haute autorité

repris des archives, vers 1984


[complément du 13 avril 2007]
Immersion dans ces urbanismes déstructurés d’entre Orange et Avignon. Captations sonores pour nos lectures de Cavaillon. Je relis ce texte écrit et publié il y a 20 ans, mais où j’essayais de coller à ces façades d’immeubles à géométrie répétitive. Qu’est-ce qui a changé, qu’est-ce qui a empiré ? De quels outils de plus disposons-nous pour traverser les écrans du réel ?

[intro de mai 2006]
J’ai une grosse valise carton noire remplie depuis longtemps de cahiers, photos, calepins et quelques dossiers, je ne l’ouvre pas souvent. C’est pour un étudiant qui me demande hier une référence sur un article publié il y a 4 ans dans les Inrocks, à propos de Quignard, je me sentais péteux de lui dire que depuis 1988 que j’ai l’ordinateur je ne stocke plus d’archives papier et ne tiens pas de bibliographie. Ce qui doit réémerger et être sauvé se débrouillera pour l’être. Donc, je vérifie quand même, et tombe sur cette liasse d’articles à la machine à écrire.

Ce texte est paru dans la revue Digraphe, de Jean Ristat, en 1984. Bien sûr je n’écrirais plus de cette façon. J’étais prisonnier d’une façon un peu chorale, peut-être aussi d’une imagerie qui aujourd’hui me semble loin. Evidemment que des fois on se fait mal, mais c’est soi-même qu’il faut installer dans la machine à mots, pas des silhouettes, quand bien même on serait bien intentionné à leur égard. Mais dans ce texte j’utilisais des cut-up bruts de citations de presse, et à distance ça me surprend, d’avoir amorcé ça si tôt en amont.

Ce sont des faits divers réels, et j’habitais Marseille lors de l’attentat à la gare Saint-Jean. Je le mets donc en ligne, mais plutôt pour avoir une trace plus sûre que ma valise. Du coup je vais aussi scanner les 3 autres retrouvés avec, mais pas forcément dans la partie publique de ce site. Avec des photos du côté d’Ivry vu du RER, puisque c’est de ma période Sortie d’usine que sont issues les images et silhouettes (j’ai souvenir très précis des sources) ici convoquées.

Curieux aussi de redécouvrir le monde sans ordinateur, dans les mots (dans les bureaux, on ne doit plus écouter beaucoup les transistors planqués dans les tiroirs, on doit s’échapper par quelques secondes sur Google ou ses e-mails), mais aussi le manuscrit avec les lignes repeintes au Tippex et retapées par dessus, les mots raturés à la main, les bandes de papier collées, l’indentation à gauche.

(intégré au site le 15 mai 2006)

 


Haute autorité

 

Quand on ouvrait le four de la cuisinière on captait France Inter, pas fort mais bien net, quel phénomène : mais c’est dire si la radio on vivait avec, on baignait dedans. Les informations comment vivre sans, heureusement que les prendre ne veut pas dire exactement les entendre et que ce qui entre d’une oreille sort par l’autre. S’il fallait se rappeler de tout, tu aurais la caboche en citrouille et pourtant, on te racontait l’histoire à nouveau, tu découvrais t’en souvenir au détail près : — Ah oui j’ai entendu ça déjà...

Alain Roqnais, trente-deux ans, gardien de la paix, est sorti libre de la cour de Paris, devant laquelle il comparaissait pour le meurtre de Hamid Hadid, dix-huit ans. Hamid avait un scooter et regardait en connaisseur celui de M. Rognais qui, de son appartement au troisième étage, le prenant pour un voleur, saisit aussitôt son fusil vingt-deux long rifle, muni d’un silencieux et d’une lunette de visée. Une balle dans la nuque, sans avertissement. Sa condamnation, deux ans de prison dont quinze mois avec suris, couvrait sa détention provisoire.

Les informations le matin en te levant elles te servent de tambour, les grands titres derrière chaque gong c’est chaussettes assorties et mon rasoir où je l’ai mis ; tu laisses le poste posé sur le frigo mais à l’autre bout du couloir tu sais bien que ce type qui fait la chronique et dont tu ne comprends plus le baratin attaque en même temps que tu te fourres la brosse à dents sous la gencive et termine quand tu la retires. Le bruit de caverne à vapeur de la cafetière électrique branchée auparavant c’est la météo qui l’accompagne, au décalage tu sais exactement de combien t’es à la bourre ou combien de minutes on te laisse pour te brûler la gueule un peu moins à ce jus trop chaud même en soufflant dessus.

Et tu finis de te saper entre deux gorgées pareil qu’ils alternent paroles et musiques, tapage pour un potage, aux flashes de pub tu baisses un peu pour pas qu’elle, qui dort encore, ne se réveille. Ces transistors à trimbaler dans la poche, le haut-parleur est trop petit pour la grosse voix des commentateurs, elles en deviennent un peu aigres avec toujours un air de faire la course, mais comme à cinq plombes du mat les émissions sur Radio-Soi n’ont pas encore commencé ça te fait presque un plumard de remplacement où tu dors tout pareil des deux oreilles pendant qu’ils se relaient pour t’aider à faire les gestes qu’il faut en cadence comme à la gym, au radar les pompes et le coup de peigne.

Grâce à une bande de chats qui ne pouvaient s’en écarter et avaient commencé de le déchirer, le cadavre du nouveau-né, un garçon d’environ trois kilos a été découvert par le gardien de l’immeuble, Enfermé dans un sac-poubelle, le corps avait été précipité dans le vide-ordures. Dans un bâtiment qui compte 426 logements pour 17 étages, les enquêteurs ont cependant rapidement retrouvé la jeune mère peu scrupuleuse...

La radio c’est un sas, l’air du temps ça redonne confiance en lui, le temps, dehors ça roule, t’as plus qu’à prendre le train en marche. Ta voiture tu ne t’en sers que le vendredi, dans le car de ramassage ça te venait par des haut-parleurs invisibles, roupillant à moitié et veillant à pas rempaffer carrément, tu tendais l’oreille par réflexe et vérifiais que ça racontait bien la même chose que chez toi. La Renault on l’avait achetée d’occase et pas toute fraîche, mais l’autoradio vendu avec ce serait con de pas s’en servir ça décompresse, non ?

...Haut de quatorze mètres, ... un mètre vingt d’épaisseur, le mur... doublé de polystyrène et de plâtre ... Les couloirs séparent les appartements du mur, isolés aussi par les cages verticales... Enfin ultime protection, salles à manger et chambres sont aménagées en façade et, côté coursives, les salles d’eau et sanitaires font office de tampon...

Dans le boucan de la tôle, il fallait passer tout près des bécanes pour percevoir le zinzinnement, mais des postes il y en avait partout, réglés sur une de ces stations pour supermarché avec nouvelles des embouteillages...

Côté face le bâtiment s’étire sur deux cents mètres et la façade joue avec les couleurs pour donner l’illusion de plusieurs immeubles en enfilade. Côté pile ce mur aveugle longe l’autoroute B6... Réalisation de cette ZAC... L’écran anti-bruit devait être suffisamment haut pour protéger la cité et ne pas dépasser une certaine hauteur en raison d’une servitude de vue sur l’hospice...

Scotché tous bords, et pendu au-dessus de l’établi par un bout de fil de fer, ou, parce qu’on avait profité de la Fête des mères pour changer celui de la maison, camouflé dans le tiroir entrouvert, juste à le repousser de la fesse, ou un système bizarre, petite boîte ventre à l’air autour d’un gros condensateur, quatre fils en désordre dont on ne comprenait pas le rapport à la musique, le poste-radio au boulot c’est comme d’écouter aux portes, les après-midi de match partout des têtes penchées par trois quatre, et même les chefs dans leurs cagibis avaient une oreille plus basse que l’autre.

Qu’en pensent les habitants ? Mme Simone Pillot, gardienne, se trouvait en première ligne : « Avant on entendait les accidents, maintenant plus rien. » Et ceux qui habitent dans le mur ? Là aussi chacun semble satisfait. M. Frapin fait observer toutefois qu’il entend un peu de bruit lorsqu’il ouvre la porte de son appartement... C’est là une nuisance à laquelle on n’avait pas pensé...

La radio du dimanche, on la met rien que pour se donner encore mieux l’impression de ne rien faire en laissant le temps courir devant ; en semaine au boulot le bulletin t’aidait à piger que l’heure qui venait de finir avait bien servi quelque part à quelque chose, toute heure passée n’est plus à refaire et on se demande pourquoi cette base même de l’actualité n’est pas chaque fois célébrée avec autant de faste que la mort d’un chef d’état, à chaque fois que dans le gros bruit des machines perçait l’indicatif des informations tous vérifiaient si leur montre était prête pour la nouvelle heure.

Un adolescent de seize ans, qui marchait sur une voie ferrée en compagnie de trois autres camarades, son casque walkman sur les oreilles, n’a pas entendu un convoi arriver et fut happé avant que ses amis puissent l’avertir, il a été tué sur le coup.

La télé au petit-déjeuner c’était promis et annoncé, Pas encore arrivé mais presque, une époque pareille quelle chance de la vivre ! En attendant, on se contentait d’allumer le soir.

Si chacun de son côté on ne cherchait pas un petit zeste d’aventure, qu’est-ce qu’il resterait... D’abord les petits secrets n’empêchent pas l’amitié, alors se raconter sa journée c’était vite fait et forcément qu’entre deux fourchette bouchée il restait un petit bout de vide. De télé on avait récupéré la vieille de ses parents à elle, puisque ça nous coûtait rien ; puis on avait vite compris l’utilité, et comment ça meublait plus qu’un aquarium.Dans le coin de la salle à manger du F3 elle trônait, bien en face la porte puisque, manger, c’était dans la cuisine. La diagonale faisait pile la bonne distance pour les yeux, ça tombait bien.

La téloche ça marche au jour comme la radio à l’heure, en débarquant l’actualité s’annonçait pour la semaine, donnait le temps de s’y habituer, de la pétrir à la même pâte que le rien de rien du lundi vendredi ; si ce qu’on demande au poste c’est un peu de conversation, leur surenchère à l’urgence c’était pas plus vrai que le cinéma, l’horloge atomique du souvenir ça ne marche qu’à la sauce toi-même et jamais à ces trucs pour livres d’histoire, aux récapitulations de fin d’année t’étais chaque fois surpris de redécouvrir tout ce qui s’était passé. Alors, que le malheur du jour ferait son temps comme les autres, question de confiance... Même une bonne guerre, si elle mettait un mois à s’user, cédait peu à peu sa place au hit-parade pour finalement s’évanouir sans que tu puisses savoir ce que tous ces gens étaient devenus.

...le spectacle de désolation qui s’offrait aux yeux des observateurs, des journalistes, des photographes, dont certains ont buté sur des pieds et des tibias humains qui se bousculaient, effrayés, quelques minutes plus tard sur les lieux du drame, Le plafond était bel et bien crevé et le plancher n’était pas plus comparable à celui d’une salle de consigne que ne le sont les sables mouvants et les montagnes, Notre ville de Marseille, ce soir...

Parfois on dirait qu’ils t’attendent et que, fourchette couteau en mains, tu dois taper trois fois sur le bord de l’assiette pour faire apparaître l’envoyé spécial, mais ça marche à tous les coups et c’est toujours aux heures des repas qu’ils balancent les images les plus saignantes. Et, réglé comme du papier à musique, à l’heure de se mettre à table la catastrophe passe aux aveux, triste figure et vieux rire elle transperce comme à plaisir l’écorce fissurée de cette pauvre terre juste un peu à côté, toujours, d’où on l’attendait, prend à son vent le bateau d’hommes déchaînés, à la barre de l’arche de famille soudain tu aperçois toute la flottille.

Et toujours, partout, la vision prenante, angoissante du carnage. Au milieu et autour des débris, des flaques de sang paraissaient s’étaler et’ accuser, et des chaussures crevées, massacrées, hantaient les haies et les imaginations traumatisées, A vingt-deux heures, deux cadavres atrocement mutilés n’avaient pas encore été évacués alors que les personnalités, les visages blêmes, les corps voûtés, effondrés par l’horreur, affluaient dans la place, La gare de Marseille...

« Dans quel monde on vit ! » Mais finalement, des choses aussi graves, qu’on vienne vous les dire à vous n’avait jamais coupé l’appétit de personne, on s’indigne on compatit et à l’accent parfois de sincérité on voudrait applaudir. Il arrive n’importe quoi n’importe où, et plus ça vous frôle meilleur est le frisson, on recevait l’information dignement et selon son mérite, en mesurant chaque fois tout ce à quoi on venait encore de réchapper. Sûr qu’on ne raterait pour rien la suite des événements, ça pouvait toujours être pire le lendemain tandis que le pire du passé jamais plus ; c’est bien grâce à la télévision qu’on est désormais vraiment tourné vers l’avenir, aux émissions sur les grandes heures du passé c’est là qu’on s’en aperçoit tiens, et comme tout ça a changé.

Les informations, leur chic c’est de toujours confirmer ce qu’au fond on savait déjà ; le miracle était, avec tous ces commentateurs, ces témoins ces compétences qu’aucun ne se permette jamais le « ce qu’il faut en penser » mais que donnaient l’impression ou le tentaient de vous demander votre avis, oui la raison était d’abord dans votre cuisine, dommage que ça ne donne pas au monde entier une garantie de bon sens. Pour le dessert on passait sans transition à ces gens célèbres la preuve, ils passent à la télé, dont on vous narrait la vie si simple et les amours comme tout le monde avec l’air d’en être surpris ; et chaque vingt-quatre heures, en débarrassant la table, quand ils vous disaient « Mesdames messieurs à demain bonsoir », les phrases finissaient pile à l’heure de la pub prévue et les catastrophes s’arrêtaient là. Dans chaque cuisine comme la tienne, éclairée jaune par l’ampoule au-dessus de la toile cirée ou du formica blanc, « T’as vu ça » ou « J’sais pas où ça va tout ça », on ajoutait son propre murmure au choeur général des lamentations, des nébuleuses de paroles brèves s’amassaient au-dessus des cités, sillage à peine bruissant que remorquait derrière elle la planète indifférente et tournant comme les fuseaux horaires, jamais un seul commentateur un seul pour demander à ses fidèles auditeurs s’ils étaient sûrs que ça pourrait durer longtemps comme ça. « Et sans répit la tempête le poussait vers l’avenir auquel il tourne le dos tandis que devant lui l’amas de décombres s’élève jusqu’au ciel. »

Deux assiettes deux verres un saladier une poêle, les traces du jambon petits-pois ou du cabillaud surgelé macaronis ça va vite à laver, mais entre-temps le film avait commencé, mauvais comme d’habitude tu te le disais, les voix un peu de travers, doublées le cul dans un fauteuil, un peu bousculées sans arriver à s’essouffler, mais ça suffisait pour qu’en repassant dans le séjour tu aies l’impression d’aller au spectacle, avant de couper tu essayais les autres chaînes pour vérifier que ce n’était pas mieux puis tu restais trente secondes devant le poste à regarder, navet ou pas ça empêche pas d’avoir envie de connaître la fin rien que pour voir si tu as deviné juste et la soirée s’embarquait, quand tu allais te coucher elle dormait déjà et c’est dans le noir que tu remontais l’alarme du réveil : il y aurait France Inter c’était comme ta cafetière, sur programme automatique.

— Ça aide à vivre, tout ça tu te le répétais parce que ce type au boulot t’avais dit ça, hier : — Ça aide à vivre. Il en était si sûr, le type ? Et toi, tu y croyais, tu y croyais vraiment ?

 


responsable publication François Bon, carnets perso © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 avril 2007
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