Gilles Bonnet | au château des blogs

parution chez Hermann d’un livre balise, « Pour une poétique numérique » de Gilles Bonnet



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Non, ce n’est pas une découverte, je suis depuis longtemps le travail de Gilles Bonnet.

Une nouvelle génération de chercheurs (il y a aussi Marcello Vitali-Rosati, Erika Fülöp, Lionel Ruffel, Alexandra Saemmer) qui osent aller à rebours du confort ordinaire des enseignants de fac (ô saint papier, ô saints Minuit et Gallimatiasse) et n’ont pas considéré que notre vie était finie parce que nous ouvrions des blogs. Qu’il pouvait même y avoir en cela – l’appropriation du lieu de publication et de propulsion, le jeu d’impro, la polysémie des registres que l’ancien écosystème nommé « écrivain » (concept forgé au XVIIe siècle, voir Viala, doté seulement au XIXe d’une valeur symbolique d’abord liée à ses qualités marchandes) projetait dans une suite de médias uniques et séparés : livres, correspondance, journal, carnets, lectures, tout cela pouvait représenter un enjeu contemporain.

Gilles Bonnet a d’abord travaillé sur les formes performatives de la littérature, et ce n’est peut-être pas un hasard que la pertinence de son approche des formes web de la littérature tienne en partie à ce point de départ – l’université standard a plutôt sa routine dans une approche fondée, avec courbettes, sur le livre plutôt que l’auteur : voilà ici l’auteur en tant que geste, en tant que traversé, en tant que lieu (voire hyperlieu) de corps, voix et ville, syntaxe et action qui sont, de l’écriture, la scène même et indivisible.

Il y a quelques axiomes à cela : la littérature depuis l’origine n’est qu’une détermination rétrospective, qui ne se proclame pas depuis ses acteurs même, et dont les grandes mutations ont toujours correspondu à des mutations dans l’usage – ou l’équilibre – du lire/écrire, y compris dans son appropriation « privée ». Ainsi, de l’écriture épistolaire, ainsi de ce que nos biceps préférés du XIXe nommaient « moeurs » (c’est la catégorie sous laquelle se range Le rouge et le noir) ou « moeurs de province » (Madame Bovary) ou « études sociales » (Balzac).

Alors commence la tâche ingrate : nos sites ont tout juste 20 ans (enfin, le mien), et les blogs nous sont venus à partir de 2004 ou par là. Les réseaux ont bousculé le monde à partir de 2006. Pour quelqu’un comme moi, ce qui définit le site c’est les zones fossiles qu’on ne peut pas re-fluidifier. Pour d’autres qui attaquent avec des outils plus récents, c’est l’ingratitude des outils dont on peut disposer à échelle individuelle, quand il faut s’approprier tous les métiers, un zeste de graphisme, trois zestes de codage php et un petit kilo de html quand même. Mais Rabelais ne parle-t-il pas de son ganyvet, le petit couteau de poche avec lequel il taillait ses plumes ? Depuis le roseau taillé en biais (ah cet incroyable texte d’Italo Calvino racontant comment cette technologie binaire, trait triangle, en augmentant la vitesse de l’écriture, avait enclenché le passage de l’écriture iconique à l’écriture syllabique), l’écriture a toujours été une technologie.

On a un ensemble flou, fait d’agrégats provisoires (qui se souvient du site de Tanguy Viel), parfois même (c’était un jeu que j’aimais bien) de « sites sans lien » hébergés dans le nuage sans accès repérable à la toile, et qui évolue à mesure de la vitesse de connexion ou de comment nous nous servons d’Internet (les chroniques d’André Markowicz à même la peau de Facebook).

Et ça continue : est-ce que j’aurais appris à maîtriser le Print On Demand sans mon apprentissage du « livre numérique », même si le livre numérique, dans sa pauvreté originelle et la barbarie noir et blanc des liseuses, n’intéresse plus guère ?

Gilles Bonnet est le premier, que je sache, à ne pas faire le petit numéro habituel (on en reçoit, des demandes pour des masters sempiternellement sur même corpus, je ne réponds même plus) du « site d’écrivain », mais d’une seule détermination de littérature par, ou sur, ou au moyen de l’Internet.

Au casting ? Je ne sais pas si les noms vous diront quelque chose, mais cherchez donc. À la fin du livre, il donne les URL (ah ce paradoxe d’avoir à imprimer des adresses web, quand nous ne portons même plus attention à la nature hypertexte de notre écriture) de plus de 90 sites et blogs. Donc, au hasard de mes souvenirs après dimanche lecture : Cécile Portier, Jean-Yves Fick, Christine Jeanney, Anne Savelli ou Joachim Séné, Arnaud Maïsetti ou Pierre Ménard, Claro ou Yves Pagès, Eric Chevillard ou Philippe de Jonckheere (ah celui-là, quand c’est qu’il me reparlera ?), Guillaume Vissac ou Laura Vazquez, Éric Schuhltess ou Francis Royo, Jean-Pierre Balpe ou Philippe Aigrain, Sébastien Rongier ou Régine Detambel. Les manques (Daniel Bourrion, et ce qu’il apporte de reconstruction syncrétique de la lecture à partir de mises en ligne plurielles et fragmentaires, sur son Drupal) sont rares.

Alors bien sûr que moi je baigne, dans ce paysage. Bien sûr que rares étaient les sites où je n’étais pas passé, où je n’ai pas dette quant à l’exploration. Et pourtant, même chez Cécile Portier dont j’ai toujours suivi les travaux, je découvrais des zones site que je ne connaissais pas.

Et même, paradoxe, des pages de mon propre site que j’avais oubliées, ou que je pensais avoir fait disparaître (je m’y suis employé, pour quelques-unes).

Mais ce qui compte n’est même pas ceci : pour la première fois, un travail massif d’inventaire dans un charroi de création qui vous fait parfois exulter, tant on a l’impression que la vieille littérature, la vieille tringle michonienne, a été à la hauteur des défis de son temps. Oui, il s’est inventé du récit. Oui, ce qui s’est fabriqué là vaut bien mieux que 50 ou 500 romans de rentrée (d’automne ou d’hiver, selon votre valise – mais Guénaël Boutouillet est aussi cité) usés en trois semaines, pilonnés en cinq. Ici, sur le web, tout dans la toile fait archive, et capte sa part des forces du temps, les produit précisément comme temps.

Non, ce qui nous serait livré par Gilles c’est aussi ou d’abord une méthodologie de l’approche. Et peut-être justement parce qu’il se retient d’en produire un dogme. Il avance dans la masse, comme les Holzfallen de Heidegger, et ne nous ramène que ce petit détail précis, travaillé par tel auteur en tel lieu et temps, et qui configure une nouvelle image paysage.

Ainsi, l’ouverture du livre sur le rapport de l’écriture web à l’image qu’elle capte puis produit, et ce que cela infère d’un rapport au réel que le roman conventionnel (ô noblesse des écrivains sans site) n’est plus capable d’appréhender. Nous avons appris à produire les images accompagnant nos textes (mon premier appareil photo-numérique en 2003, cela faisait 6 ans que je grognais sur site, mais en 2015 quand j’ai arrêté de faire des photos j’en avais 10 000 sur mon site), et puis à nous appuyer de l’image pour déplacer fiction et récit, il nous fait suivre ici ces grands et discrets dérangeurs que sont Arnaud Maïsetti ou Pierre Ménard, et s’appuie pour en formuler les enjeux à la fois de Flusser et d’André Gunthert – un des critères du détroit où on avance étant que nous avons à produire nous-mêmes les outils théoriques permettant description rétrospective de nos accumulations pragmatiques.

Une autre exploration neuve, et probablement la plus fascinante du livre de Gilles Bonnet : ce qu’il intitule « blog de résidence », en particulier à partir de ce qu’a mis en place (chapeau, on prend conscience de ce qui s’est passé, avec Martin Page par exemple) Pascal Jourdana à la Marelle de Marseille. Le blog de résidence est une construction temporelle (dépassant souvent la durée de cette résidence, voir ce qui est cité de Jean-Pascal Dubost) déplaçant le récit en ce qu’il participe nativement de l’expérience même, d’un chemin vers l’écriture qui devient cette écriture même. Content d’y avoir retrouvé mes expériences de Saclay ou de la Défense citées : oui, pour moi, régulièrement, des « enclosures » dans l’espace ouvert du site web, qui sont en elles-mêmes aujourd’hui ce que nous demandions auparavant au livre.

On y trouvera de même une réflexion sur l’espace nouvellement réouvert de l’écriture de soi, ou ce que dérange du concept d’autobiographie un espace de publication qui ne la sépare pas, sinon dans l’économie du site lui-même, de formes plus autonomes. On trouvera une réflexion sur la structuration même des espaces web dans leur mouvement d’accumulation propulsion.

J’insiste donc – et tant pis si Hermann vend le livre un peu cher : voici la première approche à ambition globale, où la description même est enjeu, de l’ensemble arbitrairement constitué par quinze ans d’écriture web de langue française (ou, disons, européo-française). C’est un outil qui nous est nécessaire pour réfléchir à ce qu’on fait, et le reste a peu d’importance.

Ainsi, la commodité dont se dote Gilles Bonnet pour nous définir : nous serions des « écranvains », néologisme dont notre insolence se passerait aisément. Il s’agit d’écriture, de littérature, d’usages réflexifs du langage frotté sur la peau du monde et l’agissant en retour, pas besoin d’autre détermination. D’autant plus, mais là c’est une autre discussion, que la notion d’écran est aussi une détermination disparaissante. Je regardais de près, l’autre jour, les lunettes SnapChat de l’artiste Anne Horel, il y aussi les bornes Alexa et d’autres expériences, l’écran n’est déjà plus notre seule table à écrire ni notre unique modalité pour transmettre et lire, et c’est un des points les plus passionnants de ce qui s’amorce dans l’inconscient technologique. Ce néologisme n’aura donc probablement pas postérité, mais franchement rien de grave.

M’a manqué dans le livre de Gilles – mais ce n’était pas sa tâche, c’est la nôtre – que cette histoire compressée (c’était nous, les pressés) ne soit pas posée dans son historicité dynamique. Mon site « tumulte » (accessible à mes abonnés mais pas public) est une expérience qui valait en 2005 mais plus aujourd’hui, parce que le contexte même du web a changé. Pour les celles.ceux qui arrivent aujourd’hui à la publication, le statut même de l’écriture ne peut être pareil dans un contexte – il y a encore 3 ou 4 ans – ou l’ensemble des blogs fonctionnait comme communauté et valorisation symbolique, et actuellement où les fonctions réseau fonctionnent comme des rouleaux compresseurs, et où la bipolarisation entre blogs très lus et blogs à découvrir tend à s’accroître : comment se battre, et quel rôle les instances proprement textuelles d’Instagram ou YouTube dans ce contexte ? Dans cette historicité ramassée, rapide, propre à un temps de transition dont la première caractéristique est son imprédictible (et merci à Gilles d’avoir cité et commenté mon article sur cette question), le changement des outils induit le changement des formes. Passer à la vidéo n’est pas rompre avec la photo fixe, mais une façon plus adaptée au web l’éditorialisation de ce que nous photographions de la peau et des croûtes et plaies et perfections géométriques du monde : pour moi, la bascule s’est faite quand parti pour 3 nuits à Shenzhen en décembre 2015 avec juste mon sac d’ordi j’ai eu à mettre en ligne au retour 300 photos numériques. Une vidéo de 7’ peut éditorialiser dans son déroulé linéaire 80 micro-plans, dans le temps même où Flusser nous rappelle qu’il n’y a pas de différence organique entre les deux instances de l’image, l’image fixe n’étant jamais un temps nul. Et question plus grave dans ce qui m’importe aujourd’hui : si la vidéo permet la publication de l’impro langagière, ou corps-langagière en tant que telle, et que je la publie sur YouTube, c’est pour moi une instance qui tient uniquement de l’écriture, et pourtant sépare matériellement cette publication des articles blog que je n’écris plus.

Ainsi, Gilles n’aborde pas la question marchande, sinon dans une très belle page, et généreuse, où il pose nos écritures justement comme se séparant volontairement de l’espace éditorial marchand. Je suis bien placé pour savoir que Gilles – me souviens l’avoir vu avec un badge Tiers Livre, avec un sac Monstrograph – a toujours su l’effort que nous demandait le web et y a contribué. Aujourd’hui là aussi bipolarisation : les serveurs coûtent bien plus chers, si on veut la maîtrise de son identité numérique, le matos aussi, et l’activité rédactionnelle que nous demande l’écriture web est une dépense au même titre que l’était l’écriture du livre, que prenaient en charge (je vous parle d’un temps révolu) au moins partiellement nos éditeurs. Le Print On Demand représente ici une rupture dont nous ne sommes qu’à l’aube, en même temps qu’il installe un rouage intermédiaire d’importance entre la séparation binômiale du livre et du web. Ce ne sont plus des questions (voir les nombreux articles de Julien Simon sur son page42.org) qui puissent être séparées. Et cela rejoint par un autre angle le fort chapitre de Gilles Bonnet sur les résidences – de la valeur symbolique qui commence à se transférer de l’écriture livre à l’écriture web, et de notre activité matérielle d’artisans artistes.

Enfin, Gilles annonce bien la couleur en spécifiant dès l’ouverture du livre qu’il sépare l’instance de publication web d’une analyse des réseaux sociaux. Lui-même ne respecte pas sa consigne : il parle à plusieurs reprises de Twitter comme instance de création. En ce moment, à Argenteuil, je découvre l’univers fascinant des publications WattPad des lycéennes de Fernand-Léger : il s’agit d’un univers réseau, et pourtant d’abord basé sur la publication textuelle. Mais je ne suis pas sûr que cette séparation puisse être effective : Facebook a littéralement mangé, il y a trois ans de ça, dix ans de nos communautés croisées via les commentaires des blogs. Aujourd’hui encore, si j’ouvre à demi les commentaires sur un article, je peux être sûr d’y voir s’agglutiner en quelques heures les robots spammeurs. Ce que nous faisons sur Facebook (le « nous » englobant des personnalités très complexes comme Rachel Charlus autant qu’André Markowicz déjà cité) est-il dissociable de nos contenus si – retour aux analyses d’André Gunthert sur l’image – il n’est plus possible de dissocier ces contenus des fonctions de partage qui leur sont associées ? Combien de sites ai-je tristement vu s’endormir ces deux ans pour ne pas avoir pris au sérieux une respiration Facebook, toujours critique et vigilante, mais en soi espace de débat et de confiance ?

On comprend bien que je désigne ici beaucoup plus des pistes dégagées le temps de la lecture même, tout ce que vous mijotez au-dedans, à mesure qu’il nous fait voyager dans quinze ans d’expériences, dont j’aurais aimé qu’elles soient moins décontextualisées temporellement, que d’émettre quelque reproche que ce soit : on a du chemin devant nous, on a des pistes de travail qui s’ouvrent, tout simplement parce que ce livre existe et qu’il propose une description non dogmative, aussi complexe que les régions d’écriture qu’il nous fait partager.

Ainsi, en filigrane et de façon centrale dans son 2ème chapitre, et ce qu’il nomme génialement l’oeuvre mobile, ce que Marcello Vitali-Rosati dans son concept d’éditorialisation et Lionel Ruffel dans son concept de publication nous aident à formuler désormais selon des enjeux propres à l’écrire-web : la discrépance de nos publications quotidiennes (c’est même mon astreinte pour 2018, que cette quotidienneté du geste, notamment par les vidéos), considérée comme time-line continue et polysémique, soit susceptible d’engendrer des contenus « discrets » autonomes et séparés, susceptibles d’autres matérialités de partage, à commencer par le livre imprimé (Print On Demand, dans un nouveau pacte auteur lecteur, ou édition traditionnelle), et permet de penser du même coup la performance, le geste-corps, voire la dissémination web « dévêtue » comme dit Kenneth Goldsmith, comme éléments d’ensemble d’une écriture dont le web n’est alors que l’expression synesthésique, la tour de contrôle et la voie d’accès…

Bien fier, tiens, que ma traduction de Uncreative Writing, en librairie d’ici quelques jours, vienne fraternellement s’épauler avec ce Pour une poétique numérique, littérature et internet de Gilles Bonnet, et du permanent dialogue qui nous lie.

Au fait, il ne parle jamais de ses photos sur Facebook, dans son livre ?

 

Photo haut de page : Gilles Bonnet, Montréal UdeM, mai 2016.

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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 janvier 2018
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