textes & contributions | Sarraute

atelier d’écriture en ligne, personnages – été 2017, 4


contributions closes, merci aux    50  personnages qu’on ne connaissait pas !.

 présentation et sommaire du cycle été 2017

 la proposition 4, avec vidéo et textes supports

 recherche par auteur

 rappel : les contributions reçues sont mises en ligne par ordre chronologique de réception, et un groupe Facebook est disponible pour échanges, discussions, interactions entre contributeurs ;

 envoi des textes par réponse depuis la lettre d’info, fichiers joints au format .doc .docx .pages .odt (mais pas .pdf ni dans le corps de l’e-mail) – toujours rappeler en fin du doc la signature souhaitée, ainsi que l’url du site ou blog s’il y a !

 ne vous laissez pas avoir par la musique des autres, prenez du risque, faite que chaque contribution ait sa musique rien qu’à vous, rien qu’à elle !

 joignez-vous à nous : voir le pass Tiers Livre pour contribuer (et nota habituel : accès ouvert à étudiants écriture EnsaPC ou UCP, pas besoin du pass...).

.... et super merci à tous ! FB.

texte n°  [1]

Je veux bien te la présenter, mais je la connais mal… Elle s’appelle Grise… Mais non, je n’invente pas ! Ce genre de choses, crois-moi, ça ne s’invente pas… Viens, je vais te la montrer… Elle dort… Elle rêve aux étoiles binaires… Lorsque deux étoiles orbitent autour d’un centre de gravité commun… Les siennes suivent une trajectoire singulière, dessinent un 8 constellé sur le tableau noir de l’univers, équation impossible… Ne t’approche pas, tu vas la réveiller !… Oui, elle est floue, c’est un personnage secondaire, la mise au point ne peut pas se faire… J’ai toujours préféré les personnages secondaires. Ils ont un je ne sais quoi… La cohérence ne les a pas gauchis, l’analyse ne les a pas affadis… Tout leur être condensé en un geste, une réplique, une place… Ils sont la marge où se délient les enluminures, la note de bas de page où se rêve un savoir, l’entre-ligne où gronde l’arrière-pensée, bouillonne l’image matrice, résiste le tuf du désir. Et de là, ils t’appellent… Toi aussi, tu es un personnage secondaire. Les lecteurs sont des personnages secondaires… Quoi ? Je ne l’oublie pas… Elle dort, j’en profite pour théoriser, ensuite il faudra raconter… L’hématome ? Elle s’est pris un coin de table en dansant… Le baiser d’une étoile, a-t-elle pensé… Elle est bizarre. Certains disent bête. Sauf qu’elle est brillante… Elle tombe, tombe de Neptune à la Terre, la chute sera fatale, un réveil en sursaut et je sursauterai avec elle… Voilà ! Tu vois, je ne peux pas m’en empêcher… Pourtant ça arrive tous les jours qu’elle tombe du ciel dans son lit… Pourquoi elle t’intéresse au fait ?… Ah, vraiment ?… Je comprends… Je ne sais pas comment te parler d’elle… Déjà, quel pronom personnel ?… « Je », « tu », trop passionnel… « Elle » ? « Il » lui irait mieux, mais ça créerait trop de confusion… « On » coupe la respiration… Et si j’élidais, passais directement au verbe troisième personne ? … Pour le temps, je sais : c’est une femme à l’imparfait… Si elle est belle ?… Je ne la vois pas plus nette que toi… Le flou est-il beau ? … Et qu’est-ce que la beauté ? … Il faudrait commencer par là ; et pour arriver de la beauté en général à celle précise de Grise, ce sera un autre livre qui s’écrira… Elle va passer à côté de la vie … Elle passe déjà à côté de la vie… Ça te touche parce que toi aussi, parce que nous tous… On se croit au centre, au moins de soi, mais on est toujours l’autre de l’autre, jamais soi-même, comme les étoiles binaires : objets orbitant l’un et l’autre, l’un par l’autre autour d’un centre vide. Je peux te le dire maintenant : le personnage principal n’existe pas, nous sommes tous secondaires… Je t’emmerde, hein ? Pas très théoricien… Bon, regarde là, dans le coin, roulé, c’est son tapis de gym. Simple, non ? Enfin, simple… Décris-moi ça, voir si c’est simple… Tu sais, je ne la connais pas mieux que toi, je la regarde et j’attends de voir ce qu’elle fera… Ses cheveux, courts et frisés… Son cœur, spongieux… Son anniversaire, le 6 mars… Son mot de passe, giboulée… Sa plus grande joie, la géométrie… Son seul regret, l’astronomie… Son désespoir, la mort… Son espoir, la mort… Sa douleur, dans le dos… Son amour, aux trois quarts imaginaire, et d’autant plus fougueux et fantasque … Sa fierté, ses idées… Épiphanies, qu’elle les appelle… Les auteurs qu’elle relit : Pessoa, Borges et Poincaré… Les livres qu’elle ne réussit pas à finir : Belle du Seigneur, La Montagne magique, les trois Critiques… Insupportablement bavards, trouve-t-elle… Sa peur, qu’on découvre l’étendue de son ignorance et, à égalité, qu’on ne reconnaisse pas l’exceptionnalité de son intelligence… Trois amies, Mélodie, Miette et Paola, qui ne la connaissent pas… Sa parole, brusque, aux beautés embusquées… Elle n’aime pas parler… À part quand elle est seule… Avec un peu de chance, tu l’entendras… Assieds-toi donc… Là, à côté d’elle… Bah, elle nous voit pas, ce que t’es cruche des fois… On te croirait amoureux… Regarde-la boire son café… Ce qui se dit dans un geste… Ce qu’elle pense ? Elle pense à sa sœur… Ce n’est pas bien joli, ce qu’elle pense… Tu ne comprendrais pas, dit comme ça, noir sur blanc… Il manquerait de la nuance… du gris… C’est une courbe… Il y en a plein son carnet… Petite, lorsque le professeur donnait une équation et demandait d’en tracer la courbe, elle inversait la consigne : traçait d’abord une courbe puis cherchait son équation… Le matin, elle joue à ça, ou à autre chose… C’est un temps à elle… Les mathématiques sont sa langue maternelle… Notre langue maternelle, pense-t-elle, mais les gens ne veulent plus s’en souvenir… Attention, ne la touche pas… Sa joie brûle dans ces moments-là… Son chagrin est tombé… À ses pieds… N’aie pas peur, il est mort… Elle ne mange pas dès le levé… Enfin, parfois si… Elle n’a pas d’habitudes… Non, on ne se ressemble pas ; mais à force de te parler d’elle, ça finira par arriver… Tu veux entendre sa musique, sa petite musique… Je déteste la musique, c’est une torture pour tout esprit sain… Évidemment que tu n’es pas d’accord, le monde entier n’est pas d’accord, tous pressés de s’aliéner aux petites musiques… Donc, pour elle, ce sera du bruit… Pour elle, ce sera la pluie .... Tu sens ?... L’odeur de la pluie… Inutile, elle ne t’entend pas… Si tu l’appelles, une autre Grise répondra… Celle que tu imagines ; et c’est celle que j’imagine que tu aimes…

texte n°  [2]

Vous aviez deviné pour Arno ? Avant même la révélation, vous saviez ?… pas possible, son meilleur ami ne savait rien... c’est triste quand même, je l’aimais bien... il parlait peu mais il écoutait avec attention... ses grands yeux clairs, vous vous souvenez... sa grande simplicité, son égalité d’humeur... il lisait peu mais aimait l’opéra, le cinéma... il connaissait tout Brassens et tout Brel et chantait volontiers... il aimait rouler vite et bien, la musique à fond... la rocade de Fort de France, la nuit en écoutant Purcell, je m’en souviens... Il y a eu des bons moments... comme j’ai été inquiète quand on lui a découvert ce mélanome... cette pathologie qu’il prenait si peu au sérieux et que j’imaginais lui interdire beaucoup de projets d’avenir... il était beau... cette famille ultracatholique... qu’il critiquait sans manquer aucun anniversaire, aucun repas de famille...ça n’est pas un indice... ces attentions touchantes qu’il avait... se souvenir que vous aimiez les gombos, faire un détour par la plage, boire du rhum tard le soir en regardant la lune... quand on y pense, elles lui coûtaient fort peu…ces lyonnais qui vivaient des minimas sociaux... quelle famille de culs bénits qui gardaient l’appartement pour pouvoir inviter leurs amis à jouer au bridge… Sa mère était assistante maternelle mais conservait son jour de bridge... Son père était surtout chômeur de longue durée, employé parfois par le cousin riche, gestionnaire immobilier... toutes ses études, il les avaient faites en tant que boursier... un autre monde... comme le disait sa mère à sa compagne « vous n’êtes pas de notre monde »... sa compagne était tellement amoureuse... On ne sait rien des couples, de ce qui se passe entre eux...Je ne me doutais de rien mais cela ne m’a pas étonnée, c’est drôle... il ne s’engageait pas c’est sûr, mais aujourd’hui ce n’est pas rare... il dormait beaucoup aussi... ce voyage au Liban, il n’en a rien vu, il dormait tout le temps...Et ces malaises qu’il avait parfois... avec ses gardes, on se disait qu’il travaillait trop... Ces grands yeux clairs, vides, vagues… Dix ans que je le connaissais et je n’arrivais pas à lui écrire quelque chose d’un peu personnel pour son anniversaire...on s’aveugle, on ne voit que ce qu’on veut voir... maintenant que je sais, je me dis qu’il faisait tout pour qu’on sache... ces acteurs qu’il adorait... Benicio del toro et Xavier Dolan dont il était fou... et ces films qui ne nous parlaient pas mais qu’il voulait qu’on voie... CRAZY en version canadienne non sous-titrée... on était tout un groupe d’amis à supporter de ne rien comprendre, c’est sa compagne qui a exigé qu’on mette les sous-titres... et ses retards, ses vols ratés pour avoir oublié l’heure ou ses papiers... une présence insaisissable, une absence... Maintenant bien sûr tout paraît plus clair... ce militaire qu’il nous avait présenté, un colonel je crois, juste en dessous de général disait-il, qui buvait sec... un drôle de couple avec sa femme, bien banal, il avait voulu la quitter, elle buvait beaucoup elle aussi.... Ils sont les beaux-parents de sa sœur maintenant... Sa famille les aimait bien, elle est montée avec eux à Paris à la manif pour tous... il ne s’en cachait pas, comment le vivait-il ? Ses années de scoutisme... Oh ! et cette légende familiale qu’il distillait !... la grand-mère, une de quelque chose qui avait fauté et de l’autre côté le grand-père militaire démissionnaire à cause de de Gaulle, reconverti en industriel… l’Algérie et Albert Camus qu’ils avaient bien connu ! Le Bourbonnais des métairies où la grand-mère avait encore une gentilhommière où sa fille passait tous les étés... elle en était l’héritière et se devait d’y accueillir sa mère qu’on sortait de l’institution religieuse qui lui servait de maison de retraite pour l’occasion... Champagne à l’apéritif sur la terrasse et poisson en gelée en plat de résistance... j’étais arrivée à l’invitation en fourgon ! De l’autre côté, le maternel, c’était plus pauvre mais plus guindé, on attendait l’héritage du grand-père dont la garde à domicile était confié à un étudiant noir très catholique en échange du gîte et du couvert... la langue de boeuf des repas familiaux élevée comme tous les autres abats au rang de mets de choix...coutume lyonnaise ou cuisine de désargentés ? La maison de Rumilly, maison de famille qui n’avait rien d’un château, sans grâce et ni chauffage, moisie de toutes parts des infiltrations qu’on ne s’abaissait pas à réparer…l’héritage est arrivé, juste au moment où les parents allaient se trouver contraints d’y déménager... la providence... Un frère avait commencé à poser des questions... il n’y avait pas eu de réponses... et puis des choses graves comme l’accident mortel de ce petit frère écrasé par un tracteur dont personne n’a jamais dit qui le conduisait... et la messe, il allait encore à la messe, pas souvent, mais il y allait...quand j’y pense, un univers de secrets à demi murmurés, de non-dits, de dénis, de mensonges, de revanches à prendre sur la malchance et sur l’injustice... quand j’ai su, j’ai pensé qu’il devait être atrocement malheureux, enfermé dans son silence...le dévoilement l’a soulagé au contraire et la vie continue... enfin, je ne sais pas, on ne le voit plus...son ex-compagne, mon amie, voudrait inventer une vengeance pour toutes ses années de mensonge... elle souffre encore, je voudrais l’aider mais rien ne vient, absolument rien... si vous avez des idées ?

texte n°  [3]

Tu te n’es jamais rendu compte de rien pendant toutes ces années ? Absolument rien ? Non mais tu plaisantes, c’était tout de même flagrant : ce retrait, cette froideur, ce mouvement de la main comme si elle avait voulu repousser une ombre, un fantôme qui lui aurait collé à la peau. Je ne sais pas toi, mais moi j’ai toujours eu du mal avec son comportement bien que je ne la rencontrais pas souvent… à chaque fois il arrivait la même chose, un embarras, une hostilité latente… comme une impossibilité chez elle à se laisser toucher par une simple gentillesse, à laisser voir l’intérieur… En fait ce qui m’a toujours gêné, c’est de ne pas savoir ce qu’elle pensait, qui elle était pour de vrai… Ah tu vois, ça te revient finalement. Toi aussi tu te sentais peu apprécié et tu ne savais pas sur quel pied danser. En quelque sorte tu étais mal à l’aise avec elle, hein, c’est bien ça ?… D’un autre côté, et là je suis entièrement d’accord avec toi, on ne peut pas lui reprocher de ne pas s’être occupée de ses enfants, ça sûrement pas… un garçon et une fille bien comme il faut, qui fermaient bien la bouche en mangeant et s’essuyaient la bouche après… et même qu’elle était capable de leur faire les gros yeux ou de leur taper sur les doigts s’ils dérogeaient à la règle, par exemple quittaient la table sans son autorisation, on se serait cru à une autre époque, non mais franchement… Tu l’as remarqué toi aussi, n’est-ce pas ? Cette mainmise sur eux… et tu as eu envie à un moment donné de secouer l’arbre pour faire tomber les fruits… Bon, je vais te dire ce qui n’allait pas chez elle : elle était incapable d’exister par elle-même, en même temps rien du monde n’avait d’intérêt à ses yeux… elle était comme suspendue au-dessus d’un vide sidéral, du coup il n’y avait que sa famille qui comptait, surtout ses rejetons qu’elle manipulait habillait nourrissait couvait et tout ça — ce qui évidemment ne cachait rien de bon… Par moments ça s’accentuait, je l’ai vue grimacer, elle semblait excédée, prête à donner une claque ou à tourner le dos sans qu’on comprenne pourquoi, prête à lâcher… C’est ce qui a fini par arriver, ça a lâché d’un coup, slap, comme une corde tendue qui se rompt et il n’est resté d’elle qu’une silhouette effondrée… Ah bon, tu n’as pas su ? Ça s’est passé il y a presqu’un an maintenant… ben oui elle est tombée malade… oui, gravement… ils ont dû la garder à l’hôpital en cure de sommeil, elle était incapable de prononcer le moindre mot… Ah si, tout le monde en a parlé, et sans se priver, ah pour ça les langues se sont déliées. Le malheur des autres, ça attise les bavardages. Que veux-tu, il faut bien que ça sorte d’une manière ou d’une autre. Maintenant je pense à ses enfants, les pauvres, ils croient que c’est à cause d’eux parce qu’ils sont partis étudier ailleurs, leurs coups de téléphone se sont espacés et ils sont venus moins souvent pendant les vacances, elle n’a pas supporté… Des nouvelles ? Oui. Il paraît qu’elle remonte la pente, enfin doucement d’après son mari, la partie n’est pas gagnée. Je les plains tous, qu’est-ce que tu veux y faire ? On ne peut pas détricoter la vie…

texte n°  [4]

Joseph … ah, j’oubliais, comment pourriez-vous le connaître ? vous verrez, ce n’est pas sorcier, on comprend vite…un jour ça vous arrivera à vous aussi… vous n’y couperez pas…vous vous croyez protégée parce que vous trimbalez tout votre savoir…scientifique… c’est bien ça ? au début, ça fait sourire ces histoires jusqu’au jour où … vous voyez, Joseph, c’est son chien qui a commencé à cracher du sang et pas à n’importe quelle heure, un dimanche, alors que les cloches sonnaient…puis c’est la source au fond de son jardin qui a cessé de couler, la veille de la mort de sa mère - depuis, elle est toujours à sec… alors il a commencé ses chants autour des bougies, rouges ou blanches, selon, il ne veut plus d’électricité chez lui à cause des mauvaises énergies transmises dans les fils… ça vous fait rire , vous trouvez ça simplet, vous pensez que dans le malheur, certains sont prêts à se vautrer avec les esprits… un saint en vaut un autre… moi aussi, au début, j’ai ri et puis quand les psalmodies de Joseph ont ressuscité son chien … et sa mère, morte mais toujours là, oui, je vous assure… tous les jours, il écrit dans un cahier sous sa dictée… et puis quoi encore ? vous n’y croyez pas ? vous êtes tous pareils, derrière votre grand savoir… attendez… vous ne sentez pas ? une faille, une fissure, petite sans doute, mais très vite ça craquelle de partout… j’ai été prise moi aussi… il a tout compris le Joseph, il m’a donné une tourmaline noire … vous verrez, ça vous prendra un jour ou l’autre… la mort qui rode et qui est là tout près, dans vos murs, dans vos armoires, sous votre lit , dans la chemise que vous enfilez… il a trouvé les mots justes Joseph, sa force est là… ne me regardez pas de haut avec votre air de je sais tout… diplômée j’entends, belle carrière nul doute… ah, pas la peine de continuer avec vous… et moi qui allais vous présenter Joseph… c’est qu’il a des dons, y’en a qui viennent de loin pour le voir… tiens, vous avez allumé une cigarette, ça vous intrigue maintenant ! et puis quoi encore ? vous ne manquez pas d’air ma chère… enfin… on est tous passés par là , le déni, la moquerie, la condescendance… mais, c’est quoi le petit grigri que vous avez au poignet ?... un souvenir de voyage ? vous me faites rire… et puis quoi encore !ils ont bon dos les voyages… Joseph au moins, pas comme vos trucs … lui, sur le chemin, ce sont les pierres qui l’interpellent, alors ils les prend délicatement dans le creux de la main, ferme les yeux, sent leurs vibrations… pourquoi écrasez-vous votre cigarette nerveusement… impatiemment… ça vous indispose que ça puisse exister de telles entités ? je vois…petite faille, hein …je souris … et vous voudriez que … et puis quoi encore !

texte n°  [5]

Tu ne connais pas vraiment le docteur F… tu ne le connais pas, il est difficile de le connaître… est-ce que je le connaissais moi-même, moi qui ai été si proche de lui ? J’étais envoûté… sous emprise…Tu seras subjugué… Comme tout le monde… Tout le monde succombe… succombe à quoi ? C’est là que les mots perdent de leur puissance …. Dire l’insaisissable… C’est dans l’entre deux que coule l’insaisissable… As-tu déjà succombé aux rets de l’homme araignée ? Au fait, je te tutoie bien que je ne te connaisse pas… Ne t’en offusque pas… Mais je te sais seul devant le texte… je te sais seul devant ce qu’il découvre en toi comme je suis seul quand je me découvre par l’écriture…. Je te tutoie pour mettre de la proximité entre nous… Je voudrais que tu rencontres le docteur F. ici, que tu le l’approches… à travers mes mots… pour que mon geste prenne sens à tes yeux… parce que les mots m’ont manqué … pas efficaces… mauvaises réponses … trop mous… ils n’ont pas le pouvoir de la lame d’acier… Le docteur F., une personne complexe ont dit les experts… comme s’il existait des personnes simples… Moi je dirais brillante, une personne brillante et pathétique… Mais pathétique c’est une vision récente… Je suis sûr que tu meurs d’envie d’en connaître davantage sur ce pervers… C’est ainsi que la presse l’a désigné… Facile pour eux… Un peu d’émotion à peu de frais…Vous vous rendez compte un Monsieur tout ce qu’il y a de respectable ! … Mais moi ? je ne voyais pas de pervers… Si tu as un peu de curiosité sur la nature humaine, tu seras forcément happé par ce personnage attirant, fascinant par une certaine similitude avec le portrait de Dorian Gray en son apparence … Je l’ai retrouvé par hasard, les hasards du petit écran… il est maintenant un éminent psychiatre… enfin… il était… avant que je n’intervienne… Petit, je croyais qu’il était un dieu… et il me parlait, et il me touchait, et il me caressait, et je me sentais… l’élu… J’étais heureux… Ne sois pas effrayé… je ne souffrais pas … je n’ai jamais souffert… peut-être tu ne comprends pas … sauf si toi aussi tu as été un élu… c’est facile d’être juge, de prendre parti, de s’indigner, à la lecture d’un texte… quand j’étais petit le docteur F. était magique… il faisait naître le sourire aux lèvres de ma mère, l’éclat dans ses yeux… , et quand mon père en parlait je comprenais que c’était quelqu’un d’important, quelqu’un de bien… dans le quartier il était une référence… Tu vois, ce qui est difficile, c’est de rompre l’unanimité dont il était l’objet… Qui maintenant s’est retournée contre lui… Puis nous avons déménagé … j’avais sept, huit ans… A quatorze ans je l’ai revu à la télévision… il était toujours aussi beau, élégant, aimable, il intervenait dans une émission pour répondre aux angoisses des parents face à leurs ados incontrôlables… il faisait de l’audience… Max ! Viens voir c’est le docteur F. à la télévision ! … Le sourire de ma mère que je n’avais plus vu depuis longtemps… Depuis que mon père était parti… Ses yeux pétillants… C’est lui que nous devrions consulter, Max, il pourrait nous aider… Non maman !... Je voulais le retrouver… mais pas comme ça !... Tu pourrais au moins le rencontrer une fois, il te connait, il t’aimait bien… Non maman !... Elle était intarissable… Non maman ! Surtout pas lui !... Surtout pas lui ! … SURTOUT PAS LUI !... Comment dire « surtout pas lui » autrement, pour qu’on entende « surtout – pas – lui », qu’on entende que je voulais par-dessus-tout ne pas dépendre de lui… me rendre maître de cette relation… Les mots n’ont de force que celle qu’on y écoute… quand on ne veut rien écouter, on n’entend rien… On ne voit pas monter l’écume de la rage… Mais ce n’est pas là où je voulais aller avec toi. Au contraire je voudrais que les mots écrits pour toi, pour moi, aident à la compréhension de qui est le docteur F… Je le revois à la télévision… choc… il me sourit à travers l’écran… Il nous sourit à ma mère et à moi… la scène se répète sans doute dans une multitude d’autres foyers… Combien d’enfants sont troublés par ces yeux gris pleins de bonté… oui, il respire la bonté… tu trouves le mot inadéquat ?... Peut-être ! … un journaliste a écrit qu’il avait un regard de myope… C’est peut-être ce que j’appelle sa bonté… Nous l’avons revu avec ma mère… à son cabinet… J’ai cédé… Il nous a aidé … Il a proposé à ma mère de me donner des cours particuliers… de me soutenir dans mes études… Je te vois reculer… Non ce n’était plus un problème… J’avais abdiqué… Tu attends trop les signes d’un scandale programmé… Les choses n’arrivent pas toujours comme on les imagine… Il était sincère… Oui vraiment… Ne sois pas septique… Je me sentais de nouveau aimé… C’était un bon pédagogue … drôle… cultivé… Un parfait futur beau- père ! m’a dit ma mère radieuse… une bague de fiançailles au doigts… C’est là que tu dois être surpris… comme je l’ai été… « Non ! Ne fais pas ça ! Tu te trompes » m’a-t-il dit alors que du sang rouge, du sang tiède, son sang et mes larmes …

texte n°  [6]


— Tu t’en souviens, Gregory ? C’était notre prof de philo. La première fois où l’on abordait un continent inconnu avec un passeur au drôle d’accent anglais : deux mystères en un. Tu t’en rappelles, Gregory ? Plus tard, en regardant le film Le Cercle des poètes disparus (1989), j’ai évidemment pensé à lui, même s’il ne ressemblait pas physiquement à Robin Williams, décédé il y a presque trois ans déjà. Notre classe était un peu devenue ce « club », cette agora intime où la parole fusait, la connaissance se répandait, la controverse naissait, et les sceptiques dansaient avec les stoïciens…
— Comment veux-tu que j’aie oublié ? Il nous a marqués, aller à son cours était un plaisir et non une obligation, la vraie pédagogie, en somme.
— Tu vois, Gregory, je pense qu’on était tombés sous le charme : celui de la pensée libre, de l’écoute tendue, du dialogue en ping-pong et parfois sans filet, des échanges à la fois véhéments et respectueux.
— Je pensais parfois à Socrate, même si c’est un peu exagéré, en l’observant nous interroger et se poser des questions à lui-même, car il exerçait un doute systématique sur tout ce qu’il énonçait, une sorte de dialectique permanente, comme la révolution vue par Trotsky. Il était assez grand, il bougeait beaucoup, se déplaçait entre nos tables, ses cheveux assez longs le faisaient paraître hors normes par rapport aux autres profs.
— Peut-être avait-il senti que Mai 68 approchait ? Quand on y repense, on vivait là dans le seul espace de liberté du lycée. Une sorte de phalanstère dont il aurait été le nouveau Charles Fourier – j’aime aussi les salines d’Arc-et-Senans et Nicolas Ledoux – mais il est vrai qu’on avait vers lui, reconnais-le, une véritable « attraction passionnée ».
— Parfois, il me faisait presque peur car il nous ouvrait des perspectives sur la pensée qui semblaient démesurées. Avec notre manuel de philo Huysmans-Vergez, on pouvait enfin voir les bustes ou les photos des penseurs célèbres, Platon, Descartes, Spinoza, Marx (« Misère de la philosophie, philosophie de la misère »), Hegel, Heidegger, Merleau-Ponty, Sartre…
— Mais, Gregory, il nous faisait rire, aussi ! L’humour n’était pas indissociable pour lui de la réflexion, la philosophie devenait alors légère et non pesante ou empesée si on savait la prendre par la plume, Minerve était aussi un oiseau de jour.
— Quand l’année s’est terminée, ce fut comme un déchirement : on aurait souhaité pouvoir redoubler !
— Oui, Gregory, tu as raison. Parfois on sait que l’instant si beau ne reviendra plus, mais c’est peut-être justement son aspect éphémère qui le rend inoubliable.
— Il aimait les trains miniatures, et en était devenu un spécialiste, plus tard il a écrit quelques livres sur les transports (y compris le métro) : la philo serait donc un « véhicule » autre qu’au simple sens bouddhique du terme !
— Et la Norvège, tu la revois encore, Gregory ? Après le bac philo (j’avais eu 18 et demi en dissert’), on est partis en stop ensemble jusqu’à Bergen, ce petit port de couleur ocre et bleu. Ce fut sans doute le résultat, ou la mise en pratique, de l’enseignement de ce prof ineffaçable de nos souvenirs, comme s’il n’avait cessé de nous dire : « Partez à l’aventure de la vie ! »

texte n°  [7]

C’était l’été… au mois de Juillet… oui, bien sûr, personne n’a pu l’oublier… Surtout pas vous, pas nous, qui étions ses collègues… mais vous avez beau le connaitre… l’avoir croisé au hasard des rotations, des escales… je crois que très peu de personnes seulement se sont rendues compte de ce qu’il a vécu ! C’est vrai qu’il était apprécié de tous. Il n’était pas seulement un bon pilote, un type qui connaissait son travail et un passionné, vous savez tout comme moi que c’était aussi quelqu’un de formidable, avec des qualités humaines extraordinaires, personne ne me contredira si je dis qu’il n’a jamais rencontré un problème avec qui que ce soit ! … c’était la gentillesse-même, la courtoisie… et dans un cockpit où l’on est assis, et enfermé, parfois pendant de longues heures avec les mêmes personnes, ce n’est pas toujours évident ! On fait son travail le mieux possible mais, vous conviendrez qu’il y a des personnalités pénibles, des ego surdimensionnés, vous voyez ce que je veux dire ? Je ne citerai pas de nom, nous en connaissons tous… au moins un ou deux, n’est-ce pas ? Mais lui ?... non ! il n’était absolument pas comme ça. Aussi bien avec le personnel au sol que l’équipage, on pouvait être sûr que la rotation se passerait bien ! Il en a réglé des problèmes !... Mais vous, vous n’étiez pas ses voisins directs. Vous avez entendu parler de l’histoire, de ce qui lui est arrivé, comme ça… comme tout le monde dans la compagnie… ce fameux jour, ce 25 Juillet ! Et vous avez tous vu des photos, des reportages et, bien sûr, vous avez lu la presse et tous les bulletins de sécurité des vols, les rapports du bureau enquêtes-accidents. Vous vous êtes tous posés des questions, et on a brassé toute cette histoire pendant des mois… mais uniquement à propos du Concorde… pas de lui ! Personne n’a fait la relation… pourtant, il a tout vu ! Il vient juste d’atterrir sur la 26 Gauche, il a dégagé et la tour de contrôle lui donne l’ordre de maintenir sa position, suite à un décollage sur la 26 Droite. Vous imaginez la suite : il annonce aux passagers qu’ils sont contraints d’attendre et que ceux installés sur la droite de l’appareil vont assister au décollage du Concorde !... jusqu’à ce que la 26 Droite se dégage et qu’il puisse traverser pour se rendre à son poste de stationnement. Et, bien sûr, lui, il est aux premières loges… il voit tout, tout de suite… les flammes sortir sous l’aile du Concorde !!! Son doigt est encore sur le bouton du Public Adress, vous imaginez ?! Il vient de terminer son annonce, alors, très vite, il veut prévenir Concorde… Oui … il envoie le message, il dit : « Concorde ! t’as le feu ! » Vous connaissez la suite… Concorde, enfin… Christian, le pilote aux commandes, n’a pas pu l’entendre…. A ce moment-là, l’hôtesse est arrivée au poste pour lui signaler qu’il s’était trompé… que l’annonce avait été faite à travers le Public Adress, et non la radio ! … oui ... son doigt est encore sur le bouton ! comme je viens de vous le dire… il se rend compte de son erreur, mais trop tard !!!... Tout s’est passé tellement vite !!!... Après, c’est évident, tout le monde a oublié cette histoire. Enfin, ceux qui la connaissait. On a écouté les infos, on s’est repassé les vidéos… On a essayé de comprendre… On a pensé à l’équipage, aux passagers et à leurs familles… Vous vous souvenez sans doute que c’était peu de temps avant son départ à la retraite ?... Je me demande même si ça n’était pas son dernier vol ?!... Vous vous rendez compte ?!... Partir, après ça !!!.. Même à son pot de départ, il avait changé. Mais tout le monde s’est dit, c’est à cause de la retraite, enfin... ceux qui s’intéressaient un peu à lui… c’est vrai, les types gentils et discrets comme lui, on a parfois tendance à les oublier rapidement. Je ne sais pas pourquoi… C’est sûr, on se souvient des figures, des vedettes, de ceux qui font parler d’eux… vous voyez ce que je veux dire ?… mais les discrets, comme lui… j’ai l’impression qu’on l’a oublié trop vite. Oui… je sais ! nous avons des vies bien particulières et je comprends… dans notre métier… on fait beaucoup de rencontres, il y a tellement de visages sur lesquels on ne peut plus accrocher un nom !!... On sait qu’on se connait, qu’on s’est déjà rencontrés, mais où… et quand ?... et on se perd de vue tellement facilement… Vous n’étiez pas à l’enterrement… oui, oui, je sais, je sais ça aussi… les plannings, les décalages horaires à rattraper… bien sûr... je n’accuse personne, mais ce métier, cette vie curieuse qu’il implique… je pense qu’on devrait y réfléchir… de temps en temps.... Personne ne peut prendre la mesure de ce qui s’est passé. Et puis, chacun a sa vie, ses problèmes… est-ce que quelque chose aurait pu être tenter pour éviter la suite ?... Sincèrement… je ne crois pas. D’ailleurs, même si l’information lui était parvenue … qu’est ce que Christian aurait pu faire ?... dites-le moi ?… aux commandes du Concorde en flammes ?!!! Vous savez… il avait coupé un des moteurs... et le train ne pouvait plus rentrer... dans cette situation, je regrette, et vous penserez comme moi, j’en suis certain… ce n’est pas le message d’un collègue qui aurait pu changer quelque chose… on peut toujours en discuter des heures, ça ne changera plus rien maintenant ! Pour moi, tout à commencé ce 25 Juillet ! Et, si vous voulez vraiment mon avis, je dirais… oui ! même son cancer… Vous avez peut-être croisé sa femme ?... elle l’accompagnait de temps en temps… ce n’était pas facile, avec son travail… Elle était médecin et figurez-vous que, pour leur retraite, ils avaient le projet de partir en bateau faire un tour du monde. Ah ! mais attendez !... Ce n’est pas du tout ce que vous imaginez … les mers turquoise, le farniente sur le sable blanc… enfin, tout ce qu’on a tous, plus ou moins, connu, comme tous les touristes. Eux non, ça ne les intéressait pas !... Ils projetaient de partir et de s’arrêter dans des coins, n’importe où et, arrivés-là, de voir ce qu’ils pouvaient faire… mais pas parce qu’ils cherchaient des activités ou quelque chose pour passer le temps, non, pas du tout ! Ils voulaient venir en aide aux gens, tout simplement ! Se mettre au service de la population locale, aller vers eux, vivre avec eux si c’était possible et les aider mais, bien sûr sans rien imposer et… surtout, bénévolement … Ah ?!... ça vous étonne… Oui, on se rend compte qu’on ne connait pas toujours les gens… eux, ils voulaient vivre comme ça… Et puis, bien sûr, vous vous en doutez… c’est tombé à l’eau, si vous m’accordez ce jeu de mots ridicule !… Sa femme m’a raconté les derniers mois… vous imaginez, les cauchemars ? … ça a commencé par le sommeil perturbé… de plus en plus… Encore une fois, il n’y a pas prêté trop d’attention, avec ce foutu métier… vous vivez ça en direct, tout comme moi… il est difficile d’avoir une nuit de sommeil profond, vraiment réparateur… et, les cauchemars, ça arrive à tout le monde aussi, bien sûr… mais c’est de venu de plus en plus fréquent !… au point où il ne voulait plus dormir. Et, de par le métier de sa femme, comme je vous l’ai dit… mais je souhaiterais que ça reste entre nous, n’est-ce pas ?... je ne voudrais pas lui causer des ennuis... Enfin, vous comprenez sans que j’aie à vous expliquer davantage ?... Je me contenterai de prononcer le mot « stupéfiants »… ça devrait vous suffire… Mais, ce qui est drôle, ça a été de me rendre compte, je crois que ça m’a traversé l’esprit, un jour de fatigue plus intense peut-être… vous voyez dans quel état on se trouve après un vol de nuit de quelques douzaines d’heures ?...vous connaissez cette lassitude qui vous abrutit ! C’était un de ces matins-là… je rentrais et… je l’ai croisé…il était très tôt pourtant et, croyez-moi ou non, j’ai eu l’impression très nette qu’il m’évitait… Pourtant, à l’époque, on se voyait presque tous les jours, puisqu’on était voisins, je vous l’ai dit, et on s’arrêtait pour discuter, de tout et de rien. Et ce jour-là, je vous assure… j’en ai même parlé à ma femme… même son visage avait changé !... son regard était comme… absent … et lui, il avait l’air… quels mots employer ?... de flotter, oui, c’est ça : il était présent mais je l’ai trouvé amaigri… guère plus, mais… sa chemise froissée qui pendait sur ses épaules… ses joues grises… pas rasé, mal coiffé, enfin… j’ai eu l’impression que ce n’était pas lui… j’avais devant moi quelqu’un qui aurait pu être un vague cousin !... Ce sont des détails, mais personne ne savait encore … à propos de la maladie qui s’était déclarée, déjà… quelques mois à peine après le début de sa retraite… et si vous voulez mon avis, je crois pouvoir affirmer que c’est la culpabilité qui l’a tué et pas le cancer ! Vous ne le croyez pas ?... pourtant, si vous aviez eu, tout comme moi, les confidences de sa femme, sur ses derniers moments, vous comprendriez… Si je vous disais… qu’à la fin… enfin, avant qu’elle… vous voyez ce que je veux dire ?... qu’elle abrège… ce qui ne ressemblait plus du tout à une vie… si je vous disais… mais… je ne sais pas si vous allez le croire… toujours d’après elle… il dormait… quand il dormait… avec son uniforme, tellement il était mal… tellement il se sentait coupable de ce message qui n’était pas parvenu à la radio de Christian, de Christian aux commandes du Concorde en flammes…

texte n°  [8]

Non, tu ne connais pas Nigel ? Ah, tu ne vas pas être déçu quand tu le rencontreras à son retour de Cuba… La Havane-Santiago en camion à cochons, aux dernières nouvelles…Une carte postale que Nicolas vient de recevoir de lui… Nigel, il suffit de le voir pour avoir aussitôt le cœur réjoui…Réjoui, et aussi attendri, c’est selon… ton humeur propre du moment… suivant le dosage entre la gravité sous-jacente entrevue dans le bonhomme et la légèreté de ton affichée qui la recouvre le plus souvent…

Nigel, le grand frère qu’on rêve d’avoir quand on est enfant unique… Ce qui frappe d’abord, évidemment, c’est son côté pitre, boute-en-train, déconneur… Bref, la façade ultra-sympathique qui lui a assuré d’emblée un fan club à l’Ecluse… parce qu’il a durant plusieurs années, pendant ses études, chanté et joué de la guitare certains soirs dans ce bar…

Fallait voir comme il faisait le plein ces soirs là… « Nigel ! Nigel ! Nigel ! » scandaient les groupies à son arrivée… Et lui, toujours gentil et attentionné, à dédicacer une chanson à l’une puis à l’autre… De préférence parodique, la chanson, histoire que chacun, rendu hilare par ses facéties verbales, oublie ses soucis du jour…Un cœur généreux, Nigel, irradiant d’une bonté naturelle, sans en rajouter aucunement…Plutôt pudique, même… Son répertoire de reprises arrangées, en majorité anglo-saxonnes, était entonné à tue-tête par tous, quel qu’en soit le contenu hétéroclite. En général, il commençait bon enfant : « Le long du cou de la girafe je glisse, arrivé en bas, l’éléphant me hisse… ». Très fortiche dans les variations délirantes, Nigel…il savait démarrer tout doux, faussement sage et dans la norme, puis, d’un coup, ça partait en feu d’artifices vocal et rythmique… s’en suivait immanquablement l’hystérie des filles hurlantes debout sur la table… surtout quand il déviait d’Elisa à Natacha, avec accent russe accentué… un imitateur virtuose, Nigel…Il a fait se retourner dans la rue plus d’un piéton interloqué puis rigolard, quand il a équipé sa voiture d’un micro et d’un haut-parleur extérieur, annonçant au feu rouge à la cantonade des histoires de poulpe géant ayant avalé le commandant Cousteau avec glougloutements suggestifs… Un poème ininterrompu à l’intérieur d’un one man show au quotidien, Nigel… à remplir une anthologie destinée à se faire pipi dans la culotte… Pour tenir jusqu’à deux heures du matin, il carburait au rhum-coca, il adorait ça… avec modération, quand même, toujours… Il cachait bien son jeu, son autodiscipline de fer… main de fer dans un gant de velours…côté pile et côté face… superficiel par profondeur… Nigel, je sais que plus d’un de ses copains sont prêts à se couper en rondelles pour lui…loyauté d’amitié oblige, pas un vain mot, tu peux m’en croire… « Keep the pressure », c’était la devise qu’il partageait volontiers quand il voyait un chancelant ou une flageolante… Il maintenait le coco défaillant dans le droit chemin, y mettant une persuasion sévère qui passait l’envie à quiconque de se laisser aller lâchement, de renoncer à sa dignité… Un charisme certain… S’il te donnait un papier avec, marqués de sa grande écriture bouclée et flamboyante des conseils de musique à écouter, tu pouvais y aller les yeux fermés… Je me souviens, c’est grâce à lui que j’ai écouté la première fois « Portishead » et « la Rue qu’est à nous »… une certaine exigence envers la vie, oui c’est ça qu’il incarne pour moi, tu vois… Intégrité sans rigidité… Droiture et souplesse à la fois… Pas donné à tout le monde, hein ? Un don qu’il a cultivé au milieu des autres, dont chacun autour de lui pouvait bénéficier… gratos… une sorte de grâce humaine... un sens du kaïros dont certains héritent alors que d’autres courent derrière leur vie durant, en vain, s’acharnant à tourner autour, sans succès... Tu n’es pas d’accord ?...Des comme lui, je n’en ai plus rencontré beaucoup depuis cette époque bénie de fin d’études festives… Parfois… pas souvent… il en rajoutait un peu dans les trémolos, et là, ça loupait pas, toutes le filles avaient la larme à l’œil enamouré…  « With or without you »…l’acmé pour moi, c’était « Marcia Baïla » des Rita Mitsouko...là je ne me sentais plus d’aise…je savais avant même qu’il ne m’adresse un petit clin d’œil de connivence, qu’il m’adressait cette chanson…bien sûr, je fondais de reconnaissance comme les autres pour notre inénarrable idole…

Le fou rire d’une heure sur la piste verte de ski, c’était encore à cause de lui qui débutait, dégingandé sur ses planches… si drôle… Une attraction à lui tout seul... Un clown au rire tonitruant qui cachait son intelligence sous les gags provoqués… L’art de savoir faire rire quelle que soit la circonstance, en randonnée ou sur un voilier en Corse… tiens, à propos par exemple de la succession des tours génoises sur les rochers côtiers, que son imagination annexait, personnifiait… vivifier ce qui l’entoure pour conférer un relief comique aux éléments les plus sévères en apparence… un sens de la dérision détonnant, dont tu ne mesures le pouvoir enchanteur que rétrospectivement, nostalgiquement…

Nigel, tu verras, tu ne l’oublieras pas une fois que tu l’auras croisé… Impossible de se montrer plus sociable que lui… Il n’engendre jamais publiquement la mélancolie… pourtant dupe de rien… la clairvoyance qui imprègne les vrais solitaires… Complexe et simple… Tout sauf un rêveur… réunissant des contradictions rarement conciliables en un seul homme... Musicologue pragmatique à la portée de tous, spontanément…

 « No woman, no cry »… « Wonderwall »… « Englishman in New York »… « Karma Police »… une belle voix grave qui reste pour moi attachée à ces tubes quand il arrive qu’ils entrent encore par hasard aujourd’hui dans mes oreilles…

texte n°  [9]

La vérité sur Gillian Ferguson-Brown ! … Ah, vous voulez connaître la vérité… Eh, pourquoi limiter ses ambitions, quand on a pour soi l’autorité de la jeunesse… Mais croyez-moi, oubliez cette dame, elle ne mérite pas votre attention… Je ne sais ce qu’on vous a raconté, mais n’y accordez pas trop de poids… Détail, épiphénomène… Si elle est vraiment belle ? Qu’est-ce que j’en sais ? … L’ai trop vue pour savoir à quoi elle ressemble… Vous avez mieux à faire… Peu de temps et beaucoup à voir… Mettons-nous donc en chemin, dégourdissons-nous les jambes, voulez-vous… Après tout ce qu’on vient de nous faire ingurgiter, cela nous soulagera… D’ici au moulin en passant par l’écluse, c’est une exquise promenade, la rivière égrène ses jardins… C’est bien pour eux que vous êtes ici, n’est-ce pas… Comme tous nos visiteurs… Il nous vient même des cars de touristes, surtout au début de l’été, prêts à subir quelques heures de virages pour s’emplir le nez du parfum de nos roses – tenez, en voilà un… Américains ? Non, Hollandais ? D’habitude, ce sont des bordées de Chinois… Ne demandent pas toujours la permission de prendre des photos… Ca a beau être flatteur, il y a la manière… Que voulez-vous… Question de culture… Remarquez que je distingue les Chinois des Japonais… Ces derniers… Une relation aux jardins très intéressante… Je vous ai parlé de mon voyage à Kanazawa ? … Oui, n’est-ce pas, ces lupins sont remarquables… Une partie de la collection nationale se niche ici… Des spécimens que vous ne verrez nulle part ailleurs ! Celui-là ? Mais non, il n’a rien de rare, c’est Manhattan Lights, plutôt en vogue, je suis étonné que vous ne l’ayez pas rencontré avant… Vous aimez ? … Moi, je ne suis pas sûr… A force de tirer le végétal vers l’architecture… On finit par tomber dans la confusion… Très nouvelle génération cosmopolite, si vous voulez mon avis… Pardon, je ne voulais pas… Allez, les vieux ont toujours tort… Quand même… C’est un peu tape-à-l’œil, non ? ... Pardon ? Là-bas derrière ? Ah, ça… Ne perdons pas de temps mon ami… Il y a suffisamment à voir ici… Comment ? Oui, c’est bien chez la dame qui vous intrigue… Gillian Ferguson-Brown, la femme du médiéviste, oui… Non, ils ne sont pas séparés, ce n’est pas ça… C’est chez lui aussi, bien sûr, mais c’est elle qui… Enfin ce jardin, c’est son fait à elle… Lui… Il préfère certainement ne pas s’en mêler… Ecoutez, le temps nous manquera pour faire tout le circuit, si… Mais enfin, qui est-elle pour vous ? … Vous êtes médiéviste, vous ? A votre âge ? … Mais je vous croyais paysagiste ? … Vous n’en avez pas la tête, en tout cas… Et puis quel lien entre cela et Gillian ? … Très bien. Puisque vous y tenez. Vous l’aurez voulu ! … - Voilà. … Oui, hein ! … Haha, même à vous, ça vous en bouche un coin ! … Venimus, vidimus, allons-nous-en… Comment je l’explique ? Est-ce que ça s’explique, ça ? Ma foi, il n’y a qu’à voir !… Est-il besoin d’en dire plus ? Par ici, on ne sursaute plus… Mais on ne peut pas dire qu’on s’y soit habitué… Enfin, tout de même ! … Ce trèfle, ce pissenlit à en éteindre le soleil, cette infestation de mousse… Si elle tenait aux saletés, aux mauvaises herbes, que ne pouvait-elle choisir, je ne sais pas, moi, Ruine-de-Rome, herbe-à-Robert, myosotis… Les fleurs en sont tolérables, si on veut… Mais le plantain en bordure ! Des massifs de pâturins ! Des haies d’orties ! Mieux : la podagraire… La podagraire, nom de Dieu ! Pas besoin de vous faire un dessin, hein, les racines, des années de lutte, imaginez la nervosité des jardins d’à côté… Même vous, qui avez une préférence pour les compositions touffues… Qui froncez le nez devant les parterres léchés…Vous devez bien reconnaître qu’ici… D’ailleurs, l’esthétique importe peu, ce n’est pas là que le bât blesse… Certains diraient même que c’est relatif… Non. Il ne s’agit pas de goûts et de couleurs. Il ne s’agit même pas de plantes. Pour nous, c’est clair… Ce « jardin » n’est là que pour dénigrer les autres… On est bien au-delà de l’espièglerie… Du pied-de-nez… Ca dépasse de loin l’impertinence… Serait-on au milieu de nulle part, au fin fond de la campagne, où personne ne s’aventure… Mais son jardin est à peine en retrait des nôtres, on ne peut pas le manquer… Où qu’on se tienne, si on lève les yeux… Par conséquent, la main qui plante ça cherche à offenser… A travers nos jardins, comprenez bien que c’est la trame de la communauté, du village, que nous tissons… Il faut être aveugle ou sans cœur pour ne pas en goûter l’harmonie… Et là, paf, au milieu… Cette déchirure dans la finesse de la tapisserie… Comme une brûlure de cigarette… De celles sur lesquelles elle tire à longueur de journée, dont elle nous enfume sans vergogne, qu’elle tétait déjà adolescente… Cette bouche goulue dans ce visage sévère… Déjà à l’époque… Pas étonnant que ça n’ait pas marché, les bébés… Et maintenant, là, entre nous, parmi nous, en nous, l’éclosion de cette tache, cette blessure, cette horreur… Ce scandale. Là, c’est dit. Vous trouvez que je vais trop loin, il ne s’agit que de jardinage… Si, si, je vois bien, vous hésitez… Pourtant, vous avez sursauté, vous aussi, tout à l’heure, au premier coup d’œil, les mots vous ont manqué, reconnaissez-le… Le scandale vous a éclaboussé, vous aussi… Est-ce que votre génération sait encore ce qu’est un scandale ? Vous voyez, si ce n’était que la manifestation elle-même, la chose, ça, là… Mais non, le véritable écueil, au fond, c’est… Comment dirai-je ? …. Après le haut-le-cœur, après la secousse, il y a le rebond, la réplique sismique… Le scandale monte en graine au rythme des mauvaises herbes de Gillian… Et au bout, il y a la rupture. L’aboutissement du scandale, c’est l’expulsion de l’Eden, fruit de la division. Mais plus grave encore qu’être éclaboussé, déséquilibré, troublé… Plus grave qu’être contaminé… Il y a la responsabilité… Dans une communauté comme la nôtre, dans ce village où nous vivons de concorde, que se soit levée cette femme – je ne dirai pas encore une… Que cette femme ait trouvé parmi nous de quoi créer ceci… Malheur à celui par qui ... Nous n’avons pas su garder Gillian, nous sommes donc coupables… On savait que sa stérilité… Quand elle a cédé, quand elle a accepté de ne plus soumettre le pauvre Harold à toutes ces démarches pour concevoir un enfant… Nous l’avons crue assagie… C’est alors qu’elle a fait sortir de terre, de son délire, ce jardin, qu’elle nous le met sous le nez… On aurait accepté un jardin négligé, après tout elle souffrait, ils souffraient tous les deux, tout le monde peut comprendre ça, surtout pour une femme… Mais regardez : ce n’est pas de la souffrance… C’est du vice… Car vous voyez bien que ce n’est pas un terrain vague, que tout est étudié, qu’elle y consacre son temps… Pensez-vous que le hasard puisse avoir si opportunément placé le chardon-aux-ânes… Ces paniers suspendus débordant de chiendent… Ces prêles qu’elle utilise pour accentuer le chaos, comme des verges pour nous battre… Savez qu’on les appelle Queues-de-rat ? … Le liseron qu’elle encourage comme on lâche des fauves ! Et ça montre les dents, ça se propage, ça essaime, ça rhizome, ça se répand, se reproduit… Les voilà donc, ses enfants monstrueux et immortels… Ce jardin est un acte de vengeance… Elle ne titille que le chaotique dans la plante… La puissance diabolique… Et après ça, on la croise au marché, précédée de ses chiens, le pas tonitruant, la crinière provocatrice… Oh non, aucune honte… Pis que cela, c’est à nous qu’elle veut faire honte… Quand on la rencontre… Ca ne tardera pas à vous arriver… Eh bien, quand on la rencontre… D’ailleurs, où est Harold, hein, pourquoi n’est-il jamais avec elle… Je sais bien que les livres, que les conférences… Mais enfin même les vedettes de l’université ont des vacances, pas vrai… Elle va seule, toujours, louve parmi ses chiens, marchant comme Lady Salisbury elle-même n’oserait le faire… Oui, la duchesse du château sur la colline… Elle ne fait même pas semblant, ne prend pas l’air de rien… Son air, c’est vous qu’il renvoie au néant…Non sans vous avoir insulté… Et pourtant, Gillian a la main habile, croyez-moi, on ne parle pas mieux qu’elle aux plantes, aux concours de fleurs elle gagnait toujours haut la main, du temps où elle faisait encore semblant… Et même pour réaliser ceci… Ainsi, si elle voulait… Mais non… Pensez-vous… Petite, déjà, les gens disaient, sa mère elle-même disait, et d’ailleurs quel besoin… Ca se voyait… « Gillian, c’est de la mauvaise graine »…

texte n°  [10]

Pourquoi, vous négligeant, ai-je suivi des yeux cet homme qui se dirigeait vers la porte du bus ? j’ai cru le reconnaître, et brusquement j’ai pensé qu’il pourrait être au centre de... ou un fil à tirer... en fait je l’ai reconnu, m’y attendait, Pierre mon ami notaire m’en avait parlé – oui c’est un revenant de notre jeunesse -. Se sont vus ou plutôt il s’est adressé à Pierre – oh simplement parce qu’il rachetait les parts de sa maison d’enfance - et puis surtout j’ai buté sur un nom Fabrère, en faisant l’appel au collège il y a quelques jours, un nouveau – il s’appelle Jean Fabrère, l’homme – n’ai pas trouvé au premier regard d’écho entre ce grand garçon blond rieur et ce nom venu de tant avant, mais peu à peu j’ai découvert, sous la gouaille un peu frondeuse, très éloignée de la distance un peu absente de notre ami, la même attention silencieuse - oh ils ne posent pas de question, ils se contentent de se les poser et d’en chercher la réponse à travers ce qui passe à leur portée, ce qu’ils vont chercher – et puis peut-être, chez le fils aussi peut-on deviner cette sensibilité frémissante à laquelle seuls les très proches avaient accès... La maison ? Si... vous avez vu, tout à l’heure, après les petites maisons de village, ce long mur avec quelques plantes qui dépassaient, juste avant le groupe d’immeuble, la cité qui a pris la place de leur fabrique – c’était une entreprise de maçonnerie, couplée d’une fabrique de cheminées, ornements etc... en pierre reconstituée – c’est le grand père qui avait fondé le tout... étaient les importants du coin, le père voulait que Jean prenne la suite... je ne pense pas que ça beuglait entre eux, pas le genre, plutôt lutte sourde... Jean en parlait à mots rares et rapides, concentré courtoisement sur un refus muet, obstiné et muet - le père n’a pas compris, mis devant résultat, le départ -, voulait, comme moi, continuer études quitte à être profs, lui en lettres, moi en histoire... était soutenu par sa mère, une qui regardait de haut, le mari, les autres... fière de sa famille de hobereaux, ils étaient de l’Ardèche ou de quelque chose comme ça, c’est là qu’ils se sont retranchés les deux vieux, elle était grande et autoritaire, élégante, ou le voulait, mais avec toujours un côté un peu moisi, des galons à petites fleurs... Jean n’en a gardé que le goût des cachous Lajaunie - le concierge en avait toujours une provision pour lui, et nous ses amis - et un amour fidèle – enfin fidèle jusqu’à je ne sais quand, j’ai vu qu’il était glabre maintenant - pour une petite moustache faussement spirituelle, pas blonde malheureusement, la mère l’aurait certainement voulu blonde, mais avec son mari... C’est à cause d’elle, Madame Fabrère, disait ma mère, que finalement il a dévié vers la diplomatie, il a fini ambassadeur ou quelque chose de ce genre auprès d’un organisme international, avant de revenir ici, et de reprendre la maison... ça a surpris, on l’aurait plutôt vu dans une belle maison neuve – ou une très vieille et belle restaurée – dans un des villages -, moi ça ne m’étonne pas vraiment, il est tranquillement têtu, Jean, et jamais tout à fait conforme aux habitudes des gens... on ne dit plus de sa classe, mais vous voyez... justement lui ne le dirai pas, veut pas être enfermé, n’a pas conscience de l’être, ou il a bien changé, se croit différent. Ce « pas différent », quand l’ai dit, ou pensé, l’autre jour, Pierre a souri - pas si différent, sait gérer quand il le faut, et l’est revenu quand le frère - expansif le frère, drôle, aimé, et incorrigiblement jouisseur, un peu sot peut-être et sympathique - l’a appelé - n’est pas apparu, seul Pierre, déjà à l’époque, l’a rencontré et pas en privé-, il a organisé en sous main la vente aux meilleurs conditions, a conservé en indivis la maison qui n’intéressait pas le repreneur – va au direct notre ami détaché de tout. Froid et lisse vous pensez ? Un peu ennuyeux... oui mais ça c’est moi... parce que, quand le disions - quand le disons, puisqu’on commence à parler de lui, toujours retranché tranquillement quatre mois après son retour -, les femmes sourient et c’est vrai qu’il a toujours plu aux filles, enfin un temps au moins, a été marié quatre fois semble-t-il, et d’abord à elle, celle que voulions tous les trois, il lui adressait des poèmes qu’il nous lisait avant, et nous nous en moquions avec une gentillesse un rien surplombante – étaient très célestes, anges, amour et toujours - mais elle elle a dû les aimer, l’a épousé, pour se heurter à la mère, à son fiel souriant et à ses conseils pointilleux. Et puis là il nous a étonné le Jean, et a fait scandale, parce que des poèmes il en a écrit encore, et fait publier par le libraire de la rue Carnot, mais des poèmes de toute autre tonalité, enfiévrés et précis, bien trop précis pour ne pas avoir du succès, même si chacun prétendait : on m’a dit que... Nous, Pierre, moi et le petit groupe, c’est tout ce que savions de lui alors... Mais la mère, furieuse elle était la mère, elle fulminait contre la mauvaise influence de cette fille.. jusqu’au moment où elle a pavoisé, en grand-mère fière. Bon ça n’a pas duré, l’enfant est mort, ils ont divorcé et elle, elle est revenue, et s’est cachée plus ou moins. Moi je l’ai revu à ce moment, avec moi elle pleurait, mais elle n’était pas en colère, ne me disait pas grand chose, sauf regrets de lui, et je l’écoutais en espérant que... seulement le temps que je me risque elle avait rencontré son maçon, et algérien de surcroit, et elle est sorti de nos radars. Vous voyez c’est moi que les femmes trouvent ennuyeux, enfin sauf ma femme, ou elle le dit gentiment... rencontre l’actuelle Madame Fabrère, la belle et très jeune Madame Fabrère, ma femme, et se met en colère quand elle nous entend spéculer sur l’avenir du couple, dit qu’elle est gentille, la nouvelle, gaie et ostensiblement amoureuse. Lui il a l’air serein, mais se fier à son air... Enfin on verra. Entre temps il y a eu une anglaise, la mère de mon élève, et puis on ne sait pas, ou pas encore, c’est pas lui qui nous le dira, et la famille n’est plus là. De toutes façons j’ai déjà trop parlé de lui.

texte n°  [11]

Carburateur… voyez-vous écrit carburateur… voyez écrit carburateur… et ?… oui, c’est mal écrit… je viens pour monsieur Munxiem Bichnuq votre client… monsieur Munxiem Bichnuq votre client… il n’a pas pu se déplacer… a écrit noir sur blanc… alors lisez… excusez, j’insiste… il veut une pièce de rechange, ce carburateur, que vous lisez pour sa voiture, mais ne pouvant se déplacer il a griffonné ce dont il a besoin sur ce papier et j’aimerais qu’il soit content… oui je rougis… maladresses… mais le carburateur comme c’est écrit… vous m’en donnez un, c’est votre client, vous savez… le client avec sa Mercedes, c’est ça… il vient souvent… voyez, lisez, c’est peut-être écrit saturateur… c’est peu lisible… lisez, déchiffrez, je vous laisse le papier… donnez la pièce à changer que la voiture démarre… le plaisir de se balader en Mercedes… si vous vous êtes déjà baladé avec lui en Mercedes… Munxiem est un petit peu fatigué en ce moment mais c’est un très bon mécanicien il saura faire vous le savez… changer de saturateur… oh... un mécano amateur… pourriez-vous… déchiffrer… le luxueux plaisir simple des balades en Mercedes… Munxiem aussi… il parle de luxueux, simple… cette question de saturateur, permettez-moi de vous aider ?… je ne sais pas grand-chose, marque, année, couleur ?… vous connaissez Munxiem votre client donc vous connaissez son écriture et sa Mercedes… l’écriture c’est la Mercedes, oui j’ose… il faut un saturateur ou un carburateur d’écriture, ah ! ah !… mais moi je n’écris pas… j’aimerais… j’aime juste me sentir rouler en Mercedes… avec Munxiem… n’importe quoi, je donnerais, pour ça… au bord d’une plage… je souris...

texte n°  [12]

Connais-tu l’océan à C.. ? Comment te dire c’est là où il l’a écrite cette pauvre histoire... tu ne me crois pas ...mais comme tu le connais... t’y vois-tu ? ... car tu y es peut-être toi aussi sur le sommet de cette colline... écoute alors... il était parti il y a longtemps déjà comment dire cela fait quelques décennies qu’il cherchait cette butte de terre qui surplombe l’océan...il avait demandé à tant de monde... il cherchait son chemin et la pierre à forme humaine au sommet de la colline... oui tu sais celle que tu as vue hier qui surplombe l’océan...il y en a qui demandent où est l’océan il faudrait leur dire ah oui l’océan mer c’est ce que vous cherchez pauvres bêtas qui cherchez l’eau... et parce qu’ils l’aiment ils la nomment mer... tout ce qui leur tombe sous la main des mots... mais tant que les mots n’arrivent pas encore au pied de ce que peuvent dire les mouettes du large... comment veux-tu dire... il a cherché sur les cartes il a examiné les photos mais c’est une ballade par hasard le long du sentier côtier qui l’y a amené... par ici il n’y a qu’histoires de marins mais lui s’est souvenu d’une histoire venue de la terre... tu veux que je te raconte ce qu’il a trouvé dans les archives du village ? il l’a écrite et puis raturée et puis réécrite... mais tu sais parfois son esprit vagabonde... il regarde les mouettes dans le ciel... cela le perturbe c’est sûr... drôle d’histoire est-elle vraie est-elle fausse je n’en sais moi-même rien... mais peut-être n’as-tu vraiment pas besoin de cette vérité.... tout ce que je vais te dire n’est peut-être pas si faux je le tiens de lui je l’ai vu comme je te vois il buvait à cette table un soir où je me suis assise... tu n’as même pas besoin de fermer les yeux et de humer le large et de te dire dans ta tête pour toi seul comme quand tu étais petit " il était une fois ou peut-être deux"... c’est l’histoire d’une roche à forme humaine et l’on raconte dans les terres que c’était une femme qui était venue là elle portait son enfant et attendait attendait et il faisait si froid et les saisons passaient... ah non tu ne me crois pas ? ah excuse moi je te voyais sourire je me suis méprise je croyais que tu ironisais non non je continue ? elle attendait son homme qui était parti naviguer au loin... voyageur ou pêcheur on ne sait exactement ce qu’il est devenu pour les gens de la terre c’est la même chose...et puis tu sais dans le village d’où elle vient avec son enfant et d’où elle n’est jamais revenue oui les gens du village racontent qu’elle était en voyage quand ayant perdu ses parents les services sociaux se sont occupés d’elle... elle a grandi et puis elle a trouvé du travail et puis rencontré cet homme... ils se sont plus se sont connus ont eu un enfant ont établi leur vie ensemble...oui il y a du vent ici... sacré vent il emporte tout démâte même les bateaux qui partent au large... orages surtout après la mi-aout... un jour qu’elle se lavait les cheveux elle les lâcha devant elle et l’eau coula sur ses cheveux cela faisait des milliers de chemins d’eau petits serpents à travers la forêt et soudain il voit une cicatrice... l’homme ou celui qui écrit ? les deux tu me diras... ont eu le regard accroché par cette étrange tache rosée cicatrice chéloïde qu’on ne trouve que là étoile boursoufflée à même la tête... alors l’homme lui posa cette question comment donc t’es-tu fait cette blessure ? elle sourit et dit oh il y a très longtemps je jouais avec mon frère quand il a laissé tomber des mains un petite chose je ne me souviens plus quoi sur ma tête... alors on nous a séparés... celui qui écrivait leva la tête et non tu ne devineras jamais... c’est peut-être pure invention de ma part mais voilà ce qu’il a retranscrit tu sais c’était mon frère et il m’a blessée... l’homme sursauta... celui qui écrit ou l’homme qui vit dans le village en pleine terre ? les deux peut-être... regarde toi-même tu as sursauté... l’homme du village en pleine terre se leva le visage défait il observa la jeune femme cherchant soudain des moues familières il quitta la maison... on ne le revit jamais... les gens du village racontent que c’était son frère qui après lui avoir fait cette blessure partit pour toujours mais voilà qu’il l’avait retrouvée et que par deux fois il l’avait blessée... alors elle est allée au bord de l’océan elle l’attend sur cette butte et la voilà devenue pierre... frère et soeur dit la langue... avait transcrit l’homme... que dis-tu... cause toujours... ah ça te cause !...tu vois la pierre faite femme attend toujours... les saisons ont passé... le froid le chaud ne l’ont pas fissurée... ah tu crois qu’il a seulement copié cette étrange histoire que racontent les pauvres d’esprit du village ? toi non plus tu n’y crois pas... à quoi ? écoute le bruit des vagues... et les cris des mouettes qui se fracassent sur le roc du rivage... étrange langue d’océan face à la terre d’où se lèvent les mots obscurs qui défendent l’accès... que dis-tu ? je m’emballe je m’emballe et tu n’en crois pas un mot...je te dis que je ne fais que raconter ce que j’ai entendu il me l’a dit l’autre soir là à cette terrasse de café il était assis sur cette chaise il buvait ce drôle d’alcool qu’ils font par ici ah il a dit aussi qu’il n’écrit que le soir... quand tombe le bruit des hommes... mais qu’au plus fort est le grondement des vagues insomnie...

texte n°  [13]

Jamais vous n’auriez pensé cela de Christian… Oui, je le répète, jamais… Ah bon, pour vous ce n’était pas étonnant ? J’y ai pensé souvent depuis… Et je le connaissais quand même depuis longtemps…. Et bien cependant c’était inattendu, je persiste à vous le dire… Il lit trop : je l’ai toujours pensé… tout ce qui lui passe sous la main… du roman de gare à Umberto Ecco… Bon certes, un peu plus Umberto Ecco cependant… Mais j’ai déjà vu des écureuils de Central Park chez lui… Sisisi, c’est vrai… Jamais aimé sa coupe de cheveux… Un savant mélange de « coiffé-décoiffé »… Et sa décoration, chez lui ! Du kitsch et de beaux objets… Un canapé classique… Des objets en plastiques sur les meubles de son salon… Pas étonnant qu’il aime manger indien ! Il aime les contrastes et les oppositions… Enfin je crois… Peut être sinon simplement les épices… quoique je crois qu’il mange souvent vapeur quand il est seul… Non je ne cancanne pas, je vous parle de Christian, pour que vous le connaissiez mieux… quelques mois plus tôt il était dans une station balnéaire très à la mode… Absolument, je vous assure ! Moi même j’ai été surprise… Surtout que je connais nombre de ses amis… depuis le temps qu’on se connaît Christian et moi ! Là aussi c’est particulier… Du simple… de l’intellectuel… du rieur… Pas vraiment de points communs entre toutes ces personnes… Hormis, bien sûr le fait qu’ils connaissent tous Christian. Sinon côté musique il écoute les Massilia Sound System les jours de pluie et Mozart les jours de blues… Un drôle de personnage ce Christian, sans nul doute… Mais qui aurait cru ça de lui… Vraiment, ça, c’était inattendu. Parce que souvent, il m’avait semblé être un homme cohérent… même s’il achetait uniquement des ananas comme fruit alors qu’il milite pour le bio… Mais qui n’a pas ses petits travers, ses oppositions… Je pense qu’il dort étalé de tout son long sur son lit… Comment ce n’est pas important ? Mais si, c’est très différent d’un homme qui dormira de façon étriquée, en boule, comme s’il voulait se faire tout petit… Et quand il se gratte le nez… Avez vous déjà vu sa façon bien à lui de le faire, lentement, langoureusement presque… Un drôle de bonhomme vous dis-je… Mais ça, franchement, je ne m’y attendais pas, et ne me dites pas que c’était logique… non, pas vous…

texte n°  [14]

Ah tu connais pas Corbil ?.. Rien que le fait que t’en aies même pas l’idée, on se sent obligés de t’le présenter... Assis-toi par terre... pose tes fesses... Tu me fais mal au crâne à rester debout... en plus, t’auras plus chaud près du feu... On va bouger d’un cul... Regarde, t’as Audrey et Malik qui t’font une place... Pas vrai les gars ?... Ah voilà !... On est parés, qui se lance ?... Vas-y, j’y vais... c’est moi qui l’ai connu avant tout l’monde ici... Mais tu l’ouvres toujours en premier Sidi !... Tssss !... Mytho !... Bon aller... Il m’énervait c’type quand j’l’ai rencontré en cinquième... habillé en survêt Lacoste, il tapait des 15, des 17, alors que toi tu t’trainais à 11, 12... Dehors, il était plutôt craint par les gars de son âge... T’étais avec nous Fatou en troisième ?... Oui, exact... Je me rappelle l’impression de grande facilité... à te dégoûter pourvu que tu en aies eu le goût... C’est clair... Seule la dictée lui résistait... Ah ouais, pourquoi ?... Il m’avait raconté que fréquemment, avant de s’endormir, il apprenait des mots en lisant le dictionnaire... celui qu’on nous avait fait acheter dès la sixième... Ah l’bâtard, il m’avait jamais parlé d’ça... À moi non plus... Le mec, il apprenait le dico ?... Toi, tu apprenais les paroles des morceaux de RAP... à l’oreille, sans revenir à l’écrit... lui, il allait voir... Il notait, phonétiquement, sur un carnet, les mots dits par les profs, mais inconnus et non expliqués... J’ai jamais vu ce carnet... Moi non plus... Qui l’a vu ?... Personne, je crois... Il me disait qu’il ne lisait pas les livres, pas même les BDs, qu’il avait essayé, sans succès... Moi, je connaissais bien ses frères et c’était pas la même... Lance-toi Malik... Tu permets !... Ils disaient qu’on ne le voyait pas beaucoup dans les bagarres... C’est vrai ça... mais que le jour où ça pétrait, faudrait pas être du mauvais côté... Ah carrément !... Au Kick boxing, quand il fallait frapper le sac en middle kick, Patrick l’entraineur, il disait de prendre exemple sur lui... Je n’savais pas qu’il faisait du Kick boxing, ça n’se voyait pas... Audrey, j’suis pas sûr q’ça s’voit... pas vrai Malik ?... Nan, c’est pas ça que j’ai voulu dire !... Ah ?... Il s’en servait pas, je l’ai toujours vu séparer les gens qui se battaient et discuter avec ceux qui voulaient... Il supportait pas la violence... Je peux continuer ?... Aller... Le sac se déformait en coup de hache et ça claquait dans l’air, ses frères, les autres, étaient impressionnés... Par contre, au moment des assauts, juste de la touche, il pouvait pas supporter d’avoir fait mal à quelqu’un... il s’excusait... Oh !... Bah tu vois, ça n’m’étonne pas... Moi je découvre un côté de lui que je ne connaissais pas... Il avait tenté le ring avec le casque et le plastron... Patrick lui disait d’appuyer davantage ses coups face à Ali... Ah putain !... il était monté avec Ali ?... Apparemment, techniquement il était au-dessus... mais il retenait trop ses coups... C’est Ali celui qui bosse dans la sécurité ?... Ouais c’est ça... Moi je me souviens de la fête de fin d’année au lycée... On t’suit Fatou... Sur un son de Mickael Jackson ou plutôt de la FF ?... la FF, c’est ça... Et Alors ?... T’as la montre toi !... Moi j’ai le temps... C’était Art de rue... Putain !... On a tous dansé là-dessus... Il était avec un ou deux copains... il a déroulé break dance et passage au sol, complètement habité par le morceau... Ah oui !... c’est vrai... il m’avait raconté qu’il avait pris des cours avec Rachid, mais je n’l’ai jamais vu danser... C’était surprenant, lui qui semblait, au quotidien, contrôler son corps, ses mouvements, ses gestes... Les filles sont sous le charme, je crois... Figure-toi Malik qu’il n’y avait pas que les filles... Oh !?... Ça peut te surprendre Sidi, mais en sortant avec lui, j’ai pu le voir... Vas-y arrête !... C’est quoi qui t’dérange ?... Mais putain ! on est là pour parler de lui ou des autres ?... Bon ça va, aller... En colo, avant la boum, on foutait l’Pento pour plaqués les ch’feux en arrière... Vous n’aviez pas le crâne rasé ?... Pas à c’moment là... on ajustait d’vant la glace chevalière, montre et chaîne... Arrivé en première il n’les a plus portées... Ah ouais ?... moi je porte toujours... bref, on finissait toujours par chope une racli... Je t’arrête tout de suite, tu parles autrement où je m’en vais... C’est clair, fais un effort... Pffff !... on dirait vous avez changé... Moi je peux vous dire qu’il écoutait aussi Andrea Boccelli... Con te partirò... il le chantait dans sa chambre... Ses frères se moquaient gentiment... Très bonne idée la chambre... on y va !... Y’avait quoi dans cette chambre ? Y’ avait un lit une place… en bois... anciennement superposé... des autocollants de Dragon Ball Z, de Disney, de joueurs de foot... Nan !... V’là l’affiche !... Ah ça y est... toi, tout de suite... Il avait le même lit depuis l’âge de 6 ans... Il brinquebalait... à cause des écrous resserrés au couteau... Pas de père pas de caisse à outils, il disait... Y’avait une étagère, un bureau ?... Ouais... un bureau affaissé au milieu qui servait à poser les affaires... Exact, la planche du d’ssus était gavée d’autocollants d’marques... on les chopait direct sur les étiquettes en magasin... d’autres on les d’mandait à la caisse... C’était pareil à la maison... Je me souviens avoir dormi chez lui, en seconde... je m’étais dit, y’a pas d’armoires pas de placards... Sur l’étagère, les photos de classe... c’était le seul des frangins à toutes les avoir... il y tenait... Je ne sais pas s’il avait évoqué avec vous son désir de devenir médecin... A moi si Fatou, il m’l’avait dit mais j’me marrais... La même... il l’avait pigé en jouant à Destins... Plus de problèmes de thunes ni de reconnaissance...

texte n°  [15]

Danis… Tu veux que je te parle de Danis ?.. Vraiment ? ... Alors, ressers moi un petit rhum, voilà, stop, pas trop merci... Il voulait vivre au soleil.. refaire sa vie... et la mienne en prime.. .je l’ai suivi.. . Danis... un homme capable de faire tomber la pluie… un homme qui t’attend, surgi de nulle part, avec son parapluie grand ouvert spécialement pour toi... alors qu’il était prévu qu’il soit à 200 km de là... Tu es dubitative,hein... voilà pourquoi je n’en parle pas...pour ne pas voir vos airs incrédules et presque méprisants... Il est bon ce rhum... j’aimais en boire avec lui... capable de traverser toute la Bretagne pour venir m’ouvrir son parapluie… non, je n’ai rien demandé ni comment il pouvait savoir que j’étais là , alors que je ne lui avais jamais parlé de cette librairie et de mon habitude du samedi matin... il me souriait si radieusement... il avait l’air si heureux de me voir… j’ai pas eu envie d’en savoir plus... Oui, oui, Toi, tu aurais posé des questions, Toi, oui...moi, je suis pas comme ça...je veux croire à la magie... Quand un jour il m’a dit tu ne bouges pas de là, tu attends que je revienne, je suis restée toute la nuit sur cette place de Grenade (sa mère est andalouse )…, j’y ai vu défilé toute l’humanité, et au petit matin alors que je somnolais sur un banc, j’ai senti un baiser dans mon cou et sa voix me murmurer que j’étais son bon petit soldat, je n’ai pas posé de question, je l’ai suivi jusqu’à l’hôtel qui surplombait la place, je me suis couchée dans un lit défait qui sentait bon son odeur, et je n’ai fait aucun commentaire sur cet autre parfum qui n’était pas le sien, son odeur me rassurait, l’autre je m’en fichais, je l’avais attendu, il était revenu, il me pressait maintenant contre lui, et il m’aimait...Ne fais pas ce regard là, sinon, j’arrête de te raconter...Ressers moi un petit verre, s’il te plaît, pas trop de sucre de canne, un tout petit peu de citron..parfait...c’est ainsi que Danis les aime...Personne ne m’avait jamais offert de fleurs..personne...alors, quand le jour de mon anniversaire, il m’a réveillée avec un café serré comme je les préfère, et cet énorme bouquet, j’ai pleuré..j’avais jamais eu de bel amour comme ça...Ah, toi,non plus jamais..et tu aimerais..ben oui, avoue que tu aimerais...Alors quand tu te prends une baffe dans la gueule parce que sa chemise est encore froissée, tu te dis qu’il a raison, que quand même tu pourrais t’appliquer, parce que avec tout ce qu’il te donne tu devrais au moins repasser impeccablement ses vêtements... être reconnaissante... au lieu de cela tu rêvasses et lui bousilles sa chemise préférée... Ne secoue pas la tête comme ça... Danis m’avait convaincue de cela : ça valait le coup de se prendre quelques beignes vite oubliées au regard de ce qu’il m’offrait... Il m’arrive encore de penser qu’il n’avait pas tout à fait tort... Non, t inquiète pas… Tiens buvons encore un peu...C’est malin, c’est toi qui pleure...

texte n°  [16]

Alors quoi, Sarah ?… Vous croyiez la connaître ?… C’est son maquillage, sa peau diaphane barbouillée de couleurs qui vous retournait le sang ?… Le rouge un peu trop rouge sur ses lèvres… le khôl sur ses yeux… Tout, trop appuyé… « Elle avait en elle une maladresse presque enfantine »… Vous êtes sérieux ?... Non, mais, écoutez-vous !… Vous dites : « pour elle, la vie était un jeu »… Ah ça, oui, d’accord, elle jouait : elle se jouait de vous, vraiment !… Elle était fragile, vous dites… Ah oui, fragile !… Regardez-vous, regardez bien : c’est vous qu’elle a brisé, non ?… Une enfant ? Elle était plus femme que bien des femmes, vous pouvez me croire… Et puis, elle avait mon âge, Sarah… Vous l’ignoriez ?… Si vous saviez comme elle se riait de vous… Comme on riait tous les deux… Elle me disait tout… Ah ! ça, vous pensiez lui en apprendre, hein ?… La musique savante, les arts… Des heures, vous lui parliez et vous étiez convaincu qu’elle buvait vos paroles… Enfin, étiez-vous aveugle à ce point ?… Et toutes ces choses vulgaires qu’elle aimait, vous en faisiez quoi ?… Elle était comme toutes ces jeunes filles qui jouent avec le sens des images, oies blanches plaintives à l’inspiration chétive… Quoi ?… Vous en voulez encore ?… Ça vous plaît, hein, qu’on remue comme ça la fange ?… Pardon ? Mais si elle était un ange, vous étiez quoi, vous ?… Elle n’était pas naïve, elle, ça non… Creusons… Creusons encore… Jusque sous les cicatrices… Jusqu’aux articulations… Creusons à l’os… Ce qu’il y a dessous n’est pas beau à voir… Ni vous d’ailleurs : vous n’êtes pas beau à voir, qui vous mourez de ce mal mystérieux qu’on appelle la culpabilité… Secouez-vous, bon sang !… C’est elle qui était corrompue !… Elle qui jouait l’équilibriste avec la mort… Elle était belle, dites-vous ? C’est que vous ne l’avez jamais vu grimacer… Parce que si vous l’aviez vue telle qu’elle était vraiment, vous en auriez eu la nausée… Vous ne pouvez pas savoir comme elle se moquait de vous… Vos mots coulaient sur elle et elle faisait mine de vous écouter, mais elle n’écoutait pas… Elle était toujours ailleurs… Elle avait toujours un temps d’avance… Manipulatrice… Cette fille n’était qu’illusions… Partout où elle allait, elle portait la destruction… Et vous, vous ressentiez quoi ? Un imperceptible trouble… Un fluide poétique, dites-vous ?… Votre esprit anémique est encore ébloui par les nuits passées avec elle… Décidément, vous faites peine à voir… Oh, mais rassurez-vous !… Demain, vous dormirez tranquille… Le tribunal prononcera sa sentence, je serais le coupable… Oui, allez si vous voulez, le coupable c’est moi… Mais la victime, c’est moi aussi… Et c’est vous, et tous ceux qui ont croisé sa route… Vous ignoriez qu’il y en avait eu d’autres ?… Vous voulez que j’arrête ?… Je vous torture ?… Pardon ? La décence ?… Quoi ?… La morale ?… Ah, elle a bon dos, la morale !… Mais allez, vous avez raison, ça suffit : il convient désormais de faire place au silence.

texte n°  [17]

Quel connard vous avez pensé… ça se voit que vous ne la connaissez pas. En même temps, comment pourrait-on vous en vouloir ? Il me semble que si vous l’avez jugé un peu vite j’y suis un peu pour quelque chose, particulièrement lorsque je relis mon texte :

Le wagon était presque vide lorsque les deux jeunes montèrent à bord. À les voir essoufflés je compris qu’ils avaient grimpé dans le premier wagon sans tenir compte de la classe. De toute évidence ils étaient dans la mauvaise classe. Aussi fussé-je surpris de les voir s’installer tout au bout du wagon. Le contrôleur les ferait partir. Pendant ce temps, alors que le train avançait, je les surveillais, attendant le moment de leur expulsion.

Première méprise, ce n’était pas moi qui parlais mais elle. Elle avait 77 printemps, le teint rose, elle se rendait en TGV chez ses enfants, elle avait payé son billet en première, certes avec la réduction carte Sénior mais tout de même avec son propre argent, la pension de son mari défunt qui, lui, avait travaillé toute sa vie et qu’elle l’avait supporté toute la sienne. N’était-il pas normal qu’elle éprouvât quelque ressentiment à l’égard de ces jeunes qui profitaient du système ? Eux, insouciants, s’étaient contentés de suivre leurs envies en dépit des règles que les autres se donnaient du mal à suivre, ils s’étaient montrés égoïstes, imbus d’eux-mêmes, aveugles aux sacrifices des autres, ils ne respectaient pas le travail des autres et où pouvait-on aller avec un comportement pareil, c’était ce qu’elle s’était dit, mais pas vraiment ce qui lui avait travers la tête.

C’est-à-dire qu’elle savait qu’elle les jugeait peut-être hâtivement, mais cette scène elle l’avait déjà vécue lors de sa jeunesse dans la campagne du sud de la France. Un jour elle était partie avec un garçon et il l’avait tiré avec lui à bord d’un wagon, ils n’avaient pas de billet, pas d’affaires rien, elle avait peur et il l’avait pris dans ses bras et la couvrait d’un sourire cajoleur et plein d’assurance, de promesses qu’il n’avait pas dites mais qu’elle avait entendues.
Mais ce garçon n’était pas devenu son mari. Son audace n’avait pas payé, c’était l’inverse : elle avait payé pour son audace. Parfois elle se ressouviens de ce temps, par bribes, épisodes à la chronologie embrouillée qu’elle doit remettre bout à bout.

Le personnage principal de ces histoires ne lui ressemble pas beaucoup et pourtant difficile de nier que c’est d’elle qu’il s’agit mais c’est compliqué : cette étrangère, elle ne pourrait l’avoir devant elle sans avoir honte et pourtant elle a honte de n’avoir pas su la devenir. Au lieu de ça, elle était devenue la femme d’un homme et comme beaucoup d’autres, la quasi-totalité, était restée mariée des décennies au même, jusqu’à ce que la mort les séparât. Il y avait eu des drames, des bonheurs et entre les deux des longues périodes de quotidien et maintenant tout ça était devant elle et elle ne savait plus quoi faire.

…il est difficile de lui en vouloir… c’était un autre temps… on n’a pas toujours le choix…

En même temps je ne vous demande pas votre avis, je vous informe seulement de ce qu’elle ressent.

En outre, cette frustration qu’elle porte en elle a nourri certaines de ses décisions les moins reluisantes qui elle mêmes furent source de frustration chez ceux qui en souffrirent, perpétuant chez d’autre sa joie de vivre caractéristique. En outre, ne pourrait-on pas trouver des personnes ayant subi de pires injures qui elles ne transmirent pas leurs frustrations à leur entourage ? On peut donc difficilement, rester là sans la juger. En définitive, il est possible qu’elle soit effectivement une vieille peau et dans ce cas-là vous aviez peut-être raison depuis le départ. Au temps pour moi… j-je vous prie de m’excuser pour le dérangement.

texte n°  [18]

Ah, vous connaissez pas L’Emile ? Celui d’Authoizon , hein, pas celui de Miserey, qu’habite avec sa mère à l’étage… Tenez, si ça vous intéresse : des souvenirs d’autrefois… Il était beau, son petit bébé… Beh heureusement… Les pique-niques, ça vous connaissez… Chips, poulet mayo… Sa trogne, une bien d’ici… Le poulet… Comme les allemands… Trente minutes d’un côté, trente de l’autre, c’est fait, à point… il avait le bras de ses fesses… Ha, son vieux cognassier, plein mille dans son champ… Son champ, c’est façon hein… pas le sien vraiment, mais le temps qu’on passe devant, un peu à soi… sa poigne, qu’il faisait délicate, quand il bâchait les confitures en pot… Les femmes… Vous savez ce qu’on dit… Le renard il tue mais il mange pas… Les jours comme ça qu’il se mettait beau… La télé, en hiver, pas en été… Pis bon faut bien arriver où là qu’faut bien arriver… un jour son tiot s’est tué en bécane… La vingtaine, pas plus… Ou d’autres, les voisins… qu’y s’est noyé… La Chapelle sur Furieuse… C’était rien qu’un ruisseau, un pas méchant, une rivierette, une sourcette , pas plus grasse qu’une souris… L’était dans La Foudroyante son tiot… Ha ça… Qui se souvient de la Foudroyante ?… Celle-là non plus, connaissez pas… L’équipe, à neuf plutôt qu’à onze, souvent… pour les shorts, taillaient leurs pantalons… les mères gueulaient… y’avait pas de filets, des pull en tas d’chaque côté… faut dire… leur tactique c’était vain dieu élémentaire… comme pour tirer le portrait, les grands derrière, les ptits devant, beh pareil au terrain… pas gagné un seul match, « La Foudroyante »… un orage d’été, plutôt, un comme aujourd’hui… le ciel, comment ça fermente… si ça tombe pas maintenant, c’est qu’cest pour dans pas long… z’avez de quoi ?… Y’a toujours l’auvent, cas où… Son tiot… une sacré vie… courte hein, mais bien… à seize ans, l’avait d’jà plus ramené de filles devant la porte de l’Emile, que le chat d’oiseaux, alors… comme des mouches… Disait ça, qu’il fallait, avec les filles, faire dans le rentable… du moment qu’il est mort, son tiot, l’Emile ça l’a toqué, l’a commencé à virer… Vous voyez où c’est qu’c’est le chemin des criantes ?… Il dort plus rien des nuits… C’est qu’c’en est, de par chez nous, des ciels pas faits pour trop de chaud, hein… Pour tout repas, y trempe des bouts de pomme dans un verre d’eau… il a tourné, l’Emile… L’est plus à nous… Ça vous frissonne, vous aussi ?... Il met des guignols, sur le caveau… Ha, ça y est, ça verse…

texte n°  [19]

C’est Emma Dawson, une amie de Pat… Vous aussi ? Hé oui, forcément… Il y a une date, à la main, derrière la photo… 12 juillet… je ne lis pas bien… 44 ? Non, ce n’est pas possible… 54, oui, 12 juillet 1954… Quelques jours avant sa disparition, vous avez raison... Ah bon ? Je la croyais américaine... Très aimable, attentionnée, beaucoup de distinction avec cela... Pas fatiguée non, absorbée… Et puis les beiges délicats, les gris assourdis qui l’entourent et qui… qui la phagocytent, je dirais… C’était un bel appartement, je m’en souviens… Les fenêtres sont ouvertes… la chaleur elle l’accepte, elle ne s’y abandonne pas... La mélancolie dira Pat… C’est une maladie, vous savez

texte n°  [20]

Il n’a l’air de rien Wojteck avec son accordéon sous le bras… Oui vous avez bien entendu, sous le bras parce qu’il le porte comme ça… Bien sûr vous ne le connaissez pas et même si vous le connaissiez… Il arpente la ligne deux et parfois il s’installe sur l’escalier monumental de la gare… Ah, vous vous demandez bien pourquoi mademoiselle ?... Et vous aussi monsieur, pas le genre de musicien qu’on rencontre chez vous… Remarquez, je n’avais jamais vu ça avant moi non plus… C’est que l’escalier doit lui en rappeler des souvenirs… Vous savez, genre des soirs de première, smokings et robe du soir… Oui vous m’écoutez d’un air poli, pas votre genre, je le vois bien… Mais on s’y fait vous savez… Et puis, je peux vous dire qu’au pupitre, il était transformé… Oui on a du mal à l’imaginer n’est-ce pas ?.... Mais regardez mieux, oui c’est bien lui… La baguette à la main, la moustache frémissante… Alors je vous vous l’avais bien dit quand même… Et regardez le premier rang, subjugués qu’ils sont… Moi comme les autres… Je ne vous parle même pas des musiciens… On dirait un régiment qui s’apprête à se mettre en marche pour le défilé… Tenez lisez, les journaux… Ah zut c’est vrai… Vous ne savez pas lire monsieur… On s’en fiche remarquez ce n’est pas en français… Mais bon… Les gros titres et sa photo… Ça vous les voyez…Allez suivez-moi, on va visiter la loge… Oui ça pue je sais mademoiselle… Je n’ai jamais pu m’y faire non plus… Un paysan, Wojteck, un rustre… Mais avec une oreille et un don pour le contrepoint… Allez savoir de qui il pouvait tirer ça… Vous avez une idée vous ?... Pour la tenue c’était pas ça faut le dire… Non mais vous m’avez vu le col de la chemise… Cette crasse… Je m’en souviens quand on partageait le même compartiment…Valait mieux se boucher le nez… Et je peux vous dire que la conversation… Pareil… Rien à en tirer… Sauf une haleine… Repoussante vous pouvez me croire… Oui pas la peine de vous approcher pour vérifier croyez-moi sur parole… Alors ça a fini par déplaire… Vous vous en seriez douté… Mais le secrétaire général l’a viré… Du jour au lendemain… Si si je vois que ça vous étonne… Et encore vous ne savez pas le meilleur… C’est à ne pas croire… Au bout d’un moment à le voir trainer dans les couloirs… Un peu comme vous sans vouloir vous offenser… On l’a foutu dans un avion pour l’Ouest avec un visa en bon et due forme… Pas eu besoin d’attendre la chute du mur ce minus… Pas comme nous autres… Vous avez regardé ça à la télé en direct bien sûr ?... Et maintenant il fait des aller et retour… Il se plante au centre du wagon en gueulant « La vie en rose »… Rien de plus, rien de moins. Oui et il chante faux… Et il pue comme une charogne, je vous l’avais bien dit…Ah ça vous rappelle quelqu’un alors ?...

texte n°  [21]

Creton ! Vous ne connaissez pas l’histoire de Creton ? Son « story-telling », comme on dit de nos jours ? Je ne peux pas le croire !… Vous auriez échappé à la multiplication des interviews qui lui ont été accordées, aux émissions de télévision qui lui ont été consacrées ? Est-ce possible ?… Évidemment, vous connaissant… On aime se retirer à la campagne, à l’écart du monde, dans le calme et la solitude propices à la méditation ! Ah, vous êtes incorrigible, mais nous vous aimons bien quand même, mon cher Alceste ! Allez, nous allons vous raconter l’histoire de Creton. Non, pas Crétin ! Creton ! Vous ne savez donc pas que c’est l’homme le plus intelligent du monde ? Cette particularité essentielle de notre personnage n’est même pas parvenue jusqu’à vos oreilles ? Mon pauvre ami, mais vous êtes irrécupérable !… Remerciez-nous au moins, nous allons vous offrir un cours de rattrapage, vous aurez l’air moins sot dans les salons ! Creton est la coqueluche du Tout Paris. Et son pouvoir de séduction va bien au-delà ! Il est désormais connu dans toutes les capitales du monde ! Son nom est un Sésame. Dites « Creton » et toutes les portes s’ouvrent ! Il a un « Je ne sais quoi », les femmes le trouvent très beau, savez-vous, non, vous ne savez pas, vous ne savez rien, mon pauvre ami… le fait est qu’il est charmant avec sa petite mèche bouclée qui lui retombe sur le front et ce sourire éclatant que les marques de dentifrice pourraient utiliser pour leur publicité ! En fait, il réussit parce qu’il a tout compris. Il a saisi comme personne avant lui que nous vivions à l’ère du marketing et que tout s’achète ! Par conséquent, tout se vend, comprenez-vous ? Saisissez-vous ce qu’il y a de génial dans cette perception des relations humaines, de la vie sociale en général et de la politique en particulier ? Et pourtant, il vient de loin, ce petit Creton ! Il est presque né pauvre dans une région sinistrée du Nord de la France ! Saviez-vous que c’est un provincial comme vous ? Mais non, vous ne saviez pas, il faut tout vous apprendre !… Parfaitement, jusqu’à ce qu’il suive des études à Paris, c’était un provincial comme vous, mais, sans vous vexer, il a été capable, lui, de monter à Paris et de ne pas se satisfaire d’une petite vie misérable en suivant les traces, certes honorables mais très limitées, de sa famille ! Il avait de l’ambition !… Comment ? Que dites-vous ? Il y a ambition et ambition ?… Vous ne pouvez pas vous en empêcher, vous cherchez la petite bête, vous chipotez, vous dénigrez, vous êtes de mauvaise foi et vous m’agacez… Ouvrez les yeux ! Regardez autour de vous ! Nous vous aimons tellement, mon cher Alceste, faites un effort, que diantre !… Vous savez bien que le monde a changé et que nous avons besoin de sang neuf ! Ce n’est quand même pas vous faire injure que de considérer que vos façons de penser sont périmées ! Nous toutes et tous, ici, et sans vouloir vexer personne (surtout pas Elisabeth qui fait si jeune !) nous avons à peu près le même âge, or, il n’y a que vous, Alceste, pour refuser aussi furieusement de vous mettre à la page !… Ce n’est pas bien de vous fermer ainsi à l’intelligence de la modernité et de rester volontairement out, vous nous faites de la peine !… Acceptez de mettre votre logiciel à jour !… Vous verrez, ce petit Creton ira loin, il est in, lui !…

texte n°  [22]

… alors quoi ? C’est donc ça que vous voulez savoir… pour lui que vous êtes venue ? Qui c’était vraiment cet Axel ? A coup sûr si vous lui aviez posé la question, par exemple dans une soirée, au hasard des rencontres, un verre à la main… vous connaissez le jeu non ? – cette séduction qui n’avoue pas tout à fait son ébauche et ses frissons… les marionnettes en scène parées de leurs rituels d’approche : « voyez comme je suis aimable de si bien m’intéresser à vous ! » - attendre bien sûr le signal convenu, puis se vautrer dans les stucs tape-à-l’œil du parler vrai, et profond, cette illusion pâteuse — n’en démordre jamais… jusqu’à trop tard peut-être, quand on s’effondrera encore une fois au dernier round du simulacre : « j’aurais pas cru possible… s’entendre si vite et si complètement, faits l’un pour l’autre je te dis… si si je t’assure !... et maintenant… » Et bien vous pouvez me croire : il aurait tout flanqué en vrille sans même y toucher… autour de lui un brouillard de gêne palpable et diffus, incompréhensible. Source indiscernable : c’est lui ou c’est moi ? Qu’est ce qui arrive bordel ? Il aurait carrément gardé le silence ou au contraire, mais très rarement, se serait lancé dans une tirade sans fin, un peu comme on piquerait une tête dans un océan de mots. Se serait peut-être noyé au fil des vagues et vous avec ! Vous êtes pas la première hein… l’attrait du mystère ? – la puissance des ragots — la ronde hypnotique des suppositions ? Forcément quand on a affaire à un taiseux on s’excite… on s’acharne… on veut percer à jour ! Pas ordinaire c’est sûr mais vous en dire plus… c’est pas le tout d’approcher le bizarre, mais après, aller au-delà — le qualifier un peu… Je vous tente l’emballage si vous y tenez, à quoi il ressemblait… A peine trois ou quatre ou cinq trucs à retenir… Lui, croyez-moi… surface impavide… et tout en abysses… ça se dévoilait à peine, disparaissait à nouveau, se superposait et s’entremêlait peu à peu, comme des courants marins… ou des couches nuageuses… défaites les apparences, désarticulés le semblable, le commun, l’ordinaire… et quand ça vous saisissait… c’étaient souvent les yeux. Fascinants… d’un bleu très vif et très clair, toujours aux aguets et en même temps aux abonnés absents. Entre deux mondes… deux percées dans le visage émacié, deux crevasses acérées entièrement dévolues à engouffrer du dehors — remplir l’intérieur de lumières, d’images, de couleurs, de mouvements, de visages… on savait jamais tout à fait… ce qu’il guettait ou pas… pas plus ce qu’il entendait, ce qu’il sentait, ce qui lui tombait entre les mains qu’il avait dans la tête… on se mettait à les imaginer comme d’un pianiste – de longs doigts d’âme avec lesquels il caressait… examinait… effleurait… faisait résonner… vibrer… on s’étonnait sans bornes de cette boulimie sensorielle aussi préhensile et préhistorique qu’étonnamment discrète… Comme un gosse qui débarquerait dans le monde — elle avait déjà pressenti Véra, par inadvertance, la première fois. « Tu te rappelles ? - un type sorti je savais pas d’où, et le voilà dans le seul fauteuil — le vieux miteux et écorché, ras du sol - dans le bureau tout en haut. J’ai eu l’impression qu’il avait dû plier ses jambes et tout son grand corps en trois pour tenir dedans… et pourtant il faisait pas mal à l’aise, tout ramassé comme une espèce de Z inversé ». Elle pense souvent avec des lettres Véra, elle est comme ça, le métier sans doute. Je vous l’assure, elle avait bien pensé tous ces mots et toutes ces choses, mais en filigrane, sans savoir qu’ils étaient là — ils l’avaient traversée – dans leur sillage un petit relief - un signe frêle et translucide. C’est seulement longtemps après quand elle est repassée par les souvenirs… « Mais un Z presque assoupi, tranquille, au repos, pas un ressort qui va te péter à la figure n’importe quand. Là je me suis dit, c’est lui qu’il nous faut, a-bso-lu-ment, faut le convaincre Véra, le laisse surtout pas filer. » « C’est vrai, j’ai bien vu que tu lui tournais autour comme une mouche affolée, tu parlais sans cesse, un vrai feu d’artifice. S’il avait voulu causer il aurait jamais pu en placer une, mais aujourd’hui je suis certain que ça l’arrangeait. En plus ça devait l’intriguer ce boulot, effaceur, souligné deux fois sur le bout de papier tout froissé qu’il a tiré de sa poche intérieure. » Vous voyez, on parle souvent de lui tous les deux, et quand ça vient c’est depuis des fouilles innombrables, creusées tournées et retournées, puis tamisées de plus en plus fin. L’oubli ça commence toujours par se préparer en dépoussiérant au pinceau les restes que l’on vient d’exhumer délicatement, comme les archéologues. Et bien nous on a peu à peu découvert qu’il était entièrement occupé à prélever des formes — des essences ou des sortes d’effluves qui n’existaient pas avant — ou alors tellement embrouillées… confuses… Totalement concentré, immensément long et droit « comme un I majuscule » elle dit aussi Véra, quand elle le revoit grimper lentement l’escalier, circuler entre les cloisons et colonnes poussiéreuses, tous ces livres empilés, serré dans sa veste en cuir marron élimée aux coudes et au bout des manches… Elle ne le quittait jamais cette veste, et ce boulot d’extraction des sensations du monde c’était comme qui dirait son job à lui, temps -plein : un récepteur-décrypteur-enregistreur… une sorte de sentinelle mobile pour tout filtrer, identifier, répertorier, du plus ordinaire au plus bizarre je vous dis… Et bien sûr rien d’intentionnel, autant demander à une montagne pourquoi elle estampe l’horizon ou à une brindille pourquoi elle vous chatouille finement le nez. Voilà que vous faites la moue, ce qui vous va fort bien - on vous l’a déjà assuré, c’est certain… Ah, ça vous chiffonne cette sentinelle tombée au monde… Elle protègerait quoi et de qui – ou l’inverse - vous vous demandez … Vous en avez de ces questions… Comme si les sentinelles ne servaient qu’à empêcher l’intrus ! Non… collecter l’inaperçu, recueillir l’inédit, c’était ça son affaire… et tout lui faisait surprise… Bien sûr vous pourrez l’entendre raconter autrement au village. Arrêtez-vous si vous pouvez un jour au café, en terrasse, la place aux platanes lépreux et amputés… oui, c’est bien ça… là où ils ont laissé pendouiller les lampions sales de la dernière fête. Comme vous l’imaginez… Triste à crever des fois ce pays. Il pleuvait froid sur les confettis agglutinés, leurs petits paquets crasseux au coin des grilles rouillées greffées aux caniveaux, comme des croûtes de salive à la bouche des vieux ! Ils seront tous là, attroupés autour des pichets, ceux qui criaient au méprisant, parce qu’il causait pas… passait étrangement sans répondre — parfois prenait un blanc seul à sa table et se confondait… et puis pas d’ici. Entre nous c’est un peu pareil pour Véra et moi, le même sac des pas du coin - et vu qu’on se mêle pas de trop… Les toqués du Château ils nous appellent en baissant les yeux d’un ton quand on les croise. Au début que je lui portais les livres à effacer j’ai évidemment essayé de faire connaissance, engager la conversation… Maintenant qu’on se retrouvait à trois ! Une aubaine… du nouveau ! – enfin ! - depuis le temps… Il s’est à peine retourné du bureau sur lequel il était penché, a grommelé que – lui non plus ? - il préférait pas… et s’est remis calmement à gommer. J’ai pensé alors qu’il le prenait de bien haut … qu’il ratait tout des bonheurs de la vie… qu’il ne savait pas s’y prendre avec les gens… un phobique peut-être … je supposais en faisant mon savant. Maintenant vous voyez, c’est comme j’essaie de vous expliquer… je crois qu’il était parmi nous un peu comme un plongeur en apnée, à faire lentement et profusément corps avec tout le liquide autour, le noir vibrant tout doucement en vert obscur – loin au dessus le clapotis scintillant des premières corolles de lumière, la pression qui chuinte aux coquilles des oreilles, le cognement lourd du cœur à l’extrême ralenti, une économie radicale et spartiate pour profiter de tout et tout savourer jusqu’au bout - mais pour ça surtout ne rien gaspiller, ne rien brusquer ni forcer. Alors est-ce qu’il passait à côté de la vie… ou bien c’est nous ? C’est vous qui décidez…

texte n°  [23]

Vous souvenez-vous de la fable « Le laboureur et ses enfants » ? Voilà à qui m’a toujours fait penser Chih-Nii. Bien sûr vous aimeriez à cet instant une description précise de cette vieille paysanne du fin-fond de la Chine, mais ce serait lui faire peu d’honneur. D’ailleurs, elle lui a laissé plutôt des impressions : la douceur d’une main ridée sur sa joue, le parfum du lin qu’elle cultive et tisse à merveille… Il ne le savait pas, mais le prénom Chih-Nii est celui de la déesse du tissage et des nuages… oui, des nuages. Ça lui va très bien : elle travaille depuis son enfance aux champs, le corps terrien et l’esprit aérien. Savez-vous qu’elle lui a tout de suite montré sa collection de vieux magazines européens ? Il n’a pas compris qu’ils étaient sa principale source d’inspiration. Mais ses petits-enfants, eux, ont toujours tenu ces images pour la preuve concrète de la réalité des contes qu’elle leur invente. Ce qu’ils ont pu voyager ces quatre-là grâce à Chih-Nii ! J’espère que vous commencez à percevoir le lien avec La Fontaine… parce que rêver a toujours permis au travailleur de faire de son labeur autre chose qu’une simple obligation alimentaire. C’est grâce à cela qu’il a tant changé. A son contact, c’est ce qu’il a retenu : peu importe où on est, ce qui compte c’est ce qu’on en fait… Il ne vous le formulerait pas comme ça, vous le connaissez, mais l’idée est là : tirer de votre vie un tissu de rêves vous poussera à voir plus loin que le bout de votre nez. C’est de cette philosophie qu’il s’est inspiré pour accepter sa propre vie et revenir vers notre monde de façon plus sereine. N’avez-vous pas noté quelque chose de plus chez lui ? cette appréhension du monde si différente de la nôtre ? Je sais qu’il n’en parle jamais, mais maintenant vous saurez que cela est advenu grâce à une vieille femme que nous ne croiserons jamais… quoi que…
Rêvez-vous, parfois ?

texte n°  [24]

Que vous ne connaissiez pas la mariée c’est compréhensible... presque inévitable... il y a tellement de monde... entre les parents proches les parents plus éloignés les amis les amis des amis... les collègues... les tourtereaux ont ratissé large... c’est bien normal de marquer le coup on ne se marie qu’une fois... avec le même conjoint je veux dire... encore que ça me revient il y a ce couple d’acteurs... comment ils s’appelaient déjà... j’ai leur nom sur le bout de la langue... ils ont divorcé et se sont remariés plusieurs fois vous voyez de qui je veux parler... ces fantaisies là c’est bon pour les acteurs... pour les gens comme vous et moi un mariage sur deux se termine par un divorce et basta... ce n’est pas un scoop... ni une preuve aussi bien mais... la mariée est une fille de divorcés... elle a dégusté la pauvre quand son père a fondé une autre famille... pas à cause des demis frères et sœurs au contraire elle était plutôt contente de ne plus être fille unique.... c’est la belle mère... au début elle a fait patte de velours... une fois la bague au doigt elle s’en fichait pas mal de l’enfant de l’autre... la première femme – l’ex – reste toujours une rivale on a beau dire... toujours est-il que la seconde épouse était une vraie manipulatrice... elle a tout fait pour casser la relation entre le père et sa fille... avec des arguments... je vous passe les détails... com-plè-te-ment idiots... mais le père a marché... couru même... un homme intelligent pourtant... comme quoi être prof à l’université ça vous met pas à l’abri des bêtises de Monsieur tout le monde... c’est allé assez loin... la gamine a avalé des médicaments... rien de vraiment grave pour sa santé... un chantage affectif... l’adolescence... les relations entre une fille et son père vous savez... le marié est plus âgé qu’elle oui mais non il ne faut pas croire que... vous pouvez en être sûr elle ne cherchait pas son père... elle voulait un homme... simplement un homme... son précédent compagnon avait son âge et elle avait l’impression d’avoir à gérer un gamin vous comprenez... moi je la comprends... ils s’étaient connus au lycée... elle a quand même tenu dix ans avec son gamin... sa décision était prise quelques mois avant vous voyez mais elle l’a quand même conduit jusqu’au doctorat... son goût du travail bien fait... c’est quelqu’un la mariée qui a un sens des responsabilités surdéveloppé... si vous voyez ce que je veux dire... bref... le jour de la soutenance elle lui a dit qu’elle le quittait et il n’a rien vu venir... vous imaginez le coup de massue... elle avait tout programmé : il partait elle gardait l’appartement elle lui rachetait tout ce qu’ils avaient acquis en commun... il a fait comme elle avait décidé... bien obligé... mais bien sûr qu’il est invité... ils sont restés amis ... à cause des chats... ils font la garde alternée... mais oui comme on fait avec les enfants et je trouve ça trop mignon pas vous ?... si je vous disais... les parents de la mariée ils sont là chacun de leur côté le jour du mariage de leur fille... incapables de se parler... c’est triste non... au moins elle ne fait pas les mêmes erreurs qu’eux et c’est tout à son honneur.... c’est loin d’être facile de ne pas reproduire les comportements qu’on a eus sous les yeux toute son enfance vous êtes d’accord avec moi... bien sûr il en reste toujours quelque chose... forcément... faire table rase de son éducation... elle s’en tire bien je trouve et c’était pas gagné avec son passé... avec sa propre mère c’était pas facile facile non plus... elle voulait le bonheur de sa fille elle l’aimait aucun doute là-dessus... mais la dépression... les rôles renversés... la fille qui doit soutenir la mère... enfin aujourd’hui c’est de l’histoire ancienne tout ça... elle est rayonnante elle a rencontré la perle rare et ils se sont dit oui... à la mairie seulement... dans la belle famille encore un peu catholique sur les bords on a un peu grincé des dents... et puis les convictions vous savez ce que c’est... on finit par s’asseoir dessus un jour ou l’autre... c’est vrai qu’ils forment un beau couple... lui l’adore... il en est fou... il admire sa fougue sa beauté... son parcours... elle savait lire à quatre ans vous vous rendez compte... bac à dix sept ans grande école sortie major de sa promotion... une tête... maintenant à peine vingt neuf ans et elle dirige toute une équipe... mais pas prétentieuse ça non... et beaucoup d’humour... qu’est-ce qu’on a pu rire ensemble... un vrai bout en train... une tête qui – c’est le cas de le dire – n’a pas la grosse tête c’est rare vous savez et je suis bien placée pour le savoir... son mari... ça fait tout drôle de dire ce mot là mais il va falloir s’y habituer... son mari donc a lui aussi une bonne situation remarquez... elle gagne un peu plus que lui... mais il est au dessus de ça... il est propriétaire de deux appartements et ses parents ont de quoi... vous permettez que j’enlève mes chaussures j’aime bien danser pieds nus... on sent mieux les vibrations de la musique... c’est vrai oui ils dansent bien tous les deux... ils prennent des cours de tango... c’est là qu’ils se sont rencontrés... moi ? c’est à la salle de sport que je l’ai connue... j’étais son coach... on est toujours restées en contact... une acharnée la mariée... après sa journée de dix heures de travail elle venait tous les jours ou presque pour se vider la tête comme elle disait... jusqu’au jour où... fallait s’y attendre... elle prenait son travail trop au sérieux... pas assez de recul... quelques mois très durs... vraiment très durs... elle ne venait presque plus à la salle... burn out... puis le jack pot : recrutée pour manager une équipe et aujourd’hui le mariage... un vrai conte de fées... quoique... ils n’auront pas beaucoup d’enfants... un avortement... avec des suites un peu compliquées... stérilité irrémédiable aux dires des médecins... reste l’adoption vous me direz ... ou la GPA ... de toute façon si elle veut un enfant elle ne s’avouera pas vaincue pour ça on peut lui faire confiance... têtue... non je ne dirais pas ça... du caractère de la détermination plutôt j’aime bien... et si on oubliait la mariée... vous en savez presque autant que moi maintenant... il y aurait encore à dire évidemment... mais dans ma profession faire preuve de discrétion c’est indispensable... il faut savoir garder pour soi les confidences... n’empêche... il y aura toujours tout ce qu’on ne dit pas tout ce qu’on est incapable de s’avouer... sans compter la part de nous mêmes qui nous restera inaccessible oh arrêtez moi je deviens moraliste... allons plutôt prendre une coupe... et vous me parlerez un peu de vous... vous faites quoi dans la vie ?...

texte n°  [25]

Tu vois ce type, là-bas ? Il s’appelle… Marc Blanchard… Non, pas celui-là… l’autre, à droite, le grand blond… celui qui porte un pardessus gris … oui, je sais, le bus redémarre… mais regarde… on le voit traverser… son grand nez qui dépasse… non, je n’exagère pas ! ce type, je l’aurai reconnu entre mille… c’est Catherine, tu te souviens, ma grande copine de lycée, qui nous l’avait présenté en août… dans un camping… on y tenait un petit restau à l’époque, une gérance pour l’été… ce type avait débarqué avec elle pour les vacances… il s’était aussitôt mis à travailler avec nous… sa façon de sympathiser avec tout le monde… comme ça sans arrêt, il parlait, il parlait… au bout de deux jours il connaissait tous les gens du camping … j’en étais presque jalouse… sa capacité à entrer en contact… à être à l’aise, là, avec son grand nez au-dessus de son éternel sourire… et avec ça, aussi à l’aise en cuisine qu’au service ou qu’au jeu de boules… il séduisait tout le monde… ça m’avait étonné que Catherine ramène un type, elle qui ne s’intéressait qu’aux filles, mais bon, je ne faisais pas de réflexion… elle avait fini par m’avouer qu’elle venait juste de le rencontrer… dans la rue quelques jours avant… qu’elle ne savait rien de lui, sauf qu’il était militaire… colonel, le plus jeune de sa promotion… c’était du Catherine tout craché, une pure improvisation… moi, je me demandais ce qu’il fichait avec nous, le colonel, à suer en cuisine en plein mois d’août au-dessus des friteuses… toujours partant, serviable, souriant, aimable… une vraie gueule de con, à la longue… je me méfiais… je ne pouvais pas m’empêcher de me méfier… surtout qu’un soir, après nous avoir offert un verre dans un bar, oublieux de son portefeuille, il nous avait demandé de lui avancer de l’argent... en rentrant j’avais explosé… j’avais dit à mon copain et à Catherine que ce n’était pas possible d’héberger un type dont on ne savait rien… ils avaient rigolé… il fallait que je me détende… tout allait bien, le type était sympa, il nous donnait un bon coup de main… Marc Blanchard parlait beaucoup de sa vie de militaire… il donnait des détails sur le pilotage d’avion… détails impossibles à vérifier… nous, l’armée, on s’en fichait… il était drôlement doué pour les détails… lui, il disait que ça le changeait, que pendant ses vacances il aimait improviser… qu’il se sentait bien avec nous… qu’on était vraiment sympas… puis Catherine avait fini par m’avouer qu’il lui devait pas mal d’argent… étudiante, elle n’avait pas un centime… il promettait toujours de la rembourser… j’étais convaincue qu’elle se faisait avoir… que tout le monde se faisait avoir… qu’il nous prenait tous pour des cons… puis je remarquais ses regards sur la caisse… toujours dans les parages quand on comptait la caisse le soir… toujours dans nos pattes… alors un jour, à l’occasion d’une descente de flics dans le camping, – je ne suis pas pour les flics, mais là, ils tombaient bien –, je leur avais demandé de vérifier nos identités… pour avoir celle de Marc Blanchard bien-sûr… et là, on s’était rendu compte qu’il ne s’appelait pas Marc Blanchard… je ne me souviens plus de son vrai nom… il n’était pas colonel non plus mais chômeur… évidemment, le lendemain je le fichais dehors… je lui payais un billet de train et un sandwich pour m’en débarrasser… puis le soir-même, ce coup de fil de la Sncf à l’accueil du camping… les portables n’existaient pas encore… on nous avait dit qu’il s’était suicidé dans le train… j’avais quitté le restau en plein service, folle d’angoisse… j’étais partie me renseigner à la Sncf puis à la morgue, carrément… mais pas de suicidé ce jour-là, ni dans le train ni nulle part… de retour au camping, Catherine avait trouvé entre temps un papier laissé par Marc Blanchard avec l’adresse d’un curé auquel j’envoyai une lettre… je voulais savoir… dans sa réponse le curé m’avait expliqué avoir rencontré Marc Blanchard dans sa cellule alors qu’il était visiteur de prison… il s’agissait d’un « pauvre garçon » qui se faisait passer pour ce qu’il n’était pas… qui disait exercer des professions assez prestigieuses… il était très documenté… un cas psy… ce mytho avait grugé (le curé n’avait pas utilisé ces mots) bon nombre de personnes… il avait été condamné à maintes reprises pour escroquerie… le curé m’avait écrit que le mieux était de lui pardonner… tu te rends compte… un vrai mytho… Y’avait bien que Catherine pour dénicher des mecs pareils !

texte n°  [26]

Ah vous semblez horrifié, si je le vois bien… mais non ce n’est pas un tribunal… c’est facile de juger… vous ne connaissez pas Lucien, Lulu… évidemment… du moins l’histoire… drôle d’histoire… mais non je ne cherche pas à me justifier… on cherche aussi à comprendre… ça ne veut pas dire l’excuser… ça suffit de tout banaliser… bougez-pas, on va vous dire… vous vous ferez votre propre opinion… c’est facile de se cacher derrière de grands discours sur le libre arbitre… moi j’appelle ça de la non assistance à personne en danger… attends… oui toi, t’avais fait un stage de yoga avec lui en Ardèche, vivre ensemble un quotidien il y a rien de mieux pour se connaître, non ?... tu vas pas me contredire… tous ces choses minuscules de la vie au jour le jour… le bonjour du matin… le partage des infos… qui prépare le café… qui nettoie la table après… qui tient ses promesses… enfin bon, je ne vais pas faire la liste… nous avons juste fait la route ensemble…oui c’était après ou pendant cette histoire sordide… je ne sais plus… ça m’a suffit, je ne suis pas près de recommencer, je vous le dis… il était complètement paniqué à côté de moi… freinant à tout bout de champs… gémissant… se tenant après la poignée de la portière… habituellement j’aime bien conduire mais là j’étais complètement crevé à l’arrivée… alors j’ai surtout essayé de l’éviter le restant du stage… c’était pas difficile du reste… c’est vraiment un solitaire… il évitait tous les moments de convivialité… beaucoup ont même dit qu’il y aurait gagné à se louer une vidéo et à pratiquer le yoga chez lui… Ah c’est bien Lucien ça, c’est quand il veut, comme il veut… tu l’acceptes comme il est ou tu laisses tomber… qu’est-ce qu’il disait l’autre jour… oui à propos de cette affaire… aides-toi le ciel t’aidera… que s’il ne veut pas… on ne peut faire à sa place… en attendant il est en prison… peut-être sorti d’ailleurs… il n’existe plus pour personne… Lucien ne lui a jamais rendu visite… nous non plus… oui mais c’est pas pareil… soi disant qu’il ne pouvait pas… au dessus de ses forces… terrorisé… attends la dernière qu’il a sorti… quelque chose comme « on ne peut donner que ce qu’on a »… il a même ajouté que ça l’avait apaisé de penser ça… et ça se dit humaniste… enfin c’est moi pensais ça de lui jusqu’à cette affaire… il travaille dans l’insertion, faut pas l’oublier… sociale et professionnelle, mais oui… j’ai toujours pensé que c’était un bon professionnel… ça n’empêche pas… si ?

texte n°  [27]

Sur Ellelui vous voulez-vous donc qu’on écrive … Vous avez sans doute déjà googlé son nom ... Vous êtes peut-être aussi un de ces pisteurs à traquer les proies de leur curiosité sur les réseaux sociaux … Alors, on va vous raconter un peu de ce vécu partagé ou disons, de ce vécu mitoyen ... Peut-être faut-il simplement vous rassurer … On espère que vous n’êtes pas à la recherche de potins salaces et croustillants à son propos, non pas vous, pas le genre magazine de salle d’attente … Ellelui disait souvent que, si c’était à refaire, non, ne la recommençerait pas sa vie … Ellelui à vous lister alors les deux/trois embranchements décisifs qui ont tout déterminés -études, conjoint, travail, enfants- … Oui, Ellelui le reconnaissait, ses choix ont été souvent mauvais -études, conjoint, travail, enfants- … Très dur avec soi, jamais à incriminer les autres … Et ce côté exaspérant à toujours vouloir tendre l’autre joue … Ellelui, cette usure à essayer de vivre … A répondre aux « ça va ? » polis par un tout aussi poli « oui, ça va ... » Alors que non... Rien n’allait … Mais Ellelui ne voulait pas embêter ses interlococuteurs avec ça … D’ailleurs, vous l’avez sans doute entendu de ses lèvres … Mais, même si vous vous doutiez bien, vous n’avez pas voulu creuser davantage avec lui … Oh ! On ne veut pas vous jeter la pierre... On la sentait aussi poindre sa tristesse… Jamais voulu prendre le temps de l’écouter … Se dire lâchement que, comme vous, on n’était pas de ses amis … Seuls les amis peuvent écouter … A eux seuls on se confie … Ellelui n’en avait pas beaucoup, vous serez sans doute d’accord là-dessus … Nous sommes des millions comme Ellelui … Mais peu nombreux avec sa lucidité … Son courage … Vous savez comment Ellelui a fini … D’après Bréhier, il paraît qu’Ellelui répétait souvent cette citation détournée de Shakespeare : « les hommes sont des ombres de passage » … Cela aurait pu être son épitaphe, mais Ellelui n’a pas souhaité de tombeau … Enfin ... Vous aussi son histoire vous a touchée … Sinon on aurait pas été sollicité pour vous en écrire un peu plus … Même si on pense qu’Ellelui n’aurait pas aimé qu’on en écrive un peu plus …

texte n°  [28]

Vraiment, vraiment vous n’en voulez plus alors. De tout ce qui se rapporte à son histoire. Ni de près ni de loin on dirait. C’est comme si elle se déguisait avec la tombée de la nuit… Moi j’y pense, parfois, et ça entraîne tout un tas de pensées annexes. Tu vois ce que je veux dire, hein ? Pas la peine de grimacer, comme si j’allais gâcher la soirée avec ça. Du genre, laisse les morts enterrer les morts. En plus il avait le prénom parfait, Pascal. Quelqu’un se souvient-il de son nom ? Moi pas. Trop peu utilisé, sans compter que la plupart ne le nommait jamais. Sa dernière apparition en public, vous y avez assisté, non ? Il avait les lunettes qui foncent au soleil. Ça se voyait de loin vu qu’il était aux premières loges. Pourquoi on ne lui a pas parlé à ce moment ou que des banalités ? Enfin, je veux dire après la cérémonie. Toi je te vois venir. Tu vas me dire qu’il avait déjà les oreilles fermées, jusqu’au cœur, en sang en-dedans, les vers de la maladie et que tu t’étais plutôt préoccupé d’un autre, revenu pour la circonstance. Rendez-vous compte que c’est toujours comme ça, après, se dire qu’on a loupé toutes les occasions et que si leur coup réussit si bien, comme le sien, ça veut justement dire qu’on les a loupées. Et personne a rien à ajouter ! Alors par pitié pas le C’est la vie ! Parce que si c’est ça que tu dis toi, moi je trouve que c’est plutôt son opposé, versus la mort, truc dans le genre. Mais combien vous en avez, vous, des connaissances qui ont franchi ce cap ? Moi trop. Alors avant il était comment ? Gros. Le p’tit gros qu’on évite dans la cour de récré. C’est-à-dire, pas de la sous-catégorie vive et inventive aux yeux des autres, tous ceux à l’affût de n’importe quoi d’éclatant à se mettre sous la dent pour tromper l’ennui pré- programmé de l’espèce… Alors, ça veut dire renfermé, dans une boîte, sa boîte à lui. Mais bon sang y’a pas que ça ! Quelqu’un sait-il quelque chose d’autre ? Ah oui, t’as raison, une voix d’or. Tu fermais les yeux pendant qu’il chantait ? Il aurait pu être incroyablement valorisé par ce don naturel ; mais personne n’a cru bon de le mettre en avant, pas de prof pour aller voir ses parents ? Vous, c’est facile de se laver les mains de toute responsabilité, et hop, chacun ses choix de vie. Les parents, le père, bien oui je sais qu’il a eu la même fin. L’imitation du père. L’incurable. Le prédestiné. L’inéluctable. Le fatal. Et c’est reparti. Peut-être que je gâche la soirée, peut-être que j’empêche les tables de tourner, mais vous ? Vous-êtes là à vous demander si on avance en plus, à vous regarder mutuellement, à vous balancer des coups de coude complices histoire de dire en voilà assez, mais non ! Parlons-en et pas seulement une bonne fois, de tous ceux là qu’il représente si abruptement, vous vous rendez compte dans son boulot... si on peut appeler ça un boulot. Je voudrais pas commencer avec les si mais franchement son cas à lui est radicalement désorientant à mes yeux, un comble, sans doute tenu secret et tous ces dommages collatéraux que l’on sait. Il AURAIT DÛ faire l’autre choix, prof d’espagnol − il l’a dit, rappelez-vous, qu’il le parlait couramment et même qu’il l’avait étudié de près, de très près et qu’il aimait cette langue pour sa chaleur et les couleurs qu’il y voyait en la parlant… ce jour là… il lui cuisinait un délicieux ragoût d’agneau comme il avait appris à le faire en Mauritanie, alors même qu’elle devait lui dire dans un sourire satisfait en goûtant le Saint Jo ouvert en l’honneur de son passage détente et chaleur humaine, que ce n’était vraiment pas ce qu’il fallait pour sa ligne à lui − et c’est pas la peine de hausser les épaules parce que je suis sûre qu’il serait en vie à l’heure actuelle... et qu’il n’aurait jamais eu par voie de conséquence − selon ce vœux pieux au conditionnel passé à ne faire exister qu’en rêve et sur le papier −, à l’enterrer, notre mère, avec la figure trempée derrière ses lunettes qui foncent au soleil ; et surtout qu’au final, elle n’aurait jamais, jamais souffert cette atrocité… Bon, si de ça vous ne vous rendez pas compte… Pardon ? Oui, je retire le Il aurait dû. Mais ce quelque chose là, il faut bien reconnaître, ce trouble sensuel et émotionnel disproportionné en échange d’un paisible presque rien, tiens, toi par exemple... Alors on fait avec les données, les cartes en mains et là on a quoi ? Vous avez déjà vu le sourire qu’elle faisait quand il entrait dans la pièce, non ? Moi oui. Je n’ai pas tâté en direct de son empathie, ou abnégation, ou amour du prochain, mais il faut reconnaître qu’ils/elles l’appréciaient, c’est à dire se l’arrachaient. Mais vous et moi, on avait plutôt l’impression que tout ça n’était pas nos oignons et voilà, c’est ça qui ne va pas. Qui fiche toujours tout en l’air, parce que c’est comme si plus personne ne se souciait de personne, vous me direz, facile, lui c’était son job, son fond de commerce la charité, ben oui mais alors quoi. Ça veut dire qu’il avait senti à un moment ou à un autre qu’il en était capable, que ça le rendrait heureux. Alors là, tout de suite, je vois vos sourires se pointer. Je pourrais facilement les qualifier mais figurez-vous j’en ai même pas envie. C’est du genre ça me dégoûte. OK. J’y vais un peu fort. C’est vrai. Vous avez raison. Mais quand même, dites-moi pourquoi ça aurait été plus facile pour lui que pour un autre sous prétexte qu’il s’agissait en quelque sorte de son devoir, son engagement. Quoi ? C’est pas ça l’argument ? Oui… j’y pense. Je réfléchis. Aidez moi au moins ! Vous pourriez-vous dire que vous n’allez pas me laisser m’emmêler dans cette histoire de famille dont on s’est suffisamment parlé du reste tout le temps qu’on était obligé d’être ensemble avec cette fichue guerre. Pas une vraie guerre, la grande etc. auquel je fais allusion, non, celle que vous savez qui nous occupe toujours et vraiment, je ne dis pas ça pour vous embêter mais ça me semble important. C’est maintenant l’histoire du linge sale et le truc, c’est que comprendre et expliquer et s’expliquer, ça fait avancer de manière que vous n’avez pas idée parce que non seulement ça débloque les situations personnelles qui n’ont pas cours ici mais en plus ça sert à la transmission, c’est à dire au gain d’idée supplémentaire ou de lucidité, une autre histoire qui se greffe, c’est à dire de lutte avec soi pour ainsi dire pour autrui, l’infime part à apporter ou à transmettre... Halte-là, si je vous racontais l’histoire de mon grand-père mort en captivité durant la guerre, la grande comme on disait − et je pourrais ergoter là dessus des heures et des heures sur le questionnement incessant de quand j’étais petite − et maintenant, quel rapport, vous savez bien quel rapport ! Vous feriez-comment, vous, pour tenir le choc dans un camp de prisonniers sans un ami et des histoires d’enfance à vous raconter ? Lui, c’était quoi ses histoires d’enfance ? Vous n’allez pas me dire qu’il n’y avait pour sa famille de ventres à choux que pleurs et désolations ? Vous devez tout de même bien avoir autre chose à en dire ? Pas sportif. Ben oui, trop gros. Trop renfermé. Mais faites un effort bon Dieu, il doit bien y avoir quelque chose en dehors de l’espagnol et du chant ! Qui nous fasse dire qu’on peut regarder dans sa direction sans trop de mortification à son propos et à celui de notre mère, non ? OK, alors d’accord on recommence. Et mon sentiment à moi c’est qu’on ne devrait pas quitter le cercle étroit de cette pièce, page, appelez-ça comme vous voudrez, tant qu’on n’y verra pas un peu plus clair. Pas sur leur incapacité à eux, ceux qui font la même chose au final, mais du moins à lui parce que ce qui est clair, c’est qu’il n’en est pas arrivé là comme ça sans rien faire ni tenter, ce qui est clair c’est qu’au moment et même bien avant le moment, le fameux moment qu’on dirait qui les annihile tous, il a dû avoir tout une période hideuse de lutte contre son démon, son diable, son Truc horrible qui le tenaillait au point de l’empêcher d’en parler ! À quiconque ! Alors là, vous ne dites plus rien ! Ou plutôt c’est moi qui ne dit plus rien que de me tourner et me retourner comme si j’essayais de dormir mais ce n’est pas le cas. Toujours le truc de responsabilité. Oui, et pourtant on est tous du même pain, du même vin, du même poisson, alors pourquoi s’en faire en pensant à lui, sa peau trop tendue et sûrement difficile à attraper, à toucher, qui enveloppait ce corps-esprit qui était là pour répandre la joie, comme ils disent, voilà où nous en sommes, nous les humains, dans nos contradictions. Que nos mots se trouvent au lieu de se chercher et qu’ils s’étreignent. Et qu’ils étreignent nos vies aux yeux voilés de fantômes. Cachés derrière les lunettes qui foncent toutes seules au soleil au milieu de la foule, ou plutôt de la micro-foule dont je faisais partie, qui l’appelait père et n’a rien fait pour lui.
— Curieux que vous ne voyiez même pas nos gestes pour vous dire d’en venir au fait ! Et si nous parvenions à en placer une dans toute cette diatribe logorrhéique à la limite du hors-sujet dans laquelle vous nous avez plongé − et même retenus dans l’espace conceptuel et/ou narratif commun bien qu’avec un décalage minimum de temporalité −, nous dirions pour notre part en y réfléchissant calmement, que vous passez complètement à côté de l’édification pertinente le concernant, à savoir à l’évidence, non cette vision purement fictionnelle d’une fausse route fatidique et véritablement possédée par pourrait-on dire − suivant le climat que vous mettez en scène, l’ambiance si vous préférez − l’œuvre d’un démon et même DU démon, élaborant lui-même a-t-on l’impression, à proprement parler La rencontre, que l’on pourrait qualifier au vu des éléments présentés de sentimentalement et pulsionnellement fusionnelle, alors que nous sommes tout bonnement en présence d’ êtres qui se trouvent avoir non seulement des schémas psychiques harmonisés mais en plus des parties de territoires identiquement arpentées, ce qui nous semble par conséquent ne pas sortir d’un ordinaire parfaitement identifiable, et quant à l’issue comment dire fatidique, hé bien il s’agit là, en vérité, du simple, bien que malheureux et j’ai envie de dire pour ma part − je ne sais pas ce que les autres en penseront mais ne vous privez pas pour intervenir −, conforme aboutissement d’une longue maladie dont il aura su finalement tirer un parti comment dirais-je optimal, compte-tenu de son côté inéluctable. Enfin, concernant l’épineux problème des dommages collatéraux comme vous dites, ils nous apparaissent bien plutôt à nous a/dénués du moindre lien de causalité objectif selon la confirmation de la femme de l’art consultée b/discutables en ce qui concerne votre version des faits selon laquelle un paisible presque rien aurait été préférable à une vraie rencontre finissant mal, ces derniers termes sonnant à nos oreilles comme un truisme sans vouloir en rajouter compte-tenu des circonstances.

texte n°  [29]

… ce que vous dites est faux… non, non, vous vous trompez, Pierre Sarynet n’était pas un imposteur, enfin pas que… je vous le concède, il a fait beaucoup d’embrouilles, à tout le monde… oui, à moi aussi… mais ça se voit que vous ne l’avez pas eu en face… jamais je n’aurais osé le lui dire, tellement il était impressionnant… avec sa grande barbe blanche, il avait l’air d’un sorcier… une fois, il a humilié en public un gars qui avait osé le contredire… c’était de l’intimidation, je suis d’accord… c’est sûr, il était dur parfois Sarynet, très dur… mais c’est ce qui leur a permis de s’imposer, lui et sa bande… n’oubliez pas qu’à l’époque, la concurrence commençait à être sévère… il y avait les américains, les italiens s’organisaient… avec eux, il s’était quelque peu acoquiné, je sais, je n’ai pas oublié, il était tout le temps fourré à Rome… de là à parler de trahison, non quand même… je n’excuse pas tout, je dis juste qu’il y a des situations où faut mettre les mains dans le cambouis… on ne peut pas le réduire à la fripouille que vous décrivez… un peu malhonnête sur les bords… que celui qui n’a jamais pêché… profiteur semble plus approprié... quoique la femme du banquier, il n’était pas avec elle seulement pour l’argent, il l’aimait sincèrement, je crois… bon, vous avez raison, c’était un de ces pique-assiette le Sarynet, un pique-assiette professionnel s’il en est… quand il restait la soirée entière planté à côté des petits fours et prenait la parole pour donner son avis sur tout… il vivait sur le dos de la jet set… est-ce un drame ?… n’empêche que ce qu’il disait était très intéressant… ah ? pour vous, c’était du bluff ?… je ne suis pas de cet avis… et puis il pouvait être drôle, souvenez-vous du jour où, à la fin d’un discours, il s’est mouché comme un éléphant et il puis il a dit, « ça sera ma conclusion »… Ivre mort ?… pas plus que d’habitude… à force, il tenait bien l’alcool… oui, il buvait comme un trou… à la maison aussi il est venu sonner au milieu de la nuit pour que je lui fasse cuire des pâtes… mais n’empêche que le matin, à sept heures, il était au boulot… personne ne peut nier que le taf, il l’a fait… j’ai énormément appris avec lui… même deux ou trois ruses… non pas des arnaques, des petites combines… faut bien se débrouiller quand on n’a rien…. eh bien, par exemple, quand il est parti au Japon, sans un sou en poche… fallait en avoir l’audace… l’intelligence de saisir l’occasion… vraiment, vous vous trompez, Sarynet n’était pas un escroc, c’était un aventurier…

texte n°  [30]

Vous ne connaissez pas Layla… depuis le début, elle vous échappe… elle ne vous fuit pas… ce n’est pas contre vous… elle fuit… je ne sais quoi… depuis toujours elle se dérobe… une affaire entre elle et les autres… vous ne la connaissez pas… présente comme absente, elle vous échapperait… les silences de Layla n’aident pas… ça ne facilite pas la rencontre… ses yeux qui se perdent dans votre regard… je pensais la connaître… mieux… vous, pourquoi feriez-vous l’effort ?… pourquoi elle, plutôt qu’une autre ?… vous n’avez plus le choix… pris par son histoire... vous auriez abandonné sinon ; bien avant... connaître Layla... vous voici coincé avec nous... le drame qui harponne... il vous concerne, vous en faite désormais partie... vous vous êtes installé ici… m’avez vu fouiller chez elle… mère fouineuse, vous vous seriez dit… ou vous l’auriez pensé fort… que savez-vous de l’amour d’une mère ?… me demander de renoncer… d’accepter… la disparition d’un enfant… me demander ça… je fouille oui, rien ne m’arrêtera… tout ; le moindre indice… tout, pour la ramener à moi… vous ne me connaissez pas… capable de pire encore… je ne me connaissais pas… ne soupçonnais pas ma rage… Layla, vous ne la connaissez pas non plus… elle vous aurait agacé plus d’une fois, avec ses airs supérieurs… c’est mal la percevoir, que ne pas discerner l’arrogance de la sensibilité… la fragilité qui endurcit… la discrétion qui isole… c’est tout Layla… elle serait horrifiée de vous savoir ici… vous imaginer regarder en elle… sa vie privée à vos yeux livrée, elle si secrète… son histoire susurrée dans vos oreilles… même par bribes… certains détails… elle qui ne voyait des couleurs que la transparence… et son jeu favori, depuis petite… sinistre plaisir… oui, sinistre à mes yeux : comment aimer disparaître ?… simuler l’absence sans quitter la pièce… comment la connaître quand très vite elle se faisait oublier… Layla, vous ne l’imaginez pas… difficile, je comprends… qu’attendez-vous de moi ?… je peux vous dire qu’elle a les yeux de la couleur de ses cheveux… être plus précise, les qualifier de marron… la connaîtriez-vous mieux pour autant ?… percevriez-vous les nuances qui les métamorphosent en fonction de la lumière ?… le toucher cotonneux de ses cheveux ?… connaît-on quelqu’un par sa description ?… vous raconter ses tics… ses obsessions… ramasser ces débris d’elle, ces grains qui la font Layla… entasser ces fragments pour la faire exister en vous… que s’esquisse ne serait-ce qu’une silhouette dans votre esprit… des signes singuliers qui vous permettraient de clamer que oui bon sang ! vous la connaissez !… si je vous dis qu’elle se mord l’intérieur des joues… côté droit ou gauche sans préférence… ça se voit à sa moue : la torsion de sa bouche, ce n’est pas du mépris… si je vous dis qu’elle renifle souvent, sans raison… un tic, je vous disais, les tics se passent de raison… qu’elle dort sur le côté… qu’elle boit un verre d’eau au réveil… qu’elle ne met jamais de lunettes de soleil… qu’elle… qu’elle… décrire Layla et réaliser que non, je ne la connais pas… mieux que ça, pourtant je pensais… toujours cette impression de passer à côté… de rater le détail qui réédifie la perspective… de passer à côté d’elle… vous la connaissez mieux que moi peut-être… votre attention est moins distraite que la mienne, troublée par mon acharnement à la traquer… vous auriez décelé du sens dans cet imbroglio… vous auriez compris Layla à défaut de la connaître… et c’est sans doute l’essentiel… si vous pouviez parler, vous me feriez connaître votre Layla… celle composée au fil des mots qui nous relient depuis le début de votre arrivée… vous me renverriez la même question en plein visage… connaissez-vous Layla ? me diriez-vous… mais ici c’est moi qui parle… moi qui pensais la connaître… mieux la connaître, douloureuse ritournelle… ça l’aurait peut-être sauvée… il aurait suffi que… moi sa mère… vous… vous ne connaissez pas Layla, c’est normal… elle ne vous connaît guère… je ne vous connais pas… vous à qui j’expose ma vie, la sienne… nos secrets de famille, ma peine… je ne vous connais pas vous… et je vous livre notre intimité… vous, témoin de ma défaillance… qu’en saisissez-vous ?... êtes-vous encore là ?… vous demander si vous connaissez Layla ?… avoir cette arrogance ?…

texte n°  [31]

Ah vous ne connaissez pas Alessandro. Si vous l’aviez déjà vu vous vous en souviendriez. On ne peut pas l’oublier, on voudrait l’oublier mais c’est impossible. Enfin quand vous le verrez vous vous rendrez compte. Vous allez penser que c’est l’homme idéal, une voix rauque de chanteur d’opéra, un regard incroyable, des mocassins italiens. Ah vous ne savez pas ça non plus, les mocassins italiens qu’il met l’été sans chaussettes, le top du top. Si vous le connaissiez vous succomberiez au charme de ses chaussures, à celui de ses cheveux mi-longs romantiques, légèrement blonds de soleil, avec la petite barbe de deux jours, un écrin pour ses yeux bleus. Ah mais oui c’est vrai vous ne connaissez pas Alessandro, vous ne l’avez jamais vu alors je préfère vous dire pour ses yeux. Le bleu de ses yeux est inimaginable. Je vous dis même qu’il est insoutenable le bleu de ses yeux. Si vous le connaissiez vous espéreriez des nuits ardentes, vous en rêveriez. Je sais vous ne comprenez encore pas, vous pensez que ça ne suffit pas pour vous laissez séduire, vous n’y croyez pas, mais ce n’est pas que ça, il va vous dire qu’il est pour la paix, qu’il est pour l’égalité, qu’il est contre l’esclavage. Enfin, il est pour tout ce qui est bien, pas de défaut apparent ni sur sa personne, ni dans son discours. Non mais je vous assure on ne peut rien déceler. Vous aimeriez qaund même le rencontrer. Vous êtes comme tout le monde, je m’en doutais. C’est la curiosité. Vous espérez Alessandro comme on espère le prince charmant quand on a 15 ans. Il vous intéresse. Vous voulez vraiment le rencontrer. Vous aimez prendre des risques, vous pensez que vous êtes suffisamment forte pour lui faire face, pour ne rien perdre de votre personnalité. Vous êtes sûre de votre expérience. Oui vous croyez que cela peut suffire mais on voit bien que vous ne connaissez pas Alessandro. Vous voulez un conseil ? Si vous le rencontrez, fuyez le immédiatement, ni bonjour ni bonsoir, la fuite illico presto. Sinon c’est la défaite assurée, vous allez tomber en esclavage, vous allez lui cirer ses jolis mocassins, vous boirez ses paroles, vous vous noierez dans ses yeux, vous ne dormirez plus, vous ne serez plus vous même... Oui on voit bien que vous ne connaissez pas Alessandro. Si vous le connaissiez... Nul ne peut le changer... c’est un robot, il est programmé.

texte n°  [32]

Vous n’aviez pas compris qu’il avait besoin d’aide ? vous n’aviez rien perçu ? Vous n’avez pas vu qu’il aurait fallu l’écouter ? juste l’écouter ? simplement l’écouter ? accepter de l’entendre ? envisager de l’entendre ? Avez-vous des yeux ? A quoi vous servent-ils ? Ne vous servent-ils pas à voir ? Vos yeux ne vous servent-ils pas d’antennes, autant que vos oreilles ? …Je dis fallu, je n’ai rien à vous obliger … il me semble peut-être que… si cet homme, lorsqu’il est venu il y a quelques mois… Vous avez de ses nouvelles ? Vous n’avez pas de ses nouvelles ? Comment ne pouvait-il pas ? Il devait prendre ce train ! Le jugement ! ses enfants ! N’est-ce pas ? Vous ne vous souvenez pas ? N’êtes-vous pas d’accord avec cela ? Qu’il ne pouvait pas ne pas ? Sans argent ! Comment pouvait-il faire sans argent ? Comment pouvez-vous imaginer que cela ne le rendrait pas fou de se retrouver pris au piège de cette façon ? infâme ! mis à l’écart comme un paria ! menotté ! maintenu et emmené devant tous ceux qui étaient présents au commissariat ?! alors qu’il était venu -seulement-demander-pourquoi-son argent n’avait pas été versé sur son compte comme promis la semaine précédente ? Comment ne pouvait-il pas, dans l’état de tension nerveuse dans lequel il se trouvait probablement, vous imaginez-vous cela ? avec ce corps pourtant si jeune mis à l’épreuve de telle sorte, dans cette extrême urgence, comment ne pouvait-il pas passer outre la file devant lui, ne pas même la voir, ne pas même la percevoir, la sentir ? Comment ne pouvait-il pas poser sa question de manière agressive ? Comment ne pouvait-il pas être pressé, pressuré ? Comment ne pouvait-il pas imploser à se retrouver pris entre six policiers qui l’embarquaient ? Vous ne comprenez pas ? Vous ne pouvez pas imaginer ? Vous ne pouvez pas penser comme si cela aurait été vous ? qui deviez vous présenter au tribunal de N ? où allait être légiférée la garde de vos enfants ? qui allait probablement vous être retirée ? aux vues de votre situation ? de précarité ? d’instabilité ? de misère ? de détresse psychique ? d’insolvabilité ? Si cela avait été vous ? N’aurait-il pas été vital que vous soyez présente pour vous défendre ? Ne vous seriez-vous pas énervée ? Ne vous aurait-il pas été impossible ? l’idée n’aurait-elle pas pu simplement ne pas vous effleurer ? qu’il fallait maintenir en vous quelque chose que l’on pourrait appeler une sorte de présence d’esprit qui vous aurait dicté de demeurer calme en toute circonstance ? sensée ? polie ? éduquée ? Quand le policier vous aurait tenu menotté en vous disant qu’il allait vous mater ? Que « vous alliez arrêter de faire chier maintenant » ? En traversant la salle bondée ? Pouvait-il faire autrement que s’effondrer sous nos yeux à tous, humilié ? Terrassé ? Et la faim ? celle qui use le corps et les fibres nerveuses jusqu’à la corde ! Ne se serait-elle pas rappelée à vous ? Et votre cœur ? s’il avait soudain décidé de faire entendre son battement ? de solitude, de désespérante solitude, d’irrémédiable… ne vous seriez vous pas écroulée tout net de stupeur devant ce fiasco de la vie qu’était le miroir que vous tendiez à cet homme ? D’autant plus que… n’auriez-vous pas puiser dans vos ultimes ressources physiques pour venir dans cet endroit excentré de la ville qui impose une marche d’au moins une demi-heure ? Pourquoi ces lieux-là ne sont-ils pas dans les centre-ville ? Pourquoi ? Vous ne savez pas pourquoi ? Vous ne vous êtes jamais posée la question ? Vous n’imaginez tout de même pas qu’il serait venu en taxi ? ou qu’il aurait dépensé ses derniers centimes dans l’achat un ticket de bus à un euro trente ? Ou mieux, que pour se préparer, il aurait bu un café bien chaud avant de venir ? mangé un bon petit pain et des tartines bien douillettement chez lui ? avant d’entamer ce périple d’un tout début de journée, d’un premier jour de semaine, du commencement d’un mois déjà avancé de l’automne, celui des feuilles qui tombent, ocre encore sous le soleil parfois flamboyant, celui de la terre qui brunit, qui noircit ? N’était-il pas moins de dix heures ce matin-là ? neuf heures quarante minutes ? et une garde à vue ? délit de pauvreté ? délit d’être à la frontière sur laquelle le désespoir peut tout faire s’effondrer ? Vous n’y avez pas pensé quand vous avez appelé les flics ? Vous n’avez pas entendu la phrase de celui qui a claironné en l’embarquant « Ah ! tu vas arrêter de nous faire chier toi maintenant ! » Non ? Vous n’étiez plus là ? Vous étiez allée vous réfugiée à l’arrière ? Consolée par vos collègues de travail ? Vous étiez sous le choc ? Mais auparavant ? Avant que tout commence ? N’avez-vous pas entendu la violence planante sur tout le lieu ? N’avez pas entendu l’homme ? dans la file ? sur le point de pouvoir adresser sa demande ? qui venait d’être dépassé ? qui a lancé cette phrase- non, cette interjection, non, cette pensée entière et satisfaite de si bon matin- non, ce jaillissement de ses fantasmes-non mais… je ne vais pas oser vous poser la question de savoir si nous sommes encore des hommes ? Si nous sommes encore dans un pays civilisé ? qui conserve quelques manières et précautions d’usage à l’égard de certains ? je ne vais pas oser penser ou même vous demander si cela n’est plus ou rien qu’une fragile façade de pacotille qui s’effrite ? Comme vos panneaux de contreplaqué qui séparent les box en faisant croire à un peu d’intimité dans le traitement des cas de chacun ? N’étions-nous pas à l’aube d’une élection présidentielle qui laissait présager du pire concernant cette parole qui couvait de par devers certains d’entre nous, mais qui précisément ce jour-là s’était permise de jaillir, sûre d’elle, avec conviction, jubilation, force !? : « S’il n’était pas un peu (avec le geste de la main secouée qui désigne le haut de la tête), je lui aurais pêté la cheville ? » Et bien sûr, vous n’avez pas entendu la femme derrière lui surenchérir : « Ah oui, ça aurait bien, ça, de lui péter la cheville ! » ? Vous ne visualisez pas la scène ? Ne voulez-vous pas faire cet effort ? Un homme court, il est exténué, à bout, il a besoin de savoir, tout son corps et son esprit sont obnubilés par la question de l’argent : Pourquoi l’argent n’est-il pas sur le compte ? Depuis combien de jours attend-il pour que la pression se relâche un peu en lui ? Pour être sûr qu’il pourra se présenter devant le juge aux affaires familiales de la ville de N où son ex compagne a décidé de vivre ? Vous ne voulez pas voir ce qui a été évité de justesse ? Un homme, jeune, qui s’élance vers le guichet ? et un autre juste derrière lui qui lui fait un croche-pied parce qu’il lui passe devant ? et beaucoup de jubiler ? de rigoler ? de ricaner ? cela ne fait-il pas du bien de rire comme ça de bon cœur quand quelqu’un tombe ? Cela ne vous rappelle-t-il pas les cours d’école où l’on s’en prend au plus faible ? Cela ne vous rappelle-t-il pas les Camps ? la loi du plus fort ? Et ceux qui faisaient comme s’ils n’avaient pas été là ? Qui auraient voulu disparaître ? Indifférents ? Obnubilés eux-mêmes par leurs soucis ? Ou pétrifiés ? N’auriez-vous pas été pétrifiée ? Ah ! Mais ne sont-ce pas des nouvelles affiches que je vois ? Elles n’y étaient pas la dernière fois ?! Attention, en cas d’agressivité…Une amende ? Une plainte ? Ah ? On ne peut tout de même pas laisser s’exprimer la colère comme cela ? il faut y mettre des formes ? Ne sommes-nous pas des êtres humains ?...

texte n°  [33]

ne fais pas semblant, tu connais son silence autant que le tien… alors dis-moi sincèrement ce que tu en penses : a-t-il perdu la parole comme on perd la mémoire ? subit-il son silence ou le garde-t-il volontairement ? les rares fois qu’il sort de sa chambre, quand nous le croisons au petit matin, ne te sens-tu pas visé par son absence de parole ? au fond, nous connaissons de lui ce que nous ignorons à son sujet, rien d’autre… et notre ignorance donne à son mutisme le visage d’un reproche à notre égard. Je ne sais pas pour toi, mais mon silence en sa compagnie me remémore toujours les derniers mots échangés avec lui, il y a longtemps… tu t’en souviens ? des mots certes anodins mais qui me hantent, dans lesquels je ne cesse de creuser depuis, sur les traces de quelque-chose… La chose qui aurait pu le heurter au point de ne plus parler du tout... il suffit qu’il s’assoit à nos côtés pour que les mots non prononcés, ceux qu’il pourrait nous adresser, propagent un sous-entendu dans la pièce... et une question toujours laissée en suspens : qui de nous deux est la raison de son silence sans fin ?

texte n°  [34]

Tu ne sembles pas encore comprendre qui est Jean… je te tutoie, bien sûr que je te tutoie, entre camarades… il faut dire, que… non, rien… Donc ce que tu sais maintenant de Jean, ce que je t’ai dit, cela ne suffit pas ? Tous ce que je t’ai raconté… non ? Il faut tout t’expliquer, alors, te prendre par la main ? Mais voilà : moi je ne suis pas bon, pour analyser – et pour synthétiser encore moins. Je veux bien faire un effort, mais... Bon… Par où commencer… ? Sa mère ? La mère de Jean, je crois bien, est née en juin 1936… pendant les grèves, oui… ton expression… je te vois venir... c’est une belle coïncidence, oui, mais seuls les naïfs croient aux signes et à la prédestination… elle est née dans une petite ville du Jura… comme d’autres, on l’a envoyée très jeune à l’usine… Jean, ça l’a marqué, bien sûr, cette histoire... il était très proche de sa mère… elle a adhéré à la CGT, puis a pris sa carte au parti…. Son père ? Je ne sais pas… militant par tradition ? Non… Enfin… pas seulement… mais il y a chez lui une sincérité réelle… Jean peut écouter tout le monde, parler des heures avec tout le monde… je t’ai raconté, la fois où nous avons raté un train parce qu’il discutait avec un vieux SDF, qui avait un tel besoin de parler… Jean m’a dit ensuite que ce « vrai monsieur », comme il disait, l’avait touché, que son sourire et sa voix lui avait plu… et c’est vrai qu’il avait un beau sourire, une belle voix… un vrai monsieur… je crois qu’il a la sincérité des gens marqués dans leur chaire… venger ses parents… c’est à ça, au fond, qu’il... la sincérité de ces gens-là… j’en ai connu, des gens comme ça, si tu savais combien j’en ai connus… tu verrais, tu sentirais la colère froide qui peut l’emporter quand il entend un homme politique de droite à la radio… il se planque derrière le ton ironique qu’il affectionne, mais tout son être se tend, tout son corps se crispe… cette violence, parfois, m’effraye… il se… comment te dire ? Je te l’ai dit, je ne suis pas bon pour ça… moi ce sont les images qui me permettent de comprendre ; les explications, c’est bon pour vous autres… avec vos livres… une autre fois – mais, ça aussi, je te l’ai déjà raconté – il voulait à tout prix être élu à un poste… je ne sais plus lequel… j’ai été déçu cette fois-là… je ne le connaissais pas encore très bien, mais j’avais pour lui une certaine admiration… et puis là… le mépris, lui qui déteste le mépris, mais le mépris qu’il avait pour tous les autres… et cette colère, toujours, la même, quand il n’a pas gagné… la colère et le mépris des gens qui se sont toujours sentis méprisés, qui se sont toujours méprisés eux-même… quand il écrivait des textes, pour le comité, qu’il n’aimait pas… je le croyais modeste… c’est ensuite que j’ai compris, enfin, que j’ai mieux compris… quand il m’avait invité à manger, et qu’il trouvait que ce qu’il avait fait n’était pas assez salé, pas assez cuit, pas ceci, pas cela… le repas dans son appartement, un bel appartement, très bien tenu, très propre, très bien rangé… je lui ai dit, pour rire, que c’était un appartement de bourgeois, un intérieur de bourgeois… ça l’a fait rire… la brosse à dents toute propre, dans le verre étincelant, pas une trace de calcaire, rien… les livres rangés par ordre alphabétique… les vitres parfaitement transparentes… et puis, au milieu de tout ça, le bureau en désordre… les magazines de jeux vidéo, planqués tout en bas dans sa bibliothèque, derrière le fauteuil, mais que j’avais repérés par leur format différent, et parce que j’ai l’habitude de regarder là où il ne faut pas, où on ne veut pas...
Je vois ton regard interrogateur… je te l’ai dit : je ne suis pas bon pour ça.

texte n°  [35]

Pas Chenille… La Chenille… oui, la Chenille bien sûr … bien sûr que non… ce n’est pas son nom… enfin son vrai nom, parce qu’à force… depuis le temps… et plus encore depuis le… Couic !… enfin, ça parle plus que Claude ou Dominique… la Chenille… Il y a eu la drôle de spécialité en botanique après des études brillantes de neurochirurgie… Une lubie, encore une… tatour, on dit tatour chez moi, pour désigner semblables engouements…ses parents sont belges… ça n’explique pas tout non plus… oui, bon, il a fait une thèse de botanique… une de plus… pour ce que cela lui coûte, avec ses facilités… pas de quoi s’extasier non plus… mais la Chenille, ça venait d’avant… d’avant la botanique... on se connait depuis un bail… même si on se voit plus qu’à toutes les morts d’évêque… depuis son passage dans l’équipe de gymnastique du collège… dire si ça remonte… championnats et tout… pour quelqu’un qui détestait le sport… à part pour le travail, mais ça ne compte pas, se voir au travail, ce n’est pas vraiment se voir… en tous cas, la Chenille au travail, c’est quelqu’un d’autre…. beaucoup plus… prévisible… toujours un pas sur le recul… hésitant, tergiversant… déformation professionnelle… pas avec la botanique, la botanique, ça n’était qu’un moment… un moment de plus… pas une profession… pas question de se cantonner à ce genre de pratique d’herbier… on tient à être dans le vent… même qu’on se fait fort de conserver une pratique en cabinet deux jours par semaine… généraliste, encore… au tarif sécu… oui, c’est très généreux… enfin, la générosité aussi à son spectacle.. oui, des pauvres… ou des riches… je ne suis pas sa secrétaire… mais pendant ce temps, à la clinique… qui c’est qui se débrouille ?…Enfin à l’époque, très bien pour la gymnastique… avec un goût prononcé pour les accessoires… ruban, cerceau… et le troisième que j’oublie… ah, c’est un monde… de toutes façons, plutôt ruban… en fait, essentiellement ruban… un vrai talent pour le ruban, mais ce n’était pas ce qu’on lui demandait… alors le surnom, bon, la taille, bien sûr… son physique reste impressionnant, malgré tout… enfin quelque soit… avec des talons, aujourd’hui, ça frise les 2m de haut... d’ailleurs je ne vois pas pourquoi j’insiste avec ça… la Chenille, ce n’est pas que son surnom… ça ne vous aidera pas beaucoup à mieux cerner le personnage quand vous le rencontrerez… ah, oui, j’oublie toujours que vous connaissez la bête… C’est comme pour les quilles, voilà, les quilles… le troisième accessoire…l’oublie... les quilles à la vanille… mais vous pensez, le ruban tout le monde s’en foutait dans l’équipe des gars au chocolat… enfin, c’est un peu facile… ce raccourci… couic ! … si on ne peut plus rire… Pardonnez-moi… c’est quelqu’un de bien… une sommité dans son domaine… un cerveau exceptionnel… fume trop, mais ça… des anglaises… des Craven A… A… A… A… on dirait que des A lui sortent de la bouche avec la fumée… vous saviez qu’on les appelait Black Cat à l’origine… Pas question de lui en toucher deux mots… la superstition voyez-vous… le mauvais oeil… c’est une autre de ses lubies… des ses tatours, oui... et puis maintenant on ne sait plus trop comment dire, alors la Chenille, c’est bien commode… en tous cas, on n’a toujours pas vu le papillon.

texte n°  [36]

Ah bon ? vous ne voyez pas qui c’est… pourtant il est connu… Ah si !… Et puis dans le quartier, on le remarque… Pourquoi ? si tu l’avais vu tu le saurais… Ben si… oui j’en suis sûr… Il paraît d’un autre âge, pas seulement vieux mais d’un autre âge, la façon dont il marche, dont il parle, on dirait qu’il vit du temps des tractions et des congés payés, mais du côté des patrons… Oui, c’est pour ça que je dis qu’il n’est pas seulement vieux mais d’un autre âge, c’est un mec vintage… si tu l’avais vu tu saurais de qui je parle… Et la preuve qu’il vient d’une autre époque ? Il a fondé un journal… oui, sur papier… un truc qui se vendait en kiosque… C’est pour ça qu’il est connu… oui, c’est lui celui du journal… pas dans le quartier, non, pas seulement, vous êtes pénibles… A Paris, oui… lui, oui,… j’ai déjà vu des trucs sur lui ou entendu à la radio… ça y est, je me souviens de son nom… Damblin, Georges Damblin… Jamais entendu parler ? Personne ?… Vous ne connaissez pas Damblin… Remarquez, il est surtout connu des intellos et des historiens… et puis dans le quartier il n’y a plus beaucoup d’anciens… oui ? tu vois qui c’est ?… oui, il a une 2CV mais ça fait un moment que je ne l’ai pas vu la conduire… tous les soirs, il boit un verre de blanc à la terrasse du Marquis… Il y vient à pied, lentement mais le buste droit… C’est un marcheur, oui, malgré son âge. Il ne va pas vite mais je l’ai vu partout dans le quartier… Toujours nickel, même le matin quand il va chercher son pain il est rasé, il porte cravate… Il marche plein de confiance et de pensées calmes. On ne le connait pas vraiment mais on le remarque… Je ne sais pas, sa canne, ses vêtements, son chapeau… et quand on croise son regard on a envie de lui parler… Bien sûr, ça m’est arrivé… Il est toujours intéressé par ce qu’on fait, il questionne puis il écoute longuement les réponses… Au Marquis, il reste à observer les passants, les clients… il ne reprend jamais de deuxième verre… un seul verre de blanc et du temps… oui, c’est lui, parfois avec les deux mains posées sur sa canne entre ses jambes, oui… et un demi-sourire, oui, oui, oui c’est lui, oui et ses yeux qui t’invitent… c’est ça… oui, elle est belle sa canne, un pommeau qu’on trouve chez les antiquaires… Non, il n’a jamais d’amis avec lui, les gens avec qui ils parlent ne s’assoient pas, il les regarde, il les questionne, il les écoute… mais il ne les invite pas à s’asseoir… Non, je ne l’ai jamais vu lire, ni un livre ni le journal, ni écrire malgré le Watermann pincé dans la poche de sa veste… il reste assis, il regarde… et il écoute, on a l’impression qu’il enregistre tout ce qui passe, tout ce qui se passe… un peu, oui, comme s’il prévoyait sa Une comme à l’époque… Damblin, Georges Damblin,… j’avais oublié son nom

texte n°  [37]

Vous auriez dû le voir peler une pêche, ça vous aurait certainement édifiée ma chère... Oui, il aimait beaucoup les fruits, d’ailleurs c’était son métier... Comment, vous ne le saviez pas ? Mais des vignes, des hectares et des hectares de vigne… Ah le cépage, vous dites ? Je crois me souvenir qu’il s’agissait de mornag, de carignan quelque chose… Mais je croyais que vous en aviez entendu parler par ailleurs, non ? … Ah non ? Je croyais, mais alors vous ne savez rien de lui ? … Seulement ce que je vous en ai dit ? C’est bizarre, il me semblait que Colette vous en avait touché un mot, non ? … Ah oui, juste qu’il était marié avec sa sœur, mais rien d’autre... Oui, je comprends c’est un homme qui avait tout pour lui, et vraiment ça a été une perte... Emporté comme ça par une attaque, un avécé comme on dit maintenant… Je vous parle de cela mais c’était il y a peut-être trente ans… Ah ça, je ne sais pas exactement, mais je crois que c’était à Tripoli... Non, pas celle du Liban, celle de Libye, quoiqu’il ait eu le type levantin, ça ne fait aucun doute... Très à l’aise, oui, oh il avait hérité de son père une usine de transformation de métaux, vous avez entendu parler de ça je suppose, ça a fait un de ces baroufs en trente-cinq... Vous vous souvenez ? … Non ? … Oui, voilà, c’est ça, il était très proche de Balbo... Non, pas lui, mais son père évidemment... Non, lui était de vingt-six ou vingt-sept, je crois, il était encore en culottes courtes à cette époque-là je suppose... Mais oui, voilà, la génération précédente... Mais c’est ensuite qu’on a compris qu’il avait un goût assez bizarre, par exemple ses chaussettes, vous en avez entendu parler, de ses chaussettes ? … Non ? Mais je vous jure, c’était à ne pas croire parce que je vous assure que c’était vraiment un homme élégant, dans le genre gentleman-farmer vous voyez ? … Oui, voilà, distingué... Très... Des vestes de tweed léger dans les roux, des foulards de soie sur des chemises du même métal... Ahahah... Et voyez, c’était à la mode à cette époque-là, il fumait ses Craven A avec un fume-cigarettes... Oui, vraiment d’un chic... Eblouissant… Il en avait les moyens certainement mais ses chaussettes, non, je vous assure, colorées, clinquantes, il se les achetait par douzaines chez un faiseur parisien de la rue de Castiglione peut-être, mais des jaunes je vous assure, des mauves, des vertes, ça pétait, pardonnez-moi mais il n’y a pas d’autre terme... Alors évidemment sahariennes sable, complets en lin tout aussi beiges, je crois même qu’il avait adopté, mais c’était après-guerre bien sûr avant les événements, lorsqu’il y a eu un roi là-bas... Oui, un roi, mais il avait adopté le casque colonial, ça le faisait rire... C’est à ce moment-là qu’il a bazardé tout ce qu’il avait et qu’il est allé s’installer là-bas... Oui, pour épouser Myriam, le croyez-vous ? … Eh bien c’est la vérité tout ce qu’il y a de nue, en somme il est passé de l’Italie à la France via la Libye et la Tunisie, avant de revenir ici... Bon, ensuite ça s’est un peu gâté, mais c’est parce qu’ils n’ont pas réussi à avoir d’enfant... Ah on ne l’a jamais su... Elle ou lui, elle disait... Colette, oui, pas Myriam non, je n’avais pas de relation assez intime avec Myriam, mais Colette... Oui, enfin, je ne sais pas et je ne veux pas le savoir, après tout, ce sont leurs affaires... Enfin, c’était, oui, vous avez raison, oui... C’est du passé, certainement, mais tout cet apparat ce n’était pas le prince de Galles, tout de même... Remarquez qu’il m’est arrivé de le voir un peu en débraillé... Lorsqu’il allait sur ses vignes, oui, en compagnie de son régisseur, il a toujours engagé des arabes à ces postes, des types durs à la tâche, et qui lui tenaient ses employés, oui, alors là, il fallait voir ça... Violents, je ne sais pas, je ne pense pas, non, mais sévères certainement, ça ne rigolait pas tous les jours, croyez-moi... Mais alors il portait des bottes de caoutchouc d’un commun, vous n’imaginez pas... Comme vous et moi... Je vous parle de cela ce devait être en cinquante-trois ou quelque chose... Ou alors lorsqu’il lui arrivait de surveiller la récolte des olives... Ah mais oui, mais des dizaines d’hectares d’oliviers aussi, oui... Oui, certainement, d’un très bon rapport, évidemment... Moi ? Oh non, je restais là avec Myriam et Colette, sur la terrasse et nous admirions le Boukornine... Le soir vers six heures, c’est un enchantement, vous connaissez ? … Oui, bien sûr une anisette comme tout le monde, comme tout le monde... Vous disiez, les pêches ?... Ah oui, c’est moi qui vous disais oui, les pêches rendez-vous compte : il les pelait avec une fourchette et un couteau... de la très haute distinction... C’est amusant, comme les choses reviennent quand on en parle, j’avais complètement oublié... Mais, ce soir, comment les trouvez-vous, ces pêches ? Pas si mal hein... ?

texte n°  [38]

Ah vous ne connaissez pas Charlie ? Chaque samedi à 9h, il traverse la rue Jean Jaurès… Toujours au même passage piétons… L’hiver, il a souvent la goutte au nez lorsque le froid vif pince trop fort ; l’été, il est souvent transpirant… malgré sa casquette sur la tête. Je crois qu’il en a une sacrée collection, parce qu’il l’assortit toujours à sa tenue pourtant peu soignée… Il longe le trottoir jusqu’à la médiathèque… pousse la porte, lâche un « bonjour » neutre (ni jovial, ni triste), pose son ouvrage de la semaine sur la banque des retours, se dirige directement vers le rayonnage « romans », prend le suivant. Le suivant ? Oui, c’est lui qui a décidé de lire tous les romans de la bibliothèque dans l’ordre alphabétique du nom de leur auteur. Il n’échange aucun mot avec la bibliothécaire. D’ailleurs, dans son quartier, il n’a aucune relation de voisinage. Il est taciturne : c’est l’étiquette qu’on lui colle. Vous savez, les gens aiment bien juger ceux qui paraissent étranges. Ils ne le connaissent pas, ne savent pas comment il vit. Pourtant ils savent tout, ils ont un avis sur tout et sur tout le monde. Ses trajets répétitifs selon la régularité d’un métronome intriguent et font jaser. Vous pensez bien qu’il n’entend même pas l’écho de ce qui se dit de lui : il avance dans son monde.

La bibliothécaire s’amuse de le voir faire… elle guette sa venue… il faut dire que dans ce petit village, les lecteurs ne sont pas très nombreux ni avides de lecture. Elle a compris comment il détermine son choix de livre. Elle se demande s’il tiendra jusqu’au bout… Ce qui l’étonne aussi, c’est que quel que soit la longueur du livre, il l’emprunte pendant une semaine… 800 pages ou 50 pages… toujours le même délai… cela fait bien deux ans et demi qu’il a entrepris cette lecture…

Le samedi de son inscription, il était le 602ième lecteur de la médiathèque, il lui a demandé d’imprimer la liste de l’ensemble des titres qui composaient le fond « romans ». C’est ce document liste qui fait fois, ce sont ces livres qu’il espère avoir lus avant la fin de sa vie… 52 semaines, 52 livres par an… Y parviendra-t-il ? Pour l’instant, ses années ne lui sont pas comptées.

Avant de ramener son livre, il coche sa liste, il sait lequel sera le suivant sauf s’il est sorti. Les livres absents le jour où c’est leur tour seront lus à la fin, toujours dans le même ordre : NE JAMAIS REVENIR EN ARRIÈRE quand l’alphabet s’enchaine.

Dès qu’il arrive chez lui, vers 9h40, il dépose le roman de la semaine sur le guéridon en chêne à droite de la porte d’entrée. Ensuite, chaque soir, après sa lecture, il s’assure qu’il l’a bien reposé... là. Il applique alors une pression de gel hydroalcoolique sur ses mains pour une friction désinfectante. Il choisit un produit hypoallergénique pour préserver la douceur de sa peau, puis... il s’endort... et parfois, il rêve de rencontrer ses héros préférés... et de leur offrir... une casquette.

texte n°  [39]

tu l’as vu avec Bonny Bonaparte avec Valentin avec Crystal Cure, au moins une fois avec Greg son frère, le fils de quelque chose – comme il dit – fils de quelque chose, et lui hébété hirsute tête hirsute hoche la tête, il a dix-huit ans à peine ; il vit avec ses trois rats pas loin de la gare de Marbach, lui et ses crises de rage lui et ses crises de sadisme – c’est là que fleurit ma rage là – et il frappe de l’index son front – oui il a dix-huit ans – c’est la première fois – je vois son profil sa peau blanche sa peau halitueuse – han ce hoir mâle sans honte sans haut - le corps avale ses cachetons et rince son gosier asséché à coup de mauvais gin, tu vois ses chaussures délacées ses mains dans le vide ses mains rouges de froid – le corps de Bonny Bonaparte ne remue pas dans sa cage – qui a peur du rouge il hurle qui a peur de – tu l’ as vu avec sa horde ; lui Arthur et son œil de verre et, deux ou trois autres à tête d’ éclair métallique – mais oui tu l’as vu – dans sa grande descente harcèle heurte se hisse sur les épaules d’ Arthur – Valentin remplace Bonny Bonaparte – l’animal dort dans sa cage dorée – oui dorée il a doré la cage de – free free free free free il hurle – hors d’ atteinte il est hors de lui ; il habite derrière la gare de Marbach – tu l’as vu dormir son grand corps dans sa maigreur immense dormir là – derrière la gare de – il y a juste trois garages lui c’est celui du milieu – tu l’ as vu – oui en hiver – ils l’appellent fils de quelque chose – il fronce les sourcils – tu vois ses yeux entre le gris et le vert il fronce les sourcils – il soulève la cage dorée l’animal dort dans la cage dorée – il sourit – il berce la cage dorée – tu l’ as vu oui tu l’ as vu – marcher en longues diagonales répétées avec Greg son frère avec Bonny Bonaparte – tu l’as connu Bonny Bonaparte et Valentin tu l’ as connu et Crystal Cure tu l’ as connu Crystal Cure – tu l’as vu oui tu l’as vu dans sa chambre de béton brut poussière blanche des clous sur la table et lui s’obstine à chanter avec sa voix basse sa voix étranglée basse presque aiguë maintenant – l’obscurité suit l’obscurité ferme les yeux au visiteur de la nuit – et il hurle avec sa voix de – fils de quelque chose –

texte n°  [40]

Ah, du temps du JarFaub, vous ne seriez pas entrés comme cela dans son jardin ! Non pas qu’il y aurait eu un portail fermé et encore moins un gros chien venant mordre les visiteurs mais c’est qu’il serait tout de suite arrivé à la course pour vous accueillir, le JarFaub, le Jardinier du faubourg ! Tu te souviens, Lulu, de la première fois qu’on a lu « JarFaub » sur le catalogue des jardins patrimoniaux, avec cette façon bizarre qu’il avait eu de s’enregistrer en contractant son titre autoproclamé ? Ce qui nous a le plus amusés, c’est qu’il n’avait rien d’un jars prêt à défendre son territoire, le JarFaub. Non, le gros problème avec lui, c’était de pouvoir quitter le jardin, une fois qu’on y était entré. Tu connais, Jordi, les figues qu’on appelle chez toi coll de senyure ? Il avait un figuier qui en donnait, par là… Il en était tellement fier, lui dont le grand-père était né à Perpignan ! D’accord, n’importe quel catalan est toujours prêt à étaler son drapeau et ses bijoux de famille mais lui, pour ces figues-là, à toute saison, il trouvait une histoire à te raconter sur ces fruits à cou de femme ou une chanson à chanter et c’était, c’était… poisseux, je ne trouve pas d’autre mot ! Hey, Ashley ! Toi qui nous a fait faire du punting à Cambridge, tu sais, il n’avait pas de loisir aussi chic, le JarFaub, mais il faisait ses propres cannes à pêche et il en était très fier. Do you see over there ? Par là, il y avait les bambous des cannes, par là les roseaux des sillons sur lesquels il veillait jalousement. Malheur à qui aurait piétiné une jeune pousse, là il pouvait devenir féroce comme un jars ! Et puis devenir tout honteux l’instant d’après si un fin connaisseur lui demandait où il élevait ses vers. Mais comme il ne reculait devant aucun sacrifice pour partager son patrimoine, tout penaud il allait soulever l’une des tuiles canal qu’il y avait près du bassin et sous lesquelles grouillaient les vers de mousse. Bon, c’est pas tout mais il ne faudrait pas que je vous retienne ici encore plus longtemps que l’aurait fait le JarFaub en personne. Ah si, quand même… Le pire, c’était de venir ici à la saison des poires, il vous obligeait à en goûter toutes les variétés ! Ah, tu souris, Polona, je sais que tu as le palais curieux, daragaya... Mais je te jure qu’il y avait de quoi sortir de là écœuré. Tu en avais des dures avec un goût de résine âcre, tu en avais des blettes qu’il t’obligeait à avaler toutes marron et puis, bien sûr, comme il n’aurait jamais traité un arbre, il fallait gober les asticots avec ! Mais le pire de tout ça, c’est qu’il ne t’offrait jamais un verre d’eau pour faire passer ces mauvaises bouchées. Que voulez-vous, il voulait que tout ce qui soit à partager au jardin vienne du jardin et le puits s’en était tari quelques années avant sa naissance…

texte n°  [41]

Ah ! vous ne saviez pas… pour Eve ? Oui ça semble étonnant au premier abord… vous dites une grande dame… hmmm… le fait qu’elle n’ait jamais finalement porté de jugement sur quiconque, jamais un mot de trop, un mouvement d’humeur… rien à saisir de ce qu’elle pouvait penser vraiment des frasques des uns et des autres… on peut l’interpréter autrement vous savez… mais elle ne pensait rien dis-tu, oui sans doute as-tu raison… ton côté positif… Une belle femme intelligente peut-être un peu dédaigneuse avec son mari quand on y pense… non ? un beau couple pourtant… deux familles exemplaires… Ces photos d’eux partout dans la maison… jeunes et moins jeunes… sans enfant oui… ah vous l’ignoriez ? Le jeune homme n’était pas son fils, non… Toujours présent oui… une très belle maison… le top en matière de design… des voyages en veux-tu-en-voilà mais c’était son métier me direz-vous… Paul l’accompagnait souvent, très souvent, jusqu’à ce jour où il s’est blessé à l’aéroport et cette froideur, ce mépris qu’elle a eu pour lui… J’étais là oui ! On voit que vous ne l’avez que peu côtoyée… De là date je crois cette première rupture car il y en eut plusieurs… Mais intelligence ou duplicité que faut-il penser ? Ils se satisfaisaient de ces apparences non ? Une grande dame… encore ! Elle jurait comme un charretier vous savez et vous l’auriez entendue, vous auriez sans doute vu les choses un peu différemment… Monika a raconté cet épisode de la disparition de son cousin le jeune Eric vous voyez de qui je parle et sa réapparition soudaine dix-huit ans plus tard, le flegme de Eve… comment ne pas imaginer le pire alors… Liliane, enfin, tu remues la tête dans tous les sens mais tu étais troublée ce jour où… enfin… la poupée dans le tiroir tu te souviens, avec la ficelle et ce récit qu’elle avait donné de sa fabrication, surtout de ses pouvoirs… Ne me dis pas que tu n’as pas douté à ce moment-là ?… Ah ! vous ne deviniez vraiment pas pour Eve ? Parce qu’ensuite, quand vous réfléchissez, quand vous repensez à des situations, que vous vous remémorez des détails au cours d’une soirée ou d’un voyage, ou d’une discussion, vous voyez… Il y a toujours un moment où vous vous dites que vous l’avez su… cette intuition qui vous taraude sur le moment et que vous oubliez ensuite… parce que ça vous semble ne pas coller avec le personnage… Vous étiez là pour les cendres qui avaient envahi la terrasse… Vous souvenez-vous ce qu’elle disait en les ramassant ? Vous voyez… c’est clair pour vous aujourd’hui… et le jour où elle partait au débotté pour l’Argentine, Stéphanie, tu la revois ? Qu’est-ce qu’il fallait voir là, à ce moment que nous n’avons pas deviné ?… mais quoi… elle n’est pas si différente de tous ici… non ? Son film favori, elle l’a vu dix fois, c’était L’amant de Lady Chatterley ou l’homme des bois ! Elle trompait son monde mais qui ne s’est pas fait la réflexion franchement qu’elle fuyait faussement l’admiration de ce jeune homme ?… Enfin… il était attentif au moindre rictus ! Elle tentait de rester impassible, mais… oui ! Aline, toi tu la devinais aussitôt je me souviens comme elle t’en voulait, comme elle se déchaînait sur toi rien qu’à voir ton sourire… Cette famille quelle s’était inventée peut-être… non… tu penses que non… d’accord… ils sont tous morts, alors ! c’est facile de gloser… elle avait des convictions, certes, on peut afficher des convictions et vivre en dehors… Tout le monde plaint Paul aujourd’hui mais posez-vous la question, pourquoi ?

texte n°  [42]

… dangereux, c’est sûr le type d’en-face… m’en méfie depuis longtemps. Un grossier déjà... Jamais un bonjour… détourne le regard quand on le croise… n’importe où oui… dans l’escalier, dans la cour, sur le trottoir devant l’immeuble… rien. Pas un mot je vous dis… Pas un sourire… et pas très propre sur lui… connait pas trop le rasoir non plus. Des années que je vis ici alors… et vous qui arrivez sur le même palier… nous voilà voisines ! - faut bien que je vous prévienne… un taciturne c’est rien, un qui boit, s’il vomit pas partout c’est rien… un bruyant … c’est plus gênant… un qui fourre son nez partout… toujours chez vous… à demander des services… à regarder ce que vous faites… c’est une vraie plaie… mais on remet à sa place… tout de suite… chacun chez soi ! Mais lui, c’est un fourbe… Ça se lit sur son visage… croyez-moi… j’en ai vu défiler ici, en 30 ans, pensez… mais des comme lui… Quand il est arrivé déjà… pourtant ça remonte… bientôt 10 ans, oui en mars ça les fera… pile 10 ans… l’année où mon Louis est mort, un mars pourri… des giboulées et du froid… l’hiver qui traînait en longueur, on aurait dit que ça finirait jamais. Trois fois rien comme affaires… Pas vu un gros camion de déménagement… pas d’amis pour monter les meubles jusqu’au 4ème et sans ascenseur… et quels meubles ? Aucun souvenir !... Pourtant je sors pas beaucoup … je fais attention pensez, avec tout ce qui arrive… on sait jamais… A croire qu’il dort par terre sur un matelas ! ou qu’il fait la cuisine sur un réchaud… a eu un chien… ça gueulait le soir… le clébard aboyait jusqu’à point d’heure tant qu’il était pas rentré… et puis des horaires… tout et n’importe quoi… jamais pareil… je crois qu’il le tapait… on a fait la pétition et tout l’immeuble a signé… ça a pas duré hein… suis pas d’un naturel méfiant pourtant… mais lui tout de suite j’ai bien senti… pas comme vous… un vrai bonheur si jeune et souriante… Vous savez l’autre jour à la télé quand ils ont montré l’autre… mais si rappelez-vous… celui qui hébergeait des terroristes … ah ça vous revient ! Tout de suite j’ai pensé… quasi certaine que lui c’est pareil… fréquente pas du beau monde… prépare des sales coups… alors je préfère vous prévenir… faut l’avoir à l’œil et pas se mêler… rester entre nous… en plus les étrangers… faut dire ce qui est, ils sont pas comme nous. Rien à faire.

texte n°  [43]

Tu m’écoutes ? Il faut que j’en parle, tu comprends ? Je n’arrive pas à oublier son regard. Voilà une semaine qu’il est arrivé et pourtant j’ai l’impression de l’avoir toujours connu. Il faut que tu me dises ce que tu penses de lui ! J’ai besoin que tu me dises si je me trompe. Je ne sais plus quoi en penser. Peut-être parce qu’il a l’allure de n’importe qui, ou peut-être parce qu’il a un regard aussi extraordinaire que son visage est ordinaire. Parfois, ses yeux sont perdus dans le vide, et soudain il tourne la tête et vous fixe d’une telle manière que l’on se sent entièrement percée à jour. Je ne sais rien de ses pensées mais son regard m’obsède. Plusieurs fois, j’ai tenté de comprendre ce qu’il y avait derrière ses prunelles sombres, mais n’y suis jamais parvenue. Son silence est obsédant, il n’a jamais répondu à aucune de mes questions. Il se contente de hocher la tête pour acquiescer ou refuser. Il sort tous les matins à la même heure, et revient une demi-heure plus tard, les cheveux emmêlés et le regard brûlant. Il commande un café noir sans sucre et un muffin, puis remonte dans sa chambre et disparaît jusqu’au crépuscule. Une fois j’ai tenté de le suivre. J’ai attendu de le voir disparaître au coin du bois puis je me suis précipitée à sa suite. J’ai grimpé sur la colline pour l’observer de haut sans crainte d’être vue. Je l’ai vu traverser les futaies jusqu’à la clairière de la table de pierre, il s’est assis au pied du grand chêne, les bras levés vers le ciel, en silence. On aurait dit qu’il invoquait un de ces dieux celtes dont me parlait ma grand-mère. D’un seul coup, il a tourné la tête de mon côté. Je savais que j’étais trop loin pour qu’il me voie mais par réflexe, je me suis aplatie derrière les fougères, le nez dans la mousse. J’ai attendu quelques secondes puis j’ai relevé la tête prudemment, il avait disparu. J’ai eu si peur que je suis revenue en courant à l’auberge, je savais qu’il ne pouvais me rattraper puisque le bois etait à dix milles de l’auberge par le chemin du bas, mais je courais comme si j’avais le diable à mes trousses. Impossible de me calmer. Enfin j’arrivais à l’auberge, soulagée de ne plus être seule. Lorsque j’ai poussé la porte, il était là, tranquillement installé à la table près du comptoir.

J’ai senti mon cœur sauter de ma poitrine lorsqu’il m’a dévisagée, le regard moqueur et à dit :
— Belle lumière ce matin sur la lande ! Je prendrais bien un café dans sucre et un muffin aux myrtilles.

Devant mon silence, il ricana et ajouta :

— Vous devriez en prendre un aussi, vous êtes pâle comme la mort !

texte n°  [44]

Comment ça ? vous venez pour François et vous ne savez pas qu’il avait été au maquis ? Là où il est, il doit bien ricaner… Oui, c’est seulement après la guerre qu’il s’est engagé, en 43 il est monté au maquis pour échapper au STO… le STO ? vous ne savez pas ce que c’est ? Mais enfin, c’est pas parce que vous êtes jeunes qu’il faut rester ignares ! Le STO, la réquisition des travailleurs pour aller travailler en Allemagne, la participation vaillante de la France à l’effort de guerre, dixit Vichy. Ça, on peut dire que ça a fait grossir les maquis… Vous imaginiez quoi ? que tous ces jeunes étaient partis aux maquis pour l’amour de la patrie ? pour la gloire ? toi, Annette, tu y étais, toute jeunette, pourquoi ? Moi ? pour défendre mon pays, tout simplement… Annette, tu a toujours été une idéaliste. Ça a pu jouer, je te l’accorde, mais c’était surtout pour échapper à l’Allemagne, et je les comprends… Vous trouvez que c’était courageux quand même ? oui, si l’on veut, ils ont bien dû se battre, et le courage, ils ont bien été obligés de se le coltiner… Il ne vous en a jamais parlé ? comme pour l’Algérie, une huitre, une tombe, un coffre bien fermé, cadenassé, cric, crac… Il a aussi fait l’Algérie ? ben, oui… il a fait l’Algérie, il s’est fait du fellagha et il s’est fait entuber. Ce sont ses mots à lui, oui, oui, il parlait comme ça, en privé… quand il avait bu… Monique, c’est trop facile de parler de lui comme ça, quand il n’est plus là, laisse-les avec l’image de notre vieux ronchon qu’on aimait tous… Vieux ronchon, vieux ronchon, et ses colères ! ses soirées à boire ! et pourquoi il ne nous a jamais vraiment parlé de son Algérie, hein ? pourquoi ? t’en sais rien ? et bien moi non plus, et c’est pas faute de l’avoir tarabusté ! qu’est-ce qu’on a pu s’engueuler avec ça… On s’engueulait ? ben oui, vous savez, les jeunes, trente ans de presque vie commune, ça use… et puis, crier un bon coup, vider son sac, ça allège souvent, oui, oui, ça allège. Avec François, on avait fini par trouver un modus vivendi, comme on disait… c’est du latin… ah, vous avez fait du latin… bon, bon, eh bien… la cérémonie est à 18h, on a encore bien du temps, je ne vous ai pas trop bousculé dès votre arrivée ? vous comprenez, c’est moi qui suis bousculé, faut m’excuser… Annette, offre leur à boire, une orangeade ? Ce ne sont plus des gamins ? mais, Annette, je le vois bien ! alors, un thé, un café ? vous ne buvez pas au moins ? vous souriez, ça veut dire quoi, vous buvez vous aussi ? vous vous moquez de la vieille ? rien de tout ça ? j’aime mieux… Que je vous dise comment il était ces derniers mois ? oui, ça fait longtemps que vous ne veniez plus. Oh, c’est pas un reproche, non, non, c’est la vie, après tout, nous n’étions même pas vos grands-parents… C’était tout comme, hum, bon enfin… Il s’était apaisé, un peu, il parlait un peu plus de lui, peu de l’armée, encore moins de l’Algérie, mais du maquis, oui, comme si la mémoire revenait, les années passant, ou alors c’était la seule chose de solide qui restait dans sa tête… Il perdait la mémoire ? ça on peut le dire, et capricieux avec ça, fallait pas lui faire remarquer, il démarrait au quart de tour ! Il trouvait toujours une excuse, une raison, qui faisait que… ce n’était jamais parce qu’il aurait oublié… On s’engueulait tout le temps alors ? non, non, je vous l’ai dit, ces dernières années, nous avions appris les concessions, armistice, drapeau blanc, cessez-le-feu, tout le tintouin ! Et puis, je ne sais pas, peut-être que je m’étais habitué. Tu vois Annette, pas idéaliste mais adaptable… Tu sais bien que j’ai perdu tout idéalisme et tu sais très bien pourquoi. François n’était pas Alzheimer, pour dire les choses, non pas du tout, mais il portait son âge… Ça tu peux le dire. Certains soirs, si je restais auprès de lui… j’avais fini par louer une petite maison, à la campagne auprès de ma sœur, pour souffler, voyez vous… eh bien, s’il était de bonne humeur, avec deux trois whiskys, pas plus, sinon c’était l’hébétude… mais arrête Annette, je ne critique pas, je dis la vérité ! bon, alors, j’avais remarqué, quand il sortait sa pipe, j’étais sûre qu’il allait me parler, comme si sa pipe le mettait en conditions, ou lui rappelait des souvenirs, quelque chose comme ça… Il me parlait de quoi ? je vous l’ai dit, du maquis, mais aussi de ses parents, la ferme, ses montagnes, comme il disait, et de toute façon, ses montagnes et le maquis, c’était une seule et même chose… quand il me parlait de ses montagnes, je voyais un autre François, un François que je n’ai jamais connu, aventureux, charmeur, un vrai paysan aussi, les deux pieds dans ses galoches, comme il disait, et la tête dans les étoiles en plus, un vrai poète même. Mais Annette pourrait vous en dire plus, c’était une sœur pour lui… On l’appelait Fanfan, c’était peut-être le plus courageux de la bande, mais il ne laissait rien paraître, ne se mettait jamais en avant, mais les autres comptaient sur lui, ça ils le disait tous… Comme ce Castor, hein ! Monique, je ne parlerai pas de lui, tu sais bien… Tes souvenirs douloureux, hein ! Monique, je t’en prie, ça suffit et quel intérêt pour eux ? Moi, j’aimerais bien pourtant… tout ce qu’il m’en a dit, c’est qu’un jour, il y a quelques années, il a reçu un gros paquet de la Poste avec toutes les lettres qu’il lui avait écrites, à ce Castor, comme ça, sans explications, vlan !, et après pendant un mois, ça a été l’enfer. C’est après ça que j’ai décidé de me trouver un lieu à moi… Les lettres ? bien sûr, je sais où elles sont, il n’y a jamais touché, moi non plus, et c’est pas demain la veille… Vous voudriez les voir ? et puis quoi encore ! Annette voudrait les bruler… Oui, ne fais pas la tête, tu m’as dis, le passé, c’est le passé, à quoi ça sert de remuer cette boue ! c’est ce que tu m’a dis, non ? Bon, moi, je les garde, mais pas question de les ouvrir pour le moment… Vous voudriez savoir ? c’est curieux, ces petits jeunes, curieux comme des fouines… oh, ne faites pas ces têtes, je peux encore vous taquiner, non ? et je vous promets, quand je me sentirai prête, je vous appellerai et on les lira ensemble. D’ailleurs, je ne voudrais pas les lire toute seule, je crois… Promis ? vous viendrez ? Alors, c’est d’accord, vous vous chargez de la boisson, on en aura bien besoin, moi je m’occupe des mouchoirs… quoi, Annette ? tu voudrais être là aussi ? ben, voyez vous ça ! Manquerai plus que le fantôme de François et la bande serait au complet ! Alors, marché conclu !

texte n°  [45]

Mais si… c’est là… on le devine encore… regarde… En tout cas ça bouge… Oui, ça a l’air d’aller et venir… c’est ça, ça va et ça vient, et ça recommence… ça va, ça vient, ça va, ça vient et ça va… Mais ma parole, tu débloques ! Attention, ça va moins vite que ça vient… C’est même saccadé, l’aller… en fait ça va, ça va, ça va, ça va encore, ça va encore et… Le mur, il le rature à aller et venir comme ça… ? Faut dire, avec l’ombre qu’il traîne… un aller-retour et… C’est pas une ombre en fait, en fait il n’y a pas d’ombre… C’est vrai, pas du tout même… Comment veux-tu avec tout ce soleil… ? et qui cogne dur au pied de ce mur… Du coup on voit mieux le chien… Oui, c’est ça, c’est un chien… une tête de chien… C’est peut-être lui qui fait des marques comme ça… c’est lui qui le suit, qui va qui vient, et laisse des traces… C’est ça, c’est la tête du chien le long du mur… cette tête noire… Tu veux dire, comme dans le tableau de Goya… ? Perro semihundido, 1820 – 1823, si hombre… ! Mais on ne veut rien dire du tout… ! et puis ce n’est pas un mur… il n’y a pas de mur en vérité, aucun mur… rien… rien sinon… que le mur c’est une peau… et le chien, un tatouage… Et un totem… ? Et dessus, si on tire… comme mamie Lulu le fait pour les lapins… dessous, c’est noir… Oui, comme si de la tête du chien, comme si les pigments s’étaient répandus partout en profondeur… C’est noir sous cette peau… Et c’est ça serait ça qui se déplace, en plein soleil… ? c’est ça, une ombre pleine… ? Tu y es… une ombre pleine, destinée à être une présence, une mémoire épaisse… Un personnage de Giacometti en somme… ? tête minuscule arrachée au crépuscule… Tahar Ben Jelloun, Giacometti, la rue d’un seul, 1990… Tu y es… un homme qui marche dans le désert qu’il traîne sur sa peau… dans la profondeur de ses plis et replis… ? Yes… Mince alors, tu débloques… ! Moi, je l’ai vu un jour ce type, en 89… un gars de la Mano Negra… Roger Cageot il s’appelle… c’était à Aix, sur le terre-plein d’une quatre voies… allongé, torse-nu, en plein soleil… Puta’s fever… ! Et moi une fois à Paris, en 2014… j’étais monté pour un colloque… Lieux du corps : politique et émancipation… c’était fin janvier, on se les gelait dans la rue… on voyait que sa tête à Roger, vaciller… non : rouler, sur le toit de son abri en carton… mais c’était peut-être cette Canaille d’Omar, toujours la bouteille à la main… Et l’homme à l’amer… Avec le rhum il entend des voix qui le harcèlent. Des voix qui lui rappellent… Des voix qui veulent sa peau alors il se défend… À te filer la Nausée… Et moi, à Bordeaux… en sortant du Champion, la monnaie que je lui donne vole dans le caniveau… il pleuvait, je crois… Et cet été, à Nice… à deux pas de la célèbre Promenade, au détour d’un casino… là, sur le trottoir, il dormait… tu te souviens cette fois… ? Le petit ou la petite dans ses bras… et les gens qui passaient… ça allait et ça venait là aussi… oui… Mais là c’était plus lui, c’était elle… elle, la petite Mona… Sans toit ni loi, j’imagine… Au 1985… Ni moi… ! Et le trottoir, au pied de l’immeuble… et la façade… c’était la pierre de 2001… cette pierre noire… le parallélépipède rectangle noir, lisse… éblouissant de tout l’épaisseur de l’espace… cette dalle vide dressée sous le soleil… et qui le mange… surgie de nulle part, la porte de l’odyssée… et qui affole les singes… Et les signes… ? Elle, et l’enfant… et cette robe peut-être bleue… un drap de mer, à deux pas… ils dormaient là… sur le trou dans le bitume… que personne ne voyait… que tout le monde piétinait… mais dort-on vraiment, sur cette nuit de marbre… ce vide, qui les enveloppe et les emporte encore… l’été s’achève… Alors tu te souviens, maintenant… ? tu les vois… tourner comme la galaxie sous la force insoupçonnée du trou noir… ? Et nous avec… Et ce trou, c’est aussi une peau… ? Yes… la peau de La Malinche… ! Tu débloques… ! Parfois, on se croise en peu de temps plusieurs fois… et dieu sait que la vie est courte… lui était là, elle sera là-bas… et là-bas aussi… et ici… Ici aussi… avec un écriteau de fortune… Et nous c’est un gobelet, une casquette, ou ce qu’il en reste… mains tendues, mains jointes, tête baissée… en jeunes paumés, en mère migrante, en petit vieux… hommes fatigués… Dorothea Lange, Guillaume Lavit d’Hautefort… Le Signe du lion… debout, assis… et couchés, on était couchés cet été… mais où qu’on se croise, c’est toujours en même temps… toujours le même temps… avec cette même chose qui se glisse sous la peau… D’ailleurs, le mot "muscle", ça vient du latin mus qui signifie "souris"… ? Et ben c’est ça… une espèce de bête qui se remet à frétiller… une armée de bestioles qui gigotent, là… sous ta peau… Et qu’on trouve dans les trous… ? Tu y es…

… et un livre à la main, cet été… les pieds nus mais un livre entre les mains… sur un banc dans un grand parc, enfin à l’abri… non loin du monument Louis Braille… à mille lieues du tunnel, sous nos pieds… de la nuit, du trafic… où ça va… où ça vient…

texte n°  [46]

Vous ne connaissez pas C. ? vous voudriez pouvoir le saisir... clac, une photo de lui, un instantané... dans la boîte... que je fasse vite, que ça ne prenne pas trop de temps...essayons mais... dans son cas, c’est ...oui, je le connais depuis longtemps, depuis l’époque de la rue d’Alger...quand on voyait, de la rue, ses jambes à la fenêtre pendre dans le vide... il bouquinait là, assis sur l’appui de fenêtre et alors, s’il voyait un ami sur le trottoir, il lui envoyait tout ce qu’il avait sous la main, oeuf, cendrier, une demie ramette de feuilles une fois, n’importe quoi, et partait d’un grand rire...on en avait fait un jeu... la boulangère au rez-de-chaussée sortait et lui hurlait dessus...il avait une tête de Christ avec ses longs cheveux blonds... C’était un touche à tout... c’est facile quand on est jeune... Son appartement, la chapelle Sixtine... tous les murs et le plafond peint de ses mains...c’était magnifique... il utilisait un vidéoprojecteur... Il nous faisait participer parfois... il reproduisait les formes à peindre, au crayon à papier sur le mur et inscrivait l’initiale de la couleur comme dans les coloriages pour enfant...certains avaient deviné ce qui sommeillait en lui, je crois, mais on profitait du moment. Il disait mon plus grand rêve c’est de visiter le musée du Vatican couché dans un lit médicalisé pour contempler les plafonds... et puis ce rire sonore, ces yeux hallucinés quand il ouvrait la porte d’entrée pour nous accueillir... les filles tremblaient quand il saisissait leur main pour y lire l’avenir ... c’était un autre de ses dadas…On choisissait de ne voir que ça de lui...l’exotisme…Je dis on, oui... Vous trouvez que je me cache derrière ce on ?...à cet âge, on vit en groupe, on se contente de la surface...on veut pas s’emmerder... il le savait au fond... nous n’avions que notre âge en commun finalement... C’est pas parce que moi... enfin, ça ne veut rien dire... Il s’est planqué derrière sa jeunesse...ça le protégeait...une sorte de couverture…il devait deviner ce qui allait lui tomber dessus...ses lectures, on les a découvertes au moment de l’incendie quand on l’a aidé à récupérer ce qui pouvait l’être... avant ça, on évitait soigneusement de regarder sa bibliothèque... on ne s’autorisait pas...on se sentait pas à la hauteur...il nous accordait déjà beaucoup...ça devait le rendre triste d’ailleurs, cette réserve de notre part, je ne sais pas... Il aimait autant jouer au PMU en compulsant le Paris Turf pendant des heures qu’écouter de l’Opéra. Il adorait les pécheurs de perle de Bizet... ça résonnait dans toute la rue....L’air de Nadir, vous savez...Bref, il donnait le change...son regard sur nous quand il s’isolait dans un coin en fin de soirée disait autre chose...mais ce n’était pas du mépris, du tout...au contraire... il avait, je ne sais pas comment dire, intégré le monde entier... le monde entier était en lui... je ne sais pas si vous comprenez, je dis mal... il a déçu tout le monde à cesser d’être celui-là...comme si on se devait de rester le même, par politesse, par respect envers les autres, au nom de l’amitié, il faut rester cohérent... il a cessé d’être beau...est devenu massif puis vraiment énorme... les gens lui en voulaient de pas tenir le coup après l’incendie, que ça ait tout déclenché chez lui, les voies, les hallucinations... tout ce merdier dans sa tête....personne n’a voulu se coltiner ça... on se disait et s’il n’y avait pas eu ça... peut-être que… ça faisait parler… ça, oui…C’est facile à vingt ans de trouver les bizarreries séduisantes.... mais ensuite on vous demande de vous ressaisir, quoi...c’est allé très vite ensuite avec la perte de son job d’animateur...pourtant, les gamins l’adoraient, il leur dessinait des monstres sur les doigts... Et puis ensuite, la suite vous la connaissez.... Maintenant, il grave au couteau toutes les portes et les murs de la ville et y dessine des paysages... enseveli sous une couverture bleue...on voit à peine son visage ... il fait semblant de ne pas nous reconnaitre quand on le croise... je crois qu’il nous épargne cette gêne... Il continue à nous préserver de lui, on lui en est reconnaissant...Il a gardé cette élégance...

texte n°  [47]

Comme si vous ne saviez pas qu’elle est hors de portée..elle fait la manche à l’arrêt du tramway, à l’angle de Garibaldi et de la Canebière... vous ne pouvez pas ne pas connaître... c’est un lieu stratégique... il s’y passe toujours quelque chose... je l’appelle Sonia... vous, vous donnez à des associations un peu de vos revenus confortables de professeur retraité... elle est hors de portée... non, mais je ne vous accuse pas...je vous connais... à quelque chose près, nous fréquentons les mêmes endroits... on est tous dans les mêmes associations... .vous, vous ne vous éparpillez pas.... vous vous y retrouvez... vous vous y répandez... d’aussi loin que je vous connaisse, vous avez toujours été là.... dans les manifs pour réclamer des droits pour ces gens-là... elle, elle tend la main, elle fixe les chalands qui attendent le tramway de son regard à plat... vous l’avez vue à cet arrêt où il se passe toujours quelque chose de violent à l’angle de Garibaldi et de la Canebière... devant le supermarket... un ivrogne qui n’en peut plus... une femme insultée par un homme... cette fille que j’appelle Sonia, elle a, je ne sais pas, de douze à dix-neuf ans... elle se glisse à côté des gens et demande de l’argent... une fois, elle a dit très vite... un souffle : « un vieux m’a proposé des pièces pour m’embrasser » et « s’il revient, je lui plante un couteau »....plus vue...quand elle est réapparue, elle était pleine de bleus.. le visage marqué.. le short déchiré.... un vieux tee shirt sale... elle avait un faux air de Rimbaud revenant d’Abyssinie à Marseille pour faire soigner sa jambe gangrénée... ce jour-là, il a posé sa main sur la rampe du grand escalier de l’Hôtel-Dieu pour monter à la salle commune de l’hospice... ça n’aurait pas été un hôte décent pour l’hôtel Continental... pourtant, c’est toujours le même escalier dans le décor luxueux d’aujourd’hui... il va bien avec tout, cet escalier qui défie le temps.. avec les miséreux... avec les touristes blindés.

texte n°  [48]

Exact, des traces de son passage dans cet endroit on en connaît... connaître... connaître... c’est un bien grand mot mais je me rappelle... j’avais seize ans... lui dans les vingt... peut-être plus... il faisait plus... oui mais de ce fameux jour, celui où tout Paul ? Paul, on écoute Paul, s’il vous plait ! Merci, je voulais juste, c’est mon père... il me l’a raconté ce truc…il était sur place… au bar... il buvait un café...eux vivaient dans une ferme… un village, au-dessus de la ville...proche de la frontière. Et puis ce fameux soir, ils sont descendus...lui ne doutait de rien...surtout pas de ce qui devait arriver…il fumait beaucoup… mangeait peu...était bizarre depuis son retour.. .Bizarre ? mais encore Paul ? Sois plus explicite Et bien… et bien on aurait dit qu’il...comment... avait vu ce qu’on ne peut pas voir…ce qui n’existe pas ou juste dans son esprit… aussi, je dois dire qu’il ne se prenait pas pour de la merde… arrogant… persuadé de sortir de la cuisse de Jupiter disait mon père mais de son histoire à dormir debout il ne m’en a jamais causé... sauf le scandale en ville...ah, il a bossé en usine… se faisait régulièrement virer… négligé… longs tifs...barbu… fainéant…. Il croyait changer le monde en restant sur son cul et les mecs comme lui ne devraient plus ressortir… mon vieux ne pigeait pas pourquoi on l’avait libéré… ce qu’il disait, c’est que le mec il était pas net et Jacques partage cet avis... hein Jacques ?

Jacques, oui, Jacques, tu es d’accord ? lance Irène à Jacques qui remue sur sa chaise, ajuste une mèche rebelle, démarre, toussote, se racle la gorge, hésite avant de reprendre... et pour ma part j’estime qu’on ne saura jamais vraiment ce qu’il en est, ou qu’il est trop tôt… que de ces détails et même la fameuse séance du bar on s’en fout...la vérité est ailleurs… un incident de son enfance peut-être…sa scolarité tumultueuse...il n’aimait pas le sport... le dessin...le solfège mais d’affirmer qu’il fut à la naissance placé quand il n’existe aucun document à l’appui... non, à mon sens cet épisode est à mettre entre parenthèses... on parle de maltraitance… et même... toutes ces dérives... aussi fictif... réel... qu’il puisse être tant de contradictions dans un individu ne tiennent pas la route et si tout est vrai…ben... il est dingue…et tout ça pour un dingue... permettez-moi, Madame, d’être surpris…

Bien… bien... je m’aperçois que vous ne connaissez pas Kinovsky… vous croyez le connaître… en surface... et même en surface…. mais nous allons le dépiauter Kinovsky, le désosser, le désaper et ne pas nous contenter de ce qu’il nous a laissé… plonger en eaux profondes…rentrer dans l’ombre du personnage... dénicher la notice oubliée… le débusquer dans sa cuisine...sa chambre au domaine de Saint Calme… et Jacques, tu as parlé de son enfance… nous la passerons au crible… anecdotes...courrier… cahiers… résultats… vieux passeports, photos… celle de, pensez, trente ans après dans l’affaire d’Amalfi, au rôle du portrait tiré quand il était bouclé...et cet autre, retrouvé récemment sur lequel on le voit en compagnie de ses sœurs... sa posture…. de guingois… faussement nonchalante…. sa mère...celui qu’il pensait être son père… or il en parle de ce cliché... volume trois des Mémoires Involontaires, page 137 et suivantes... sinon de son enfance peu de traces ; plus tard il a fallu, avec l’accord des héritiers, décortiquer sa bibliothèque…. des livres annotés qu’il trainait depuis l’adolescence… feuilles volantes… tickets de concerts…un du Melkweg d’Amsterdam... certains confirment le récit toutefois, indispensable de trier ce qui vient directement de son vécu des simples acquisitions postérieures…. en outre le jardin a parlé…. vous saviez ? Non ! Donc vous ne savez pas ce qu’il a dit... là où il brûlait ses affaires...non, vous ne pouviez pas savoir alors écoutez, vous serez étonnés de découvrir les chemins qu’empruntent la vérité...certaines archives, accessibles depuis l’an dernier seulement oui, Laurent ? Madame, la semaine dernière, dans Controverses, j’ai lu un article relatif à ces archives... et je doute fort qu’il s’agisse de Kinovsky... ce que vous allez avancer ne colle absolument pas avec sa personnalité…. par exemple comment rendre compatible ce que dévoilent les documents... fabriqués de toutes pièces peut-être... avec l’épisode du train que tout le monde connaît ? Je ne crois pas qu’il soit possible de chevaucher deux mondes...l’extrême d’un bord l’empêche de chuter dans l’autre…. pour moi, il reste un mec ordinaire… sans dimension… sans envergure... sa musique… ses bouquins… que des auteurs connus... des prix d’un jour… biographies de stars… on se demande pourquoi… de même ce télescope qu’il n’a jamais monté… trop compliqué sans doute... bien sûr, je comprends, par certains aspects il fascine... ou plutôt soulève des interrogations…des doutes… des inquiétudes... le problème dans son histoire, c’est qu’il est seul à savoir ce qui s’est véritablement produit et encore... je ne suis pas certain qu’il l’aie vraiment su … du reste il en touche un mot et si ce qu’il a écrit est authentique... digne de foi... et c’est bien là le hic alors… alors… je comprends qu’il n’y ait rien compris, tout héros de papier qu’il soit... Certes Laurent, toutefois tu devrais te rappeler Docteur Jekyll... d’autre part les archives expertisées, Germain, Alex, Inès venez, venez, prenez place devant, ces papiers devraient vous intéresser….

texte n°  [49]


— Rodolphe Pingeon ! Tu te souviens ? Il occupait le bureau 113, celui où se trouve Nathalie maintenant…
— Non, j’vois pas…
— Mais si ! Il était rattaché au service du contentieux… Un type mal dans sa peau.
— Non, faux… Il occupait une fonction de conseil à la direction du marketing auprès de Florian… Ce faux-cul.
— Pas du tout, au départ, il a été engagé pour je ne sais quoi… Directement attaché à Mizard, le grand patron… On se croisait en réunion... Silencieux, il lui glissait des papiers ou quelques phrases silencieuses au creux de l’oreille. Une sorte d’éminence grise…
— Vous déconnez… On n’a jamais su ce qu’il faisait… Un poisson en eau profonde… Un type fonctionnant hors organigramme… Il arrivait le matin avec ses dossiers sous le bras pour repartir le soir sans avoir dégosiller un mot…
— Tu te souviens à la cafeteria ?... Il mangeait seul… Toujours tiré à quatre épingles… Tsss… Un balai dans le cul…
— Quel bordel cette boite ! Personne ne sait qui fait quoi… Aucune fiche de poste… des salaires à la foutraque… de la promotion à la tête du client… Et puis, on s’en fout. Tu sais ce qu’il est devenu ?
— Il a été viré.… Tout au moins, c’est ce que je croyais… C’était il y a onze mois après une année de placard et une dépression longue durée… pftt… disparu… A la fin il ressemblait à une ombre dans un costume trop grand… On le voyait errer sans fin dans les couloirs entre la machine à café et son bureau aveugle…
— J’en ai parlé au CHSCT… Quand j’ai évoqué son nom, ils ont plongé le nez dans leurs dossiers provoquant un malaise palpable dans la salle de réunion… J’ai fouillé dans les cahiers du personnel quand Nadine avait le dos tourné… Ben, c’est là que ça devient bizarre. Il fait toujours parti du personnel. Il touche sa paye, tous les mois, comme de juste… mis en disposition…
— Ça n’a pas de sens…
— Son nom sent le souffre… Il doit posséder des informations sensibles… Ou être soutenu par les syndicats de la maison…
— C’est lui qui a sauvé la boîte et les emplois au moment du rachat par les chinois. Il a été de toutes les négociations. Il plaisantait avec eux, jouait des parties de maj-hong après les soirées au restaurant. Il servait de nounou pour cadres ivres en manque de femmes, surexcités par les frasques de la capitale. Un génial VRP, vous pouvez me croire
— Ben, justement. Je l’ai croisé, hier… Au jardin des plantes… Il tournait autour du bassin aux carpes en se pendant vers la surface de l’eau tout en chuchotant « Gaspard, Gaspard… » Je pensais que c’était un zinzin. Il m’intriguait. Je l’ai reconnu à sa façon raide de marcher, une patte folle, des lunettes de soleil sur l’extrémité de son nez sur le point de tomber.
— Non ?... Tu lui as parlé ?
— Il bégayait en se ratatinant d’entre les dents : « Gaspard !!? Ben, c’est mon poisson rouge. Il ne supportait plus la solitude de son bocal. Je viens ici tous les jours voir si il ne lui manque rien. »

texte n°  [50]

Silence. Vous faites silence, mais je sais, je vous entend, vous voulez savoir. Savoir quoi au juste ?...

Je vous comprend, moi aussi j’aimerais savoir, j’aimerais comprendre...
En quelque sorte, je sais, mais il me faut faire un effort considérable pour vous dire, pour faire remonter les souvenirs à l’endroit où rien ne subsiste que l’émotion, la sensation, l ’hypothèse, le doute...

Souvenez-vous, pourtant, ce jour-là, précisément... Mais nous n’y prêtâmes vous et moi que si peu d’attention... Il faut dire aussi que l’anecdote ne valait vraiment pas que l’on y accordât le moindre intérêt... Cependant il me semble que je ressens à nouveau cette émotion qui nous traversa l’échine lorsque nous le vîmes...

Nous faisions nos courses ce matin-là dans cette charmante épicerie de quartier tenue par Hassan et son cousin Philippe. Philippe est en fait son deuxième prénom ; on n’a jamais su pourquoi, même dans sa famille, Mourad a toujours été appelé Philippe, de même que Jean-Pierre n’a jamais pu s’entendre nommé autrement que par Hassan, le prénom auquel son père tenait le plus... Il y avait peu de monde dans la boutique, les fruits que Philippe disposait à l’étalage exhalaient leurs doux parfums sucrés. Une petite dame qui semblait très âgée et chargée de paquets tentait vainement d’attraper un flacon ?, une boîte ?, une conserve ? J’eus à peine le temps de faire un pas dans sa direction qu’un long bras secourable vint agripper l’objet convoité en haut du rayon. Bien sûr, il ne s’agissait pas que d’un bras, je vous entend déjà persifler, je ne suis pas en train de vous raconter une histoire d’épouvante... L’homme au bout de ce bras déposa l’objet délicatement, sans un mot, dans le cabas rafistolé de la dame, comme s’il s’était agit d’un trésor... mais oui, rappelez-vous, nous avions remarqué sa taille haute, ses longs doigts fins, sa marche légère et cette élégance qui semblait si naturelle. Étrange personnage vêtu de lin, comme en été, inconnu dans le quartier. Était-il même client d’un jour dans cette boutique ? Hassan que j’interrogeai le lendemain ne se souvenait même pas de l’avoir vu franchir le seuil de sa porte.

Depuis ce jour nous l’avons croisé à plusieurs reprises et aussitôt perdu de vue, perdu de mémoire chaque fois que nous tentions d’en apprendre davantage sur lui.

Il s’appelle Pascal ou Alain ? Il est étrange que ça ne vous dise rien !... Il a toujours été d’une taille supérieure à la moyenne , un vrai casse-tête, dit-on, pour les parents, une source de complexes pour l’enfant et plus encore pour l’adolescent, mais pas pour lui. Ce qui le rendait intouchable, presque invulnérable, n’était pas tant son physique impressionnant et filiforme qui le distinguait au premier coup d’œil des autres élèves, que le calme et la bonté qui émanait de toute sa personne. La commissure de ses lèvres si bien dessinées soulignait finement des yeux en amande au travers desquels, personne, ni ses maîtres, ni ses parents et moins encore les camarades de classe ne pouvaient déceler la moindre animosité, le moindre jugement. Vous pensez sans doute qu’il souriait en permanence, comme un benêt à peine dégrossi de sa cambrousse, ou comme un de ces gars qu’on appelait « l’aristo’ » et qui narguait les autres d’un ricanement dédaigneux … Il n’en est rien.

Un jour, il prit la défense d’un camarade de classe qui était constamment harcelé et moqué. Depuis la rentrée scolaire il observait de loin le manège incessant des méchancetés qui vrombissait à chaque récréation autour de cet être chétif. « Ça ne peut plus continuer comme ça, lui dit-il, défend-toi ! Si tu ne peux ou ne veux pas leur répondre, tu dois leur échapper. Cours, cours plus vite qu’eux, cours le plus vite que tu peux... Je vais t’apprendre, suis-moi »

De ce jour on pouvait observer dans la cour le grand et le petit s’entraîner à courir aussi rapidement qu’ils le purent, sous le regard amusé et vigilant de l’instituteur. Ils prenaient les colonnes du préau comme adversaire à esquiver très vite, une fois à gauche, une fois à droite en un clin d’œil. Ils étaient devenus inséparables, mais uniquement dans la cour, jusqu’à ce que le protégé sut se débrouiller seul (il commençait même à gagner des points en sport), jusqu’au jour où, sans prévenir, le grand disparut. On n’a jamais su ce qu’il était devenu. Ses parents avaient-ils déménagé ? ...

J’ai rencontré beaucoup plus tard cet enfant devenu père de famille et chef d’une entreprise en pleine essor ; il avait tenté plusieurs fois de retrouver son protecteur d’enfance, y compris avec l’aide d’Internet, mais le personnage semblait s’être dissipé comme un nuage sans laisser la moindre trace, n’était l’immense gratitude qu’il lui vouait tant d’années après.

S’appelait-il Alain ou Laurent ? Olivier ! — Non. Cherchons, cherchez, vous ne dites rien... la mémoire est comme une immense valise aux multiples tiroirs ; faut-il les ouvrir tous pour y trouver ce qu’on cherche ?

Ça y est, j’y suis ! Mais, oui, bien sûr, vous ne pouvez pas ne pas vous souvenir de ce jour de juin 2005. Le nouvel aéroport de Madrid, où tout paraît se dissoudre dans cette magnifique architecture, les choses et les êtres. Ce que nous croisâmes ce matin-là ce n’était pas lui, mais son parfum, cette impression impalpable et si sûre. Nous nous sommes retournés d’un bond, comme si tout à coup nous étions projetés trente années en arrière. C’était lui, c’était bien lui, sa longue silhouette de dos, sa démarche souple, comme s’il se laissait porter par un tapis volant. Il fut aussitôt englouti par la foule. Le suivre nous fut impossible. Faire demi-tour avec ce chariot chargé de nos bagages ? Hurler son prénom dans cette agitation sonore ? Et quel prénom ? Laurent ? Gérard ? Pascal ? Alain ? Olivier ? … Étiez-vous avec moi ce jour-là ?

Perdu de vue, une fois de plus ? Pas sûr...

Il tenait un papier froissé dans le creux de sa main, un été, dans le compartiment d’un métro avant l’heure de pointe. Assis devant lui, les coudes sur les genoux, un homme tout gris avec un attache-case d’un autre temps semblait l’observer, le détailler des pieds à la tête, comme s’il avait devant lui une apparition, puis il resta le regard figé sur les pieds nus sanglés dans de fines sandales de cuir de notre homme... Comment s’appelait-il déjà ?... Ces longs orteils, en effet, n’étaient pas sans rappeler la finesse des personnages longilignes peints par Le Gréco – Madrid – Le Prado - Nous étions restés immobiles, stupéfaits, collés au sol, comme papillons sur un mur, les larmes au bord des yeux – Étiez-vous avec moi ce jour-là ? - Bien sûr ces immenses toiles auraient mérité un environnement à leur mesure : il leur manquait l’espace, la spiritualité d’un lieu pour lequel elles avaient été conçues. Cependant les illustres personnages semblaient respirer, ils étaient libres, évanescents, intemporels, tout comme cet étrange individu qui nous occupe aujourd’hui, qui nous obsède et dont je ne retrouve toujours pas le nom...

A l’arrêt suivant, un flot compact de sorties de bureaux s’engouffra dans la rame et notre homme disparut.

Vous souvenez-vous de cet incident dans les couloirs du métro ?... Était-ce le même jour ? - Je n’ai décidément pas la notion du temps, l’avez-vous ? - Pas de panique, il ne s’agissait pas d’un attentat... C’était au crépuscule d’un jour d’hiver, au bas d’un très long escalier de ciment, dans la cohue, à cette heure où chacun se hâte de rejoindre le foyer familial et ceux qui n’en ont pas se précipitent pour emmagasiner un peu de chaleur avant d’être jetés par les agents dans la nuit glaciale étoilée... Du haut de ce grouillement furieux tout à coup un corps s’était écroulé et avait roulé jusqu’en bas, sans retenue, éparpillant toute sorte d’objets divers, hétéroclites, bousculant d’autres corps pressés qui se relevaient fâchés, râlant. Je nomme « corps » ce qui ressemblait plutôt à un lourd ballot de chiffons ficelés, tant il était difficile de distinguer tête, bras ou jambes maintenant immobiles dans l’indifférence générale ; c’est à peine si l’on n’écartait pas du pied cet encombrant immondice pour rejoindre au plus vite le prochain wagon, qui, à coup sûr n’attendrait pas !...

Rappelez-vous. Un homme s’était approché et doucement s’était penché pour secourir cette femme, il s’agissait bien d’une femme, âgée ou « sans âge », comme on dit – un filet de sang lui barrait le visage qui a du être si beau – il lui parla lentement – elle bougeait à peine et remarqua le sourire apaisant de cet homme – était-ce un rêve ? - Dans sa chute elle avait abandonné ses deux sacs de voyage en tissé de plastique multicolore, toute sa vie – il la rassura, lui releva la tête qu’il posa sur son genou – elle eu du mal à esquisser un sourire – il regarda autour de lui toutes ces silhouettes filantes, indifférentes – Qui pourrait prendre son téléphone portable ? Il n’en possédait pas. Quelqu’un pour chercher du secours ? - Il approcha son oreille du visage qui semblait vouloir lui parler – elle le regarda et, dans un ultime effort, elle lui prit la main et y déposa un papier plié serré sur lequel elle referma les longs doigts fins de cet homme au sourire d’ange. Puis elle laissa ses paupières se refermer sur les secrets de sa vie et partit dans un souffle.

Il resta là un long moment, comme hébété. Les secours arrivèrent. Il disparut.

Cet homme, c’était lui, bien sûr, grand, souriant, élégant comme un prince, irréel, improbable... Un détail n’a pas pu vous échapper, qui le distinguait des autres badauds : il était nu-pieds dans de fines sandales de cuir fauve, il était vêtu de lin, comme en plein été...

texte n°  [51]

Ah, vous aussi vous connaissez La Saucisse... l’connaître, c’est un bien grand mot, depuis pas loin de trente ans qu’il descend et remonte chaque jour le chemin qui descend aux prés d’la rivière, j’ai à peine entendu le son d’sa voix... juste un bonjour de temps à autre et puis ses cris qui m’ont alerté le jour où il a été coursé par la vache grise... c’est moi qui l’ai trouvé mort dans l’fossé dans l’virage y’a trois jours en emmenant les vaches dans l’pré du bas... moi, je l’ai connu à la Communale, on l’app’lait pas encore La Saucisse... j’sais pas comment ça lui est v’nu "La Saucisse", il était pourtant pas grand... son nom, c’était Henri Descours et d’ailleurs c’est aux Cours qu’il habitait avec sa mère qu’était veuve de guerre... on savait pas d’où ils venaient mais ils s’étaient retrouvés là tous les deux, seuls pour ainsi dire... son instituteur qu’était aussi le directeur d’l’école disait qu’il avait des capacités  ; il l’a poussé jusqu’au certificat d’études... les études il est allé les continuer dans une grande ville, laquelle ? j’en sais rien... à une époque j’ai entendu dire qu’il était dev’nu avocat... à c’t’époque-là on l’a plus revu ni aux Cours ni dans la région... il est réapparu quand sa mère est morte... on l’a retrouvée pendue dans la remise... c’est là que tout a commencé... commencé, c’est une façon de parler, ça a plutôt été le début de la fin... il est rev’nu pour l’enterrement... il s’est tenu seul sans une larme au bord de la tombe fraîchement recouverte de la lourde terre du cimetière... il est rentré à la maison des Cours et y a mis le feu dans l’soir tombant... on l’a retrouvé hagard dans Chez l’Écuyer... depuis on ne l’a plus entendu prononcer le moindre mot si ce n’est pour acheter son paquet de gris chez la Stefka et parfois y commander une chopine de rouge... le pauv’vieux, on le verra plus su’l’chemin, la clope au bec et la chopine dans la poche... il est parti avec ses secrets...

texte n°  [52]

non, non… attendez !… on voit bien que vous ne connaissez pas Hortense… je devrais plutôt parler au passé… mais si, vous la connaissiez… remontez quelques années en arrière… j’aimais ses grands yeux bleus pétris d’une gentillesse communicative… ah bon ? vous ne l’a visualisez pas ?… un visage lisse et lumineux d’adolescente attardée… ça ne vous dit toujours rien ?… ben voyons !… faites un effort… je la revois comme si c’était hier avec ses volumineux cheveux aux éclats roux sauvagement maitrisés en une tresse qui courait délicatement le long de sa colonne vertébrale… la mémoire ne vous revient toujours pas ? comme c’est dommage !… le matin, lorsque le soleil pointait à peine à l’horizon, juste au moment où la nature retient son souffle, elle avait l’habitude de tremper sa brioche toute chaude dans un café noir non sucré, et les yeux dans le vide, elle oubliait le temps, puis repêchait d’un geste las les morceaux de brioche qui avaient triplés de volume et encombraient tout l’espace de sa tasse.… je pense que vous ne faites aucun effort… tout le monde au village connaît le rituel des débuts de matinée d’Hortense… devrais-je encore vous en parler ?… il y avait aussi ses incroyables fous rires qu’elle ne partageait avec personne, et tous s’interrogeaient, mais elle seule gardait jalousement le secret de ces tempêtes sonores qui déclenchaient malgré tout un rire communicatif venu de nulle part qui allait se perdre au milieu des champs de luzerne… même le son de sa voix ne vous rappelle rien ? je crains de ne rien pouvoir pour vous alors… Comment avez-vous pu oublier le passage d’Hortense dans notre village ? c’est vrai, elle n’est restée qu’un été… mais tout de même… je me souviens que le village vivait au rythme de ses apparitions au marché notamment… un panier en osier sur le bras, elle virevoltait d’étalage en étalage… avec élégance et légèreté… le chagrin ne semblait pas l’avoir touchée… en apparence c’est certain, mais au plus profond d’elle-même, il avait pris une place particulière… il me semble qu’elle était une écorchée vive comme on dit… si son souvenir s’est estompé au point de se perdre dans les étangs de la région, essayez de vous rappeler le vide qu’elle nous a laissé lorsque le village s’est aperçu que les volets de la ferme des bleuets ne s’ouvriraient plus pendant de longues années… stupeur !… la mémoire vous revient ? enfin ! pourquoi pleurez-vous ?… maintenant…

texte n°  [53]

L’autre là... me souviens même plus comment il s’appelle. Tu sais bien, le blond qui avait toujours une casquette, visière dans la nuque, on se moquait, on disait ’c’est pour faire jeune’, mais ça faisait pas jeune... Comment tu dis ? Paul ? C’était pas Pierre, plutôt... bref, toujours est-il que l’autre jour, je l’ai croisé . Tout vieux, tout moche... toujours la casquette visière en arrière, mais ça fait plus jeune du tout. Il m’a reconnu, tu le crois ça ? Reconnu, là, comme ça, m’a raconté des souvenirs communs, enfin, c’est ce qu’il ma dit. J’avais presque tout oublié de tout ça, mais lui savait bien comment je m’appelle, il ne s’est pas trompé là dessus, et l’école où on est allés tous les deux et les filles plus tard. Il m’a parlé de Simone, de Marie Christine, des autres... Quoi, tu ne te souviens pas de Marie Christine ? Mais si, la brune, enfin non, pas brune. Elle était auburn, une couleur incroyable et une tignasse de tigresse. Elle cachait ses cheveux sous son manteau et quand on passait, paf, d’un seul coup, elle sortait tout, un flot roux qui se répandait sur ses épaules. Et lui là, il se souvenait de ça. Moi aussi d’ailleurs ; ça ne s’oublie pas ce genre de truc. Mais c’est à peu près tout. Après ça, il m’a raconté des soirées où je n’avais jamais été, des vacances où je n’étais pas, mais aussi des profs dont je me souvenais, la prof d’anglais avec sa jupe trop courte qui s’asseyait sur le bureau, on voyait les jarretelles. Il est plus blond, non, sans doute chauve sous la casquette. Quoi, c’est pas le même Paul ? Ou Pierre ? Tu crois ? Pourtant, j’étais sûr. Et puis, on a tellement de souvenirs en commun....

texte n°  [54]

Charly ! mais si, Charly … le grand bossu, tout maigre avec ses larges mains, fortes … toujours à sortir d’un recoin… toujours là où on ne l’attendait pas… mais si, son long visage, lourd de sa lèvre inférieure pendante qu’on avait l’impression que c’est à cause d’elle qu’il avait la tête penchée en avant et son menton posé sur sa poitrine… personne pour lui parler aimablement, je veux dire normalement… mais enfin, Charly … sa carriole pour les vélos qu’il tirait pour sortir les poubelles, et son tablier bleu qui touchait presque le sol...il nous faisait un peu peur mais nous le savions gentil… le jour de la fête il avait son costume du dimanche… celui qu’il mettait pour aller dans sa famille, sans doute, l’été, quand c’était fermé… tu te rappelles pas comme il postillonnait quand il racontait ses histoires ?...il aimait bien Maman parce qu’elle l’écoutait… enfin, un moment… Ah mais à la fin !! c’est lui qui allait chercher les boites à beurre dans l’escalier de la cave… et l’hiver son écharpe de grosse laine, de grosse maille, que ça faisait comme un grillage qui devait pas trop lui tenir chaud… il devait être comme en pension lui aussi, là… pour lui c’était sans doute un refuge, il aurait fait quoi ailleurs ?… il se disputait souvent avec l’autre, une sorte de bonne à tout faire dont je ne me souviens plus du nom… lui, il avait des taches bien définies, celles des larbins, des va-chercher… des fois, plus courbé encore, je le voyais pleurer en sortant de la cuisine après qu’il se soit fait engueuler par la directrice… je l’aimais bien… mais c’est dingue que tu ne t’en souviennes plus… il était bien là l’année où t’es arrivé ?… Ah ? Peut-être… pourtant...

texte n°  [55]

Oh ! Vous ne connaissez pas Zania ? Vous l’avez sans doute vu danser à la fête du solstice ; souvenez-vous, cette femme sans aucune retenue, au corps délié qui s’élançait dans tous les sens, on eût dit une Africaine en transe… pourtant aucune origine de ce côté-là, à ce que j’en sais. Je ne crois pas qu’elle aimerait cette idée-là, qu’on lui prête des ancêtres sur le continent noir malgré toute l’ouverture dont elle se targue…oui, c’est elle qu’on a vu offrir toutes les pièces libres de sa maison après l’appel des associations de solidarité pour loger les réfugiés... Remarquez, dans un château, il y a de la place, elle peut bien faire un petit geste… Ah ! Vous ne saviez pas ? Ne vous inquiétez pas, elle cache ses bonnes actions, elle ne s’en sent que meilleure… elle aime particulièrement quand quelqu’un est surpris par ce qu’elle appelle « ses dons désintéressés », alors on dirait qu’elle jouit… oui… pas moins… son air… il faut le voir… on ne peut pas lui en vouloir… quoi ? Oui, c’est la même ! Vous voyez que vous la connaissez ! Si, c’est bien elle qui regarde en continue le foot… oui, elle s’est abonnée à la chaîne qatarienne pour ne manquer aucun match… oui, c’est drôle je vous le concède mais le pizzaïolo est bien content : ce qu’elle achète comme pizzas, c’est à ne pas y croire… oui, on l’aurait plus imaginée au champagne-petits-fours, chacun a ses faiblesses n’est-ce-pas… d’autant avec ce qu’elle nous assomme comme classiques qu’elle récite par cœur ; vous aimez le silence ? Fuyez Zania, elle ignore même jusqu’à son nom ! Un vol-au-vent, cette Zania, on ne sait jamais où la trouver ; quand vous aller quelque part en espérant glaner un bout d’histoire, elle n’y est déjà plus ! Déjà repartie ailleurs ! Et tout ça sans bouger ! Un ectoplasme !

texte n°  [56]

Ah ! Vous ne connaissiez pas le vieux Gustave ? J’en reviens pas, j’ai même du mal à vous croire... Gustave Sauvaget, ça vous dit rien ?... Tout l’ village le connaissait, pourtant... Pas qu’on l’voyait souvent, surtout les dernières années... il a toujours été solitaire, Sauvaget... portait bien son nom !... Ceux qui l’ont connu gamin, ils disent qu’il était comme ça, déjà... Faut dire, aussi... l’aut’ jour, à son enterrement... ils racontaient comment ils lui jetaient des cailloux, à la sortie de l’école... qu’ils le tapaient un peu, pour rigoler... qu’ils essayaient de l’redresser... rapport à sa bosse... Non, si on y pense, il a pas dû rigoler tous les jours, le Gustave... Il était pas méchant... pas très causant... À côté de ça, c’était un bosseur... un bosseur, ah ah ! pas fait exprès, mais elle est bonne !... Aux champs, il avait pas son pareil... bosse ou pas... la fourche, il savait la manier... il travaillait chez moi, des fois... pas exigent, pour la paye... et jamais pressé de partir... jusqu’à des neuf heures... remarquez... personne l’attendait, le soir... à part sa mère... oui, ils habitaient ensemble... il est jamais parti d’la maison... une masure, à la Forge-Haute... oui, c’est bizarre... enfin, ça s’fait, par chez nous... Quand elle est morte, y devait avoir dans les... j’dirais soixante...Ma femme, elle en démord pas qu’il était puceau... y a pas de mal à en parler, maintenant qu’il est plus là... j’en mettrais pas ma main au feu...... il courait après une drôlesse, tout un temps... il lui offrait des fleurs, des champignons qu’il ramassait pour elle... on dit qu’elle le faisait tourner en bourrique, et pour des prunes... mais va savoir... c’était quand même un homme, le bossu... y devait bien avoir des besoins... Tiens, pendant qu’on y est... vous savez pas la meilleure ?... on a retrouvé chez lui, dans l’ bazar de sa chambre — avec des vieux clapiers, des cartons, des piles de bois — pas un lit, mais deux... deux p’tits lits d’une place... et l’infirmière, elle a dit... vu qu’ maintenant qu’il est mort... comme elle dit, elle peut l’dire... que l’deuxième lit, tout propre, tout joli au milieu de cette crasse, il était pour la femme qu’il attendait... qui viendrait un jour, qu’il lui avait dit... Sacré Gustave !... on n’en fera pas deux, des comme ça...

texte n°  [57]

Ah, vous ne l’aviez jamais remarqué ? Il arrive chaque samedi vers 13h30 sur la place … le dos courbé … tu vois, ces vieux qui sortent faire leurs courses au petit supermarché de quartier … toujours habillés un peu pareil … chaussons gris, collant ou pantalon usé … une blouse ou un pull trop grand … bon, l’image se précise j’ai l’impression … on avait l’habitude de cette régularité, on l’attendait presque ... parce qu’on était comme au théâtre avec lui … on était là, à la terrasse de La Flèche au soleil en train de boire un café, parlant de tout et n’importe quoi … on s’ennuyait un peu des fois, c’est vrai .. on avait pas toujours des trucs à raconter … je me rends compte qu’il est parfois difficile, comme ça, à la terrasse d’un café, au soleil … on a un peu chaud … y a du bruit, plein de gens autours … ça grouille ici, non ? … et bien ce à quoi je fais allusion c’est à cette ambiance où nos pensées sont endormies … on a l’esprit qui divague … mais on est ensemble … à aucun moment on est déconnecté … alors ça rebondit … faudrait être seul pour que s’amorce ce monologue dont tu m’a parlé par exemple hier … mais si, tu sais quand tu m’as lu ce texte de cet auteur que je connaissais pas … ça y est ça te reviens ? … voilà, et bien nos conversations mêlées au brouhaha de la place, nos yeux dans nos yeux … par ce que c’est un véritable effort de parler à ses voisins de table quand on est au milieu du monde … alors que nos regard s’accrochent ici ou là … par un mot, un visage, une expression qui créent des histoires ….on s’efforce de se regarder, comme tu t’efforces de m’écouter à cet instant-même … tu es déjà en train d’imaginer quelque chose, non ? … on reviens à notre personnage, tu veux bien ? … on est assis depuis bientôt une heure, à discuter, siroter des cafés, on a un peu chaud parce qu’à cette saison, le soleil est féroce à cet endroit de la place, on se dit qu’on va bientôt rentrer … nos voisines et voisins de tables pensent pareil … on se déplie … on décroise les jambes … on a parfois l’impression que le corps se confond avec la chaise sur laquelle on est assis ... légère torsion du dos pour attraper un objet au fond de son sac … on a juste le temps de se redresser … il est là … au milieu de la place … le dos courbé sous le poids des cagettes abandonnées par les maraîchers … pris dans nos conversations, on ne l’a pas vu amasser, faire des tas, empiler … une montagne de petits bois clairs … voilà qu’ il avance lentement vers nous … pas lents et précis … ne rien faire tomber … l’homme-sculpture. Si tu passes pas là, arrête-toi un instant, observe-le bien … on dirait qu’il danse.

texte n°  [58]

Ah ! on voit bien que vous ne la connaissez pas ! Si élégante… si charmante… si aimable… quand j’entends ça ! parce que faut vous entendre…tout de même…on n’a pas idée… vous vous entourloupez tous tant que vous êtes de beaux sentiments bien gentils… tenez, dernièrement, à la mort de Georges… pauvre femme…quel malheur… ah mais quand j’entends ça…c’est bien simple…ça me retourne le sang… comme si fallait la pleurer ! on voit bien que vous ne la connaissez pas… Vous croyez que j’y vois plus très bien et que j’ suis sourde comme un pot… ben là aussi… faut pas se fier aux apparences… tout ce cirque… ça ne m’empêchera pas d’avoir un avis bien à moi sur ce qui me tient lieu de fille… bien à moi oui… geignarde comme pas deux… sa petite maison si coquette… la vallée des lamentations…un taudis à pleurnicheries… ah mais c’est sûr… quand les belles gens de la ville déboulent rue Nationale pour visiter les vieux parents vissés dans leurs vieux murs…alors là…déballage d’hypocrisie sociale : beau maintien, voix charmante, vieillesse en goguette…air contrit tout de même parce que bon, quand même, le deuil ça rend digne…Tu parles… les récriminations contre le cher défunt, elles les gardait pour sa chère vieille mère sourde et muette… meuble parmi les meubles… déversoir à plaintes… confessionnal à jérémiades… sauf que la vieille mère, murée dans sa forteresse de silence… elle en a ras le fichu…aphasie…tu parles… stratégie de repli, oui… ce faisant j’observe…j’enregistre…sans doute pour ça qu’elle se confie si facilement… mais là j’explose… surtout quand j’vous entends tous plus embobinés les uns que les autres… alors là oui j’explose… petits plats dans les grands…le service du mariage… pauvre femme tu parles ! pauv’Georges oui, un bon à rien qu’elle disait… pas assez bien pour elle…la vérité c’est que le pauv’Georges, sa stratégie de repli, c’est dans la tombe qu’il l’a trouvée… incapable qu’elle est de vivre seule… quand je la vois, tous les midis, après les informations, plantée devant son feuilleton, devant sa vie par procuration… incapable de vivre sa vie…vie d’emprunt… personnage… voilà ce que j’ai engendré !

 

les auteurs

[1Josephine Lanesem*

[2Danièle Godard-Livet*

[3François Renaud*

[4Anouk Sullivan

[5Claudine Dozoul*

[6Dominique Hasselmann*

[7Françoise Durif

[8Marion Lafage

[9Quyên Lavan*

[10Brigitte Célérier*

[11Ista Pouss*

[12Lan Lan Huê*

[13Cécile Camatte

[14Jérémie Elyerm

[15Isabelle Jaunet-Perrotte

[16Philippe Castelneau*

[17Benjamin Revol*

[18Milène T.

[19Nicolas Bleusher

[20Jean-Marie Fleurot

[21Françoise Gérard*

[22Jacques de Turenne

[23Géraldine B.

[24Véronique Séléné

[25Rose-Marie Mattiani

[26Felismina

[27Jérôme*

[28Catherine Lesaffre

[29Vanessa Morisset

[30Gracia Bejjani*

[31Marie Moscardini*

[32Anne Klippstiehl

[33Anh Mat*

[34Aurélien M. 

[35Emmanuelle Cordoliani

[36Phlippe Liotard*

[37Piero Cohen-Hadria*

[38Plume Nacrée*

[39ana nb*

[40Philippe Sahuc Saüc*

[41Marlen Sauvage*

[42Jacques de Turenne (2)

[43Marie-Christine Grimard*

[44Didier Austry

[45Will

[46Émilie B.

[47Marie Barthélémy

[48Laurent Schaffter

[49François Duport

[50Alex Fern

[51Marie-Noëlle Bertrand*

[52Dominique Paillard

[53Brigitte F

[54Philippe Girault-Daussan

[55Nicole Begzadian

[56Nathalie Fragné

[57MagEsc.

[58Émilie Marot


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1ère mise en ligne et dernière modification le 30 juillet 2017
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