelé et consulté sur le web) c’est YouTube, donc le bon vouloir des silos de Google -– peut-être une de ces anciennes stations pétrolières dans lesquelles ils placent leurs serveurs pour meilleure réfrigération, ou bien simplement la fascination qu’il y a à penser le fonctionnement du cloud, les archives se recomposant depuis là où on les convoque le plus fréquemment. Un livre qui m’a beaucoup mâché intérieurement, et que je continue de porter lourd dans mon cœur, c’est Une part de ma vie, de Koltès : une compilation chez Minuit, pile dix ans après son décès (1999) de l’ensemble de ses entretiens, parfois à des revues de théâtre très confidentielles, parfois à des grands journaux, dans l’éblouissement Chéreau, avec des questions très superficielles mais des réponses infiniment décalées, et comprendre que même une œuvre comme celle-ci, que j’avais eu la chance non pas de voir naître, mais de suivre toutes les reprises chez Minuit, et même de parler à Bernard (de Balzac, justement), la compréhension de ce qui s’y jouait de majeur ça ne s’était produit pour moi que bien ultérieurement, longtemps après son décès, alors que lui il l’énonçait déjà. Idem d’ailleurs en partie pour Perec : quand j’ai commencé à le lire, début des années 80, je connaissais plusieurs personnes qui le fréquentaient. Mais c’est seulement bien après sa mort, voire dix ans après sa mort, que j’ai commencé à comprendre l’importance fondamentale d’Espèces d’espaces, ou de W. Alors comment être capable de savoir ce qui se passe pour soi-même. Dans les autrefois, je m’étais toujours dit que si je passais l’âge de décès de Balzac ou Proust (déjà sept ans de plus que Baudelaire ou Lovecraft, bien plus que Lautréamont, mais moins que le vieil Hugo dont l’œuvre est de plus en plus folle à mesure qu’il écrit), je ferais ce que je voudrais –- des années que je me dis qu’un jour j’écrirai sur Balzac et la boucle sera bouclée. Cette autorisation intérieure, non déterminée par l’objet qu’elle construit, c’est ce à quoi on travaille le plus en atelier d’écriture, autant dans mes six ans en école d’arts, qu’avec les jeunes auteurs qu’on accompagne. C’est cette autorisation mentale qui épuise le plus d’énergie intérieure, justement parce qu’on ne sait pas où on va, et qu’est si fragile le sentiment de nécessité ou d’obéissance qui vous y pousse. Des fois tu es le matin devant ton ordi, tu allumes et tu te dis : mais qu’est-ce que j’ai foutu depuis trois ans, où est ton livre ? Et puis tu te remets à penser à ta prochaine impro, peut-être seulement le soir, peut-être le lendemain, ou tu recodes des vieilles pages du site.

C’est en étant lecteur que tu te comprends/penses comme écrivain ? As-tu eu des lectures d’enfance réellement ? Ou ne comptent-elles pas/plus ?
Je ne me pense pas comme « écrivain », le mot est né au XVIIe siècle (je crois qu’on en a parlé déjà). Mais dans mon rapport à l’écriture, ce qui est différent, ne suppose pas une constitution symbolique dans un contexte sociétal donné, le lire/écrire est vécu -– pas par moi seulement -– comme un écosystème où les deux termes sont indissociables. C’est même la clé qui nous permet de penser la transition actuelle dans les différentes figures de ce lire/écrire depuis l’origine. C’est une question décisive, parce que ceux de ma génération abordaient quasi naturellement l’écriture depuis leur immersion ou leur passion lecture. Elles nous faisaient passer droits, portés sur une paume gigantesque, jusqu’à la page d’écriture. Or ces usages de lecture, qui n’ont jamais été le fait d’une part massive de la population (et, symétriquement, jamais de classe de lycée où on ne constate pas encore la présence de quelques grands lecteurs), sont eux-mêmes objet d’une mutation radicale, liée aux supports, à la fragmentation, à la fin de la hiérarchie qu’a pu surplomber provisoirement le livre pour la transmission d’information à distance. Question essentielle pour la transmission : le socle de la lecture livre, qui continue de structurer les dispositifs éducatifs, a largement volé en éclats dans les usages individuels. Je suis parfaitement conscient des hasards qui m’ont permis l’accès à la lecture : la disponibilité à la maison des livres de prix attribués à ma mère à l’école normale d’instituteurs de Luçon, à la toute fin de la guerre : des albums reliés et illustrés où j’ai découvert Anna Karénine ou David Copperfield. Et que ma mère nous a permis l’accès à volonté aux livres, les Rouge & Or, la Bibliothèque Verte, les Jules Verne… La lecture était mon seul contact au fait esthétique, ni musique ni musées. Puis, en quatrième, le prof de français qui choisissait les livres scolaires, et c’est comme cela que Stendhal m’est tombé sous la main, et je n’ai jamais su ce qu’il nous avait choisis au printemps 68. Cette même année, le carton des Balzac de mon grand-père maternel embarqué pour les vacances d’été, et une rébellion parentale (je n’avais aucune envie de passer un mois sur le bassin d’Arcachon, j’en apprenais bien plus en travaillant à la station-service) qui fait que pendant trois semaines je ne suis sorti ni de Balzac, ni de la chambre. Est-ce que ce sont des prolégomènes obligatoires pour accéder à l’écriture ? Je ne pense pas, sinon je ne ferais pas d’ateliers d’écriture. Mais dans le chemin pour s’approprier l’écriture, pas possible pour l’instant d’en faire l’économie, alors même que ce qu’on produit s’est installé hors du livre, qui continue de nous y donner accès. Et ça se joue en grande partie dans l’enfance, ça ça continue dans toutes les disciplines. Et pas question, même à 66 balais, d’être naïf quant à la lecture : ça se travaille comme on va à la salle de gym. Ce n’est pas une astreinte, ni une hygiène au sens de Flaubert enjoignant à Maupassant de lire trois quarts d’heure minimum tous les soirs, mais c’est une construction permanente. La lecture seule donne accès à la lecture. Et je dis ça bien conscient des difficultés que j’ai moi-même à m’y tenir, ne serait-ce que parce que le plaisir physique et symbolique de l’acquisition des livres est devenu tellement plus rare, quoiqu’on reste insatiable.

Question (qui peut sembler bateau) as tu toujours lu de la même façon ? Je parle à la fois de rythme et d’espaces. Comment a-t-elle évolué ?
Quand on essaye de penser, donc de l’intérieur et à tâtons, la mutation numérique en cours, et ses ondes de choc, on oscille en permanence entre histoire longues fréquences (tablette, rouleau, codex…, leurs propres transitions et superpositions) et histoire très brève fréquence, ce qui se passe pour chacun d’entre nous entre l’achat du premier ordi (pour moi 1988), le premier passage au laptop (1993), la première connexion Internet (1996), etc… Ce n’est pas pour donner valeur aveugle et absolue à l’historicisme, mais parce que toute entreprise de se rapprocher d’un tel objet suppose ces déplis multiples du temps. Là encore, les plis et déplis de Deleuze, l’approche de l’objet technique de Simondon ou les thèses sur l’histoire de Walter Benjamin, nos outils sont à la fois récents et éprouvés. C’est pour cela que rien de « bateau » à ta question : impossible de comprendre et agir sur ou dans le lire/écrire sans retourner comme un gant l’histoire de ses propres outils (je dois avoir ça sur mon site, une « histoire de mes machines à écrire », comme je crois que j’ai aussi une « histoire de mes librairies »). On a des outils aussi pour ça : Borges, et son fidèle Alberto Manguel y ont beaucoup œuvré –- ou côté Walter Benjamin son Enfance berlinoise et son article Je déballe ma bibliothèque. Un des grands renversements conceptuels de Proust c’est que la Recherche s’inaugure littéralement par une expansion interne de ses « Journées de lecture », initialement préface à une de ses traductions de Ruskin. C’est un exercice paradoxal, parce qu’à double niveau, et je pense qu’il en est de même pour les danseurs et les musiciens, peut-être : repasser à intervalles réguliers dans les lectures (pour nous), c’est se replacer à la fois dans l’histoire de sa vie à ce moment précis, et sur le chemin des intuitions nées à cet instant. C’est donc un exercice du présent, un des exercices continus de la fabrique d’écriture. Relire ce n’est pas lire à nouveau, c’est un travail mental de reconquête via un outil privilégié, presque mystique. J’ai chaque année une phase Jules Verne, des dimanches Simenon… Ce genre d’archéologie subjective n’a pas d’intérêt à être transcrit pour les autres, ce qui compte c’est d’inciter chacun à faire la sienne. Pour moi, oui, les expériences textuelles en amont de la lecture autonome comptent toujours. L’émerveillement aux livres d’avant mes dix ou onze ans aussi, avec des images (des souvenirs d’images, ou tel livre perdu) extrêmement précises ou intenses. Puis sans doute une sorte de révolution profonde vers onze ou treize ans, qui fait que non, je ne relis pas Jules Verne au hasard (ça m’arrive, j’ai tout dans mon Kindle), mais que je reprendrai encore et encore les Jules Verne de la découverte, Nemo, la Begum, la Jangada, les Carpathes. Je suis encore dans l’impossibilité de comprendre réellement ce qui a pu se passer dans ma tête en découvrant, dans l’armoire vitrée du grand-père maternel, le Scarabée d’or d’Edgar Poe, sinon que je devais avoir douze ou treize ans et que cela m’a lié irréductiblement, définitivement à quelque chose de l’ordre de la composition, du secret, du geste d’écrire. Je dirais qu’ensuite, avec Stendhal en 4ème puis Balzac en seconde, il y a eu cette phase d’appropriation qui m’a été plus tard, sans que je le sache à ce moment-là, le plus beau viatique : Dickens, Dostoievski et d’autres, Zola bien sûr mais sans que jamais ce soit de mon goût, ni me provoque le vertige des autres. En première, le hasard me fait tomber sur Kafka, et là il y a une cassure : je suis au bout de quelque chose. Je n’ai jamais cessé de lire ensuite, par exemple les surréalistes à la fin de la terminale, la découverte mais trop tardive de la poésie, Tzara, Éluard, dans ce moment-là aussi, puis la philo, mais il y a quand même un gros trou. On avait autre chose à s’occuper. Ça a duré jusqu’en 1977 : quand je pars à Paris avec juste mon sac, qu’un copain m’héberge dans sa piaule de bonne rue Lafayette et que je fais les boîtes d’intérim pour un job, je sais résolument que je veux écrire et que ça passe par lire. Reprise de Kafka, puisque c’est là que ça s’était arrêté, puis le continent Flaubert. Suivre le fil de Maurice Blanchot : je ne connaissais ni Rilke, ni Mallarmé ni personne. Je me suis mis dans l’idée de lire tous les livres dont Maurice Blanchot parlait. Par exemple, je crois dans La part du feu, il y a une toute petite note, du genre « ceux qui ont lu ce livre culte qu’est Au-dessous du volcan me comprendront », et tu bascules dans Lowry. Dans cette période, deux autres ruptures majeures, sans point commun : le nom de Faulkner est une sorte de panonceau incontournable, je bloque à Le bruit et la fureur, je comprendrai plus tard pourquoi, mais avec As I lay dying (en anglais) et Absalom j’entame un compagnonnage de quatre ou cinq ans extrêmement important. De ce moment aussi que je commence à lire de façon à peu près indifférente en anglais et en français, même si je parle extrêmement mal. Et l’autre choc, irréversible, Le voyage au bout de la nuit. Tout d’un coup je comprends l’écriture de flux (pas simplement Céline, plutôt l’association Céline et Faulkner). Que la prose peut être massive. Si l’histoire personnelle de l’écriture c’est toujours une histoire des autorisations intérieures qu’on se construit, ces deux-là m’ont autorisé la prose. Quelque part, Sortie d’usine naît du Voyage, comme des lambeaux échappés, retrouvés à distance. Je n’ai jamais lu les pamphlets, le Guignol’s Band m’a lassé, mais Nord, Rigodon, D’un château l’autre c’est un triptyque essentiel de notre littérature, avec le paradoxe que ça part du mauvais côté (ce qui n’est pas le cas du grand geste libertaire du Voyage), comme Ernst Jünger qui lui est si parallèle. Dans cette période, évidemment, mais pas à cause de Minuit (Robbe-Grillet m’a complètement snobé quand je l’ai croisé dans les escaliers de la rue Palissy, au contraire de la gentillesse de Beckett, correspondu aussi avec Claude Simon –– et lui je suis resté lecteur assidu, Gracq, Simon et Saint-John Perse trois figures contemporaines, dans le creux inverse des deux guerres, et pour moi tutélaires, je ne délis pas Julien Gracq, un des très rares avec qui j’ai voulu échanger en direct, ce qui est tellement décevant en général). Après on peut aller plus vite : Proust, Proust, Proust. Et dans l’élan de Sortie d’usine, l’idée absolument troublante que j’ai le droit de ne plus rien faire que des livres, un chemin raisonné, quitter l’irruption brute, au sens d’art brut. Racine, d’Aubigné, Chateaubriand, l’infini compagnonnage de Nerval, ou Conrad, une sorte d’assomption. Dix ans après, on y voit plus clair. Il y aura d’autres grandes irruptions, mais plus rares : Michaux je n’étais pas prêt. Ou Sarraute. Bien sûr Saint-Simon, sorte de voyage qui ne finit pas. Une sorte d’école totale de la langue. Et boucle plus récente, peut-être depuis que l’enseignement a pris une place plus importante : beaucoup de web, assumer le web comme lecture, dans sa fragmentation, sa fragilité, ses amplifications du tiède comme du pire, mais vivre assis à une table encombrée de bouquins, et que passer deux mois sur telle problématique de Baudelaire ou de Rimbaud, ou lire dix lignes de Du Bouchet et s’arrêter, ça peut être aussi dense que les nuits blanches dans les romans de la grande découverte. Maintenant, je ressasse tout ça, pas sûr que j’aie besoin d’en sortir. Appartenir à ce pays, on se moque bien des zigotos qui nous regardent de haut, comme hier soir le cuistot à ce camp de Natashquan : « c’est foutu votre truc, personne en veut plus de vos livres », et moi j’ai décidé que je passerai le reste de cette semaine sans bouffer de sa bouffe. Et reste l’autre vertige : je dois tout cela à l’armoire à porte de verre d’un instit qui ressemblait comme un frère à un autre trente kilomètres plus loin, de l’autre côté de Niort, Ernest Perochon, qui écrit sur l’arrivée de l’eau courante et la première passion de l’aviation, et aura le Goncourt avec un livre à compte d’auteur. Ce hasard qui m’a été favorable, comment en continuer le seul possible pour celles et ceux d’aujourd’hui, quand le livre a définitivement été éjecté de cette symbolisation sociale ? Je crois que c’est en partie aussi ce qui me relie aux ateliers d’écriture.

Il n’y a qu’une réponse comme celle-ci qui va rendre passionnante la suivante : qu’est-ce que tu n’as pu lire alors ? Qu’est-ce qui t’est tombé des mains ?
La bibliothèque porte en elle-même, presque par définition même, l’idée qu’elle puisse être exhaustive. D’où la fabuleuse fiction de Borges. Je crois au contraire que la piste de chacun dans l’immensité des lectures ce serait peu à peu, en arpentant, comme mettre à jour les traits d’un visage caché, où on apprendrait à se reconnaître soi-même. Et qu’évidemment ce dessin comportera toujours des zones blanches, comme des circuits à reparcourir sans fin, presque comme des rituels d’accès. Il y a probablement des métaphores équivalentes pour les musiciens, comme pour les violonistes ou violoncellistes avec leur pratique de Bach, ou les pianistes avec Scarlatti etc. Il y a un énoncé pragmatique fixe : une sorte de devoir d’acquisition, qui serait remonter la langue vers son origine –- sinon que cette origine est ouverte, et remonte à bien plus loin que la langue qu’on pratique. Et une autorisation tout aussi pragmatique : n’avoir parcouru qu’un segment parmi tant d’autres possibles. En tout cas c’est ce qui guide quand on travaille en creative writing, aider l’autre à se constituer son propre chemin de lecture et y être autonome. Alors ta question renvoie à tous mes manques et ça fiche la trouille. La découverte de Freud, fin de la terminale, a été une onde de choc profonde, mais – hors la Traumdeutung –-, je n’ai jamais été plus loin dans le continent des lectures psychanalytiques, ou de la philosophie associée : Lacan ou Derrida je cale au bout de trois lignes et ce n’est pas glorieux de l’avouer. Idem toujours eu un blocage énorme avec les livres de sociologie, dans leur ensemble, alors même qu’on me les renvoie toujours à la figure puisque les contenus que j’explore sont à haute tension sociologique. Une fois Pierre Bergounioux m’a offert un livre de Norbert Elias, je l’ai toujours gardé mais jamais lu. J’ai acheté tous les Mauss à cause des intitulés de chapitre, mais jamais pu aller plus loin. En littérature c’est pareil : je pratique et enseigne Joyce, mais n’ai jamais eu le sentiment de le comprendre ou de m’en sentir proche. Dans les grandes figures du XXe siècle je sais qu’il y a des noms comme Gombrowicz, Roth, Nabokov, tant d’autres que je n’ai jamais lus. Nabokov me répugne dès que je l’ouvre. Je ne pense pas que ça ait une importance essentielle, si on raisonne en termes de lignes et parcours, et non de surfaces ou de thésaurisation. Puis avec l’âge on renforce ce pragmatisme, on se force moins. Ça n’empêche pas les révisions, les bouleversements, les trappes où on tombe : il n’y a que depuis dix ans que je pratique vraiment Michaux. Flusser n’était qu’un nom jusqu’à un déclic qui s’est produit il y a trois ans, et là maintenant place centrale. Disons qu’une réponse à ta question serait l’éloignement de plus en plus total du roman, sinon inséré dans son contexte précis, donc justement ceux qu’on a déjà évoqués plus haut, Proust, Kafka, Faulkner, Céline. Je reste curieux des inventions ultérieures, mais c’est plutôt une curiosité ornithologique. Et un enfoncement soit dans l’histoire de la littérature, soit dans les œuvres qui plongent dans ses mécanismes même. Je ne connais pas la lecture divertissement, je reste complètement happé par ce qui me trouble dans mon rapport esthétique au présent.

Il y a des périodes de lecture mais il doit y avoir des temps ? Moi j’aime particulièrement les formes courtes, essais, des choses qui ont à voir avec la parole justement (certains que tu cites) : Michaux, Nietzsche, Céline, ton Rabelais. Lis-tu de la même façon ces formes et ces monuments de Balzac, Proust ? Cela a-t-il évolué dans le parcours que tu décris ? Cela marque-t- il ton écriture ?
Je crois que le verbe en trop c’est « doit ». Il y a une affinité entre la lecture et les heures du jour de la nuit, voire les saisons. Des lectures d’hiver et des lectures de voyage. Des lectures permanentes ou cycliques. J’ai souvent rapport à un ou des textes de poésie le matin, même si les heures suivant le premier café c’est plutôt pour écrire, dans une loi que ce ne soit pas commande ou obligation. J’ai souvent, sauf dans les périodes vadrouille, ou quand c’était les jours école d’art, des lectures de début d’aprem, un moment de repli ou de toute façon le travail pour moi c’est stérile, mais depuis deux ans c’est plutôt le moment de la salle de gym. Et j’essaye d’avoir toujours un temps de lecture non connectée le soir, mais c’est aussi le moment où je fais mes petits montages YouTube donc je me laisse un peu vivre. Pendant longtemps j’étais plus organisé que ça. Fragments ou formes courtes, ou formes longues, je ne fais pas vraiment la différence. Les architectures longues ont toujours une instance fractale, au moins dans leur genèse, ou leurs rythmes, leurs séquences, avec les étudiants on travaille toujours beaucoup là-dessus. Idéalement, mes grands souvenirs de lecture adolescente c’est la plongée à pleine nuit, voire sur deux ou trois jours non-stop, ça m’est encore arrivé jusque vers 83-84, grandes relectures Tolstoï, ou Kafka (chez qui l’ultra-bref et le continu sont sans rupture de forme). J’ai plus de mal aujourd’hui, mais si je reprends Proust ça peut être sur une période de trois semaines, tous les soirs, ou bien soudain ouvrir Nerval ou Racine sur le Kindle et plonger pour une fin d’après-midi, alors que jamais je n’ai eu des pratiques de visionnage du même ordre, ou faites avec systématique. Pour Michaux, c’est plutôt aussi un séquençage des temps de lecture : très bref, très intense. Mais encore une fois, je n’arrive plus à m’imposer de règles. Autant je n’ai aucun remords à inspecter littéralement la méthodologie de lecture d’un étudiant dans la découverte de son écriture, autant je m’accorde des libertés de touristes. Par contre, même si je lis un texte précis, d’Artaud par exemple, ou Debord, ou Manganelli, j’aime bien pouvoir le situer dans son rapport au parcours global de l’œuvre. Je suis un peu un malade des œuvres complètes, même si je n’en ai jamais fait de lecture intégrale. C’est là où ça peut valoir d’interroger une pratique de lecture dans son rapport au surgissement de l’écriture : toujours été persuadé qu’une bonne part de l’écriture se jouait dans l’amont, que le premier jet décide irréversiblement de la forme accomplie. J’y suis très attentif –- ces périodes d’avant rédaction, chez les auteurs que je travaille, quand on a la chance que ce soit documenté. Attendre un texte c’est déjà l’écrire. Ça peut inclure jusqu’à une sorte de catalepsie régressive, s’enfiler trois Simenon de suite, ou une semaine de polars amerloques. Je ferai une exception pour Saint-Simon : au début, on est vraiment noyé, jusqu’à une hypnose qui peut passer des endormissements où on entend encore la phrase, avant de se réveiller d’un coup pour la suivante, à cause de la triangulation des verbes et de ce que ça induit pour la mise à l’écart du sujet. Ou la nécessité d’éduquer ou rééduquer une sorte d’analyse grammaticale permanente de ce qu’on lit, même si la rythmique et la musique engouffrent toute l’attention, ou sa capacité de dessiner un bonhomme en 3D, fuyant à reculons dans le texte parce qu’il vient de mourir. Là, ça fait vingt ans de pratique, au moins quatre ans pour le premier tour, et besoin d’y revenir plus que régulièrement. Après, quand on écrit… le dictionnaire intérieur qu’on utilise est certainement plus constitué d’associations venues de lectures, parfois via des chemins très mystérieux, que des mots usuels. Mais chaque fois c’est comme si on marchait seul et sans aide dans des ruines. Enfin, pour ce qui m’en est concédé, et ce n’est pas tous les jours.

Qu’est-ce que ça veut dire : « Michaux je n’étais pas prêt » ? C’est de l’ordre du niveau de langage ? De cette autorisation que tu dis qui travaille chaque écrivain ? D’autres lectures précédentes qui s’accumulent ?
Toujours cette oscillation entre intentionnalité, se pousser au derrière pour aborder ceci ou cela, et nécessité intérieure, qui nous rend totalement étanche à tel ou tel apport extérieur si ce n’est pas le bon moment ou le bon chemin. Après, on peut toujours démêler telle ou telle raison objective, mais seulement après. Ça s’est produit de cette façon pour moi lorsqu’il s’est agi d’entrer dans Proust ou Kafka, et Michaux c’était un continent dont je savais l’importance, la proximité (ne serait-ce que par le nombre de fois où on le trouve cité par des amis ou auteurs qui comptent dans ton travail), mais on n’a pas le vocabulaire, ou les éléments suffisants pour que ça catalyse ou que ça réussisse. Je considérais Ecuador comme un récit de voyage raté. Après, par exemple, j’ai compris que l’anthologie qui est partout, L’espace du dedans, validée par Michaux lui-même, et actualisée cinq ou six fois, était une tromperie, parce qu’elle séparait les textes de leur genèse, alors que dans le contexte du livre où ils paraissent, c’est ce chemin qui est le livre – c’est particulièrement net dans Face aux verrous. De même, la réception détestable d’Ecuador est ce qui l’a décidé à faire, mais cette fois intentionnellement, volontairement, ce voyage où ne raconte pas ce qu’on voit, mais l’intérieur de soi-même dans l’incompréhension de l’autre, et c’est Un barbare en Asie. Et quand il serait vain de vouloir répéter l’opération, alors s’inventer ces pays lointains qui ouvrent à l’expérience mentale, et c’est le gigantesque Ailleurs. Tout ça se met en place on ne sait trop comment, sur une période très brève, et la biographie de Jean-Claude Martin m’a permis de tout rassembler. Est-ce que ça aurait changé quelque chose si je m’étais ouvert à ce processus plus tôt ? La question même n’a pas trop de sens : travail de se rendre disponible et puis, à intervalles rares, ces fragments de banquise qui s’effondrent. Idem pour Édouard Levé, dont je n’ai découvert que récemment l’importance. Ou inversement le hasard qui m’avait fait croiser Christophe Tarkos, et la pleine conscience de qu’il jouait. C’est toujours des jeux de piste, des labyrinthes : traduire le Uncreative Writing de Kenneth Goldsmith m’a permis d’entrer dans Gertrude Stein et je continue de la découvrir. Lovecraft c’est parti d’un hasard biographique, et je suis encore très loin d’être au bout de ce travail, la gestation en soi-même de la possibilité fantastique. Cendrars aussi j’ai toujours eu de ses bouquins à proximité, mais il a fallu Bourlinguer, il n’y a même pas trois ans, pour que tout d’un coup l’édifice tienne debout. Alors oui, on rêve toujours que de tels chocs se produisent à nouveau, mais ça ne se décide pas, n’advient pas sur commande. Une sorte de confiance dans leur arbitraire, que ça se produise à tel moment et pas tel autre.

Tu as dit avoir commencé les lectures en performance puis « profité » de YouTube pour le développer. Ta façon de lire personnelle a-t-elle évolué avec ses lectures ? J’écoutais tes lectures de Lovecraft différentes de Rabelais. Le ton a-t-il été modifié au fur et à mesure et comment le fixes-tu ?
Ce serait un peu triste, si on devait tout prévoir. Tout se mélange toujours. J’ai eu la chance de vraiment « apprendre » à lire en public, en 94-95, lors du Cincentenaire de Rabelais, où plusieurs fois on s’est retrouvé ensemble avec Valère Novarina ou Jacques Roubaud. Se sont ajoutés deux appuis : une fois par mois, pendant dix ans, chaque fois dans un lieu différent, mais incluant la Devinière, la maison dite natale de Rabelais, ou la grange du château de Saché, on présentait un programme de lecture avec l’équipe du Centre dramatique régional. L’autre appui : lire en permanence à voix haute lors de mes ateliers d’écriture. S’il y a des choses importantes, disons que ce serait la clarté des consonnes, et une bonne conscience de la grammaire de ce qu’on lit. Travailler avec Dominique Pifarély m’a changé en profondeur, dans le culot d’émettre mes propres textes. Je crois que peu à peu je me suis éloigné de l’idée de la performance, pour me rapprocher d’un univers plus conté, incluant l’impro orale. Quand j’ai commencé YouTube, c’était pour mes petites perfs sans montage sur des ronds-points. Ou, bien plus tôt, ces petits enregistrements que je faisais dans le bus Montréal-Québec, dans mes retours de nuit, début 2010, l’appareil juste posé sur la tablette du siège, avec son micro interne, accepter sa tronche en gros plan, et que les textes vous mettent à poil. Ensuite ça s’est transféré dans ma propre petite pièce de travail, donc des conditions plus studio. Vrai que j’ai dit plusieurs fois avoir lancé ce travail parce qu’on n’était quasiment plus invité à le faire en public. C’est vrai : par exemple, début des années 2000, les théâtres -– qui quasi tous avaient à honneur d’inviter des auteurs à lire -– se sont vu imposer de payer leurs pompiers et vigiles, au lieu que ce soit la ville. Du jour au lendemain c’est l’espace auteurs qui a sauté… Mais c’est plus profond : la possibilité d’émettre et publier de la voix et du récit sans le filtre temporel ou matériel de l’édition extérieure, et ce que ça change. Non pas le livre audio, mais la série. Alors j’explore tant que je peux, certains textes demandent à être proférés comme face à la mer, et pour Lovecraft chuchotés comme dans un rêve. En gros je fais attention à comment j’installe mon micro, à ne pas oublier trop souvent d’enclencher le Zoom, ça dépend aussi de l’heure et du lieu, mais je découvre ce qui s’est passé une fois que c’est rendu sur l’ordi. Je n’ai pas de modèle, juste la haine de ces espèces de baryton profond des voix de théâtre ou de France-Culture. Une hésitation plus sur le fond serait de s’engager vraiment dans une chaîne podcast à côté de la chaîne vidéo. Moins d’hésitation, mais ces derniers temps je l’ai fait trop rarement : ces lectures avec plusieurs prises mixées, et un vrai montage image – on retombe sur le paradoxe d’une activité qui n’a aucune rémunération matérielle envisageable, contrairement au livre ou aux commandes radio autrefois, et qui au contraire, même pour être bricolées tout seul, nécessitent toujours plus de matos, souvent cher. Ce que j’aime : avoir toujours sur moi (la GoPro peut suffire, en général ma caméra et le micro Rode Video-Mic Pro qui s’y relie) de quoi pouvoir partir en lecture quand l’instant et le lieu s’y prêtent, sans trop réfléchir avant. Si je reste trop longtemps sans le faire, ça me manque. Et qui reste, à chaque fois, c’est ce qu’on a loupé ou pas fait assez bien.

Comment tu te lis à voix haute ? C’est simple ? C’est toujours différent ? Tu y as découvert des choses ?
Peut-être qu’on peut progresser vers plus de neutralité, plus à l’arrière de soi. On peut toujours progresser aussi dans la respiration, la sensation de résonateurs un peu partout dans le corps, ou la tenue. Ce sont des savoirs très vieux. Certainement alors qu’on les convoque dans le moment aussi de l’écriture silencieuse. C’est l’oreille interne qui est l’outil de l’écriture, celui qui fatigue le plus vite. Après, il y a toujours cette idée de comment le récit peut être reçu, et structuré mentalement par qui l’entend, pour devenir architecture de sens, choses qui s’énoncent dans des durées mais agissent dans le reploiement d’une simultanéité. C’est mystérieux, ces adéquations-là et comment elles peuvent organiser en amont l’écriture pour qu’elle soit aussi au service de ce moment du lire. Tarkos était un lecteur magnifique. Anne-James Chaton aujourd’hui.

Comment lis-tu du François Bon ?
Quand je lis, je ne suis pas auteur, je suis interprète. La question est plus du point de vue de l’auteur : comment écrire, si le texte est destiné à être lu. J’avais plus exploré ça dans la période Tumulte, l’idée d’écrire pendant un an une brève fiction par jour, et je m’étais retrouvé dans un festival de théâtre, La Mousson d’été, à en lire chaque jour des extraits avec des copains acteurs. C’est le principe qu’on avait choisi ensuite avec Dominique Pifarély et qui nous a menés à Peur et Formes d’une guerre, de sélectionner ce qu’on lirait juste en fonction du lieu et du jour. Une bifurcation dans mes pratiques de lecture, ça a été à la sortie de Rolling Stones, une biographie : bien sûr j’en lisais des passages, mais surtout le temps de la « lecture » était voué à raconter, projeter. Depuis, cette idée d’impro orale tend à prendre le dessus : improvisation avec moments préparés de lecture ? À l’inverse, quand je pars sur Led Zeppelin, c’est une suite de passages très définis, et chacun avec son accompagnement transmédia (vidéos ou sons rares), et un break au milieu qui s’intitule juste « impro sur la vie de Peter Grant » (leur manager, presque un cinquième membre du groupe). Dans la chaîne YouTube, c’est l’impro qui est devenue l’instance de l’écriture, dans son temps réel, je n’ai jamais été trop attiré à l’idée de reprendre sous forme orale des textes issus de mes livres. Je crois que lorsqu’on lit ses propres textes, en public ou pour une vidéo, l’élément troublant c’est de se retrouver comme ramené à l’instant même de l’écriture : si un autre mot était possible, c’est lui qu’on choisirait mais non, si on quitte la piste ça enfonce. Donc beaucoup moins de latitude à l’interprète. Et puis, il y a deux ans et demi, à Montpellier, au terme d’une sorte de workshop sur un projet dont tout indiquait qu’il n’était pas viable, trois jours à cinq ou six dans un AirB’n’B du vieux centre, se retrouver tout seul dans l’appart vide et pas le moral, sortir l’iPhone, mettre la torche et enregistrer comme ça un texte en impro, puis le mettre en ligne et, au moment de la mise en ligne, un peu déboussolé par le côté intime ou tripes à l’air, décider d’un nom de personnage. Ça fait deux ans et une cinquantaine de vidéos que désormais ce personnage m’accompagne –– qui en signe le texte, écrit ou impro, pourquoi je les balance avec une voix déformée (11 ou 13% de l’effet dit « monstre » sous FinalCut, rien de plus), et le mix qui s’établit désormais, dans cette série, entre le visage déformé aussi de celui que j’appelle Jean Barbin, et mon propre visage plus voix non trafiquée, c’est obscur : quelquefois il faut que Jean Barbin parle, je ne suis pas au bout de l’expérience. Quand je parle dans ma propre chaîne, ce n’est pas sous mon nom. Ça a induit d’autres frontières, comme la série « carnets privés », où là j’assume le même dépli mais sous mon nom. Ce n’est pas forcément une priorité de démêler tout ça, il y a besoin de ce non-savoir pour accepter le côté un peu obscène du dépouillement. À chaque mise en ligne d’un Jean Barbin je perds quelques abonnés, c’est bon signe.

 


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1ère mise en ligne 19 août 2019 et dernière modification le 15 septembre 2019
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