la chambre double #17 | rue droite volets clos

parce qu’il n’a jamais su que j’avais procédé moi-même à son étirement


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A place one has been — a beautiful view of a village or farm-dotted valley in the sunset — which one cannot find again or locate in memory. #93<:em>


J’avais raconté à Douteau l’histoire du craquement, comment au petit matin je l’avais notée dans le détail et avec scrupule, et comment j’avais découvert, quelques heures plus tard, que cela correspondait exactement à l’heure où Audeau était parti.

« Je me souviens depuis d’un paysage, me dit Douteau. Un paysage que cependant je ne pourrais identifier ni rejoindre. »

Comment j’aurais dit à Douteau que, moi, je savais parfaitement où trouver sur une carte la description qu’il me faisait. Une route de village, il voyait même le panonceau, mais pas le nom. Puis une patte d’oie. De hautes maisons aux volets clos, sur une route droite. Quelques magasins survivants, d’autres fermés. Une place avec des arbres et l’église, qui paraissait accueillante. Mais je n’avais pas le doit, pas le doit de rien lui dire.

« Je marche dans la rue, puis attends sur la place. À un moment donné, tout cela je l’entends, je le comprends. L’intérieur des maisons, les destins, les visages. »

Comment j’aurais dit à Douteau qu’à ce moment-là, Audeau et moi, nous étions à quelques dizaines de mètres dans la voiture et le suivions. Quand bien même nous l’aurions croisé directement, ou nous serions approchés de lui, il ne nous aurait pas reconnus.

« Un étirement, dit Audeau, juste écarter ce qui est déjà là, et qu’on ne sait pas défaire. En toi-même tu sens bien le changement de place. Alors, oui, un autre rapport au monde. Mais au début c’est progressif, commencer par une réalité simple. »

J’avais regardé sur la petite montre du tableau de bord de la voiture : pendant quarante minutes, quasiment, Douteau était resté là-bas, debout, au coin de rue, même pas appuyé sur un mur ou l’appui de fenêtre. Comme, tu vois, quelqu’un qui attend mais sais ne pas avoir à attendre longtemps, et sa légitimité à être là. D’ailleurs, des quelques personnes qui, dans ces quarante minutes, passèrent aussi le coin de rue, aucune pour lui prêter attention.

« J’étais immobile, disait Douteau, et pourtant je voyageais, montais des escaliers, entrais dans des garages, voyais des objets anciens sur des étagères de pièces à l’abandon. Puis cette chambre, des tentures bleues, une grande armoire, la pénombre. Et comme si tout autour, dans une transparence, le dépli du temps, tous les morts qu’il y eut dans cette pièce, les naissances, puisqu’on naissait dans les maisons, les moments obscènes de l’amour et moi j’étais là et je voyais. Et savoir que j’étais là parce que telle était ma volonté, mais que je pouvais aussi bien être là et puis dans la maison d’en face, être là et puis attendre dans la rue, être là et puis c’était le matin et c’était le soir. »

Souvent, bien souvent plus tard il m’en reparlait, Douteau : « Y revenir, retrouver où c’était. Bien sûr, il doit y en avoir des centaines, des milliers en France, de lieu comme ça – mais pourquoi celui-ci ? Et pourquoi uniquement celui-ci ? »

Et moi je savais où c’était sur la carte (pas très loin, en plus) et je n’avais pas le droit de lui dire. Autre chose non plus, je n’avais pas le droit de lui dire : Audeau m’enjoignant d’arriver près de Douteau, et là, dans son dos, tranquillement procéder à l’étirement. « On change d’axe », disait Audeau.

Et ce jour-là, pour la première fois, il m’avait fait pratiquer cela sur celui qui m’était le plus proche, le compagnon d’apprentissage, Douteau.

« Parce que c’est plus facile. Parce que ce que tu étires en lui, c’est ce que tu connais chez lui comme tu le connais chez toi. »

Et moi j’avais quand même cette angoisse : ce qu’il m’avait fait faire sur Douteau, le lui avait-il fait pratiquer sur moi ? Et qu’est-ce qu’en moi je voyais et ne pouvais rejoindre, qui correspondait à ce trouble où était Douteau par rapport à cette route de village ?

Je le savais, à l’intérieur de moi, ce lieu qui correspondait, et cette sensation qui correspondait. Alors des fois, même, intérieurement, une sorte d colère : pourquoi Douteau ne m’avait-il rien dit (puisque maintenant il n’était plus là), pourquoi tous deux nous n’avions pas unis nos savoirs contre celui qui nous l’enseignait, ce savoir ?

Et ce que j’avais appris à faire sur Douteau, parce qu’on se connaissait si bien, parce qu’on avait eu les mêmes exercices préparatoires, pouvais-je l’induire sur quiconque – et surtout, pouvais-je y parvenir seul, l’exercer sur moi-même ?

Est-ce qu’il me fallait pour cela retourner moi aussi dans cette rue de village trop longue, aux maisons qui se ressemblaient trop, avec tant de volets clos et pièces à l’abandon ? Où devais-je entrer, que devais-je ouvrir ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 1 av. J.C. et dernière modification le 14 septembre 2017
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