tuer quoi ?

d’une ancienne conversation, et des regards dans la rue


« Si l’on passe devant à la course, elles se mettent à danser. »

C’est ce qu’il m’avait dit, et j’avais l’habitude — liée à son grand âge évidemment — qu’il parle ainsi par énigme.
Nous longions ces rues de la ville. Partir « à la course », comme il venait de le dire,de quoi on aurait eu l’air tous les deux ? Courir, encore à cette époque je savais : mais il m’aurait fallu l’entraîner, le tirer ? Un souvenir qui lui était venu ? J’ai failli le lui demander : nous avions tous deux habités ce quartier, lui bien avant moi, et moi-même il y a maintenant si longtemps. Quel souvenir, avec qui étiez-vous, et pourquoi couriez-vous ?

Peut-être les maisons elles-mêmes, qui danseraient (de lui aussi j’ai appris à porter attention à l’usage du conditionnel, sa plasticité temporelle). Lorsqu’on se remémore certaines villes, et principalement celles où on a beaucoup marché (je pense à Amsterdam la si proche, et toute cette nuit je cherchais quelle ville forte, petite bourgade embrigadée de remparts lourds, aux rues toutes en pente, je n’ai pas retrouvé son nom mais au moins sa localisation, ces deux heures ayant quitté l’autoroute pour se fondre à son ombre, c’était juste la tombée du soir — mais je pense aussi à l’éternelle Bombay du rêve, à comment New York referme au-dessus de vous ses pointes), voilà : les maisons dansent, elles s’animent pourvu qu’on avance. Elles se plient et vous retiennent, c’est une danse. Mais il y a bien sûr les gens eux-mêmes, et les silhouettes dans la foule : qu’on marche, évidemment on regarde.

« Si peu de gens, lorsque vous les examinez tous, croisent votre regard : une chose qui m’a toujours et constamment surpris, ce peu d’intérêt visuel de nos congénères pour leurs semblables, ou dites-moi le contraire ? »

J’avais recopié avec précision cette phrase que m’avait dite, en marchant, le vieil écrivain : vrai qu’on nous regardait si peu, j’avais répondu...

« Non, j’insiste, il avait repris : la façon dont nous-mêmes nous accrochons vitalement aux visages, aux mouvements, l’urgence que sont pour nous les regards, les nuques, les mains. Et si peu nous sommes à partager cette urgence... »

On m’a reproché plus tard d’avoir pris de lui ces tournures, ces façons orales. C’est que j’aimais ces marches, pendant deux ans, dans les rues de la vieille capitale, et d’avoir par lui accès comme vivant à ce que les morts ne sont plus là pour dire.

« Le besoin où on est, et tous les peintres aussi, de s’accrocher aux visages : un aliment, oui. Et que la réciproque soit si peu vraie. Nous pourrions marcher invisibles. »

Et s’ils dansent, les corps, oui : il suffit de s’imaginer soi immobile une seconde, et eux-mêmes partout qui continuent. Mais nous avions plus tôt évoqué ces statues. C’était bien sa manière, au vieil homme, de revenir ainsi à quelques minutes de distance, pourvu que nous n’ayons rien dit entre, sur telle phrase prononcée vingt minutes plus tôt (on avait de ces silences) : on longeait alors, en bord de parc, ces statues dressées-là et qui pouvaient susciter cette idée d’un mouvement.

« Le cinéma plastique, les sculptures animées. On disposerait ça au long d’une ligne de train, une invention. Une tous les mètres, par exemple. Elles se superposeraient à la vue, ébaucheraient des mouvements, s’agiteraient... »

Il avait même développé, ça le faisait rire intérieurement, j’aimais ses yeux à ces instants. Et là marchant dans la rue c’est tous ces gens que je voyais, stoppés un instant dans un mouvement où la ville alors se démultiplierait, à l’infini reconduirait le langage qu’est chaque visage ou chaque geste, et dissout sinon dans l’agitation perpétuelle et continue de la vie ordinaire.

« Un principe de cauchemars nouveaux. »

C’est lui qui le disait. Pourquoi pas, donc ? Il est disparu depuis longtemps, mon vieil ami (c’était son expression avec moi, quand il se désignait lui-même : « votre vieil ami... »), mais chaque fois dans ces rues passantes des villes que moi je regarde aux visages, et que j’ai cette impression qu’eux ne cherchent pas à voir — et ceux au contraire, parce qu’ils veulent vendre, ou prendre, dont on croise le regard comme un premier élan du rapt, qu’entre nous on se reconnaît —, c’est à lui, au vieil homme, jusqu’au bout buveur des regards, qu’à nouveau et encore une fois je pense.

« Excellent contre la pétrification qui est tout l’écrivain. Mais écrire, écrire : tuer, quoi. »


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 21 juillet 2006
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