personnages #11 | Ah vous ne connaissez pas Bréhier ?

avec Nathalie Sarraute, dispositif à 3 pour attraper son personnage en relief


 

le personnage par ce qu’on en dit : le Bréhier de Nathalie Sarraute


Vous n’auriez pas manqué de vous en apercevoir vous-même si vous aviez rencontré Bréhier, si vous l’aviez connu comme nous... C’est là un manque que nous allons très vite combler... Vous allez voir tout de suite... on a l’œil vif ici... Venez donc près de nous, un peu plus près, serrés les uns contre les autres, coude à coude... on est si bien... vous allez voir, vous serez étonné... Qui veut lui montrer ? Mais nous tous... nous trépignons, nous sommes impatients, très excités... moi... permettez... moi je peux vous raconter... Bon, vous, Jean-Pierre, vous c’est tout indiqué... Mais non... Enfin... c’est vrai... Je connais Bréhier depuis longtemps... Bien avant qu’il soit célèbre. Je dois dire qu’il m’a toujours frappé par son mauvais goût... une sorte de platitude d’esprit... Il s’excitait sur des ragots stupides, des mesquineries... Une vraie bonne femme... Il était capable... Jean, tu t’en souviens, quand on était bloqués par la tempête, dans ce refuge... Oui, à l’aiguille du Goûter !... Car il faisait de l’alpinisme... Oui, un moment... On avait fait des courses en montagne... de petites ascensions... il n’était pas très fort, pas bien courageux... et vaniteux, vantard en diable... Il a passé la nuit à parler, on ne pouvait pas l’arrêter... Ah si je m’en souviens... Ah quel supplice... Vous savez qu’il avait chez lui... Allons, venez, entrez... le palais est vide, le roi détrôné est en fuite... répandons-nous partout, fouillons... ouvrons les tiroirs, défaisons les lits, regardez ces albums, ces photographies, ces cartes postales... ah c’est du joli... voilà à quoi ils s’occupent, les grands de ce monde... il avait fait relier... mais oui, je vous le jure, regardez ces gros recueils... il collectionnait les comics, Pim Pam Poum... les Pieds Nickelés... il lit ça pendant des heures... Et sa discothèque... c’est à ne pas croire... Ecoutez... les plus mauvais chansonniers... le jazz le plus vulgaire...

Nathalie Sarraute, extrait de Les fruits d’or, 1963 –- à retrouver dans le dossier abonnés « fiches support ». N’hésitez pas à vous servir de ces fiches pour votre propre écriture ou avec votre propre public.

Donc bienvenue dans cette 4ème proposition, et bien sûr voir parallèlement la vidéo, ça se complète.

Ma démarche : on a commencé par des dispositifs neutres, les 11 personnages en 3 phrases. Puis continué par des dispositifs où le/la narrateur.e était impliqué.e dans le récit par le face à face. La 3ème proposition, avec la phrase continue prise à Mauvignier et Koltès, évacuait le narrateur, en confrontant le personnage avec un contexte, dans une situation bien précise d’intensité vers ou depuis laquelle pouvaient converger tous les temps récits.

Pour cette 4ème proposition, je souhaitais inaugurer une sorte de dispositif en triangle : le.la narrateur.e interpelle le lecteur, réel ou fictif (important – le lecteur est aussi par cela même personnage de l’histoire) à propos d’un.e personnage qui restera en dehors de la transaction, mais lui fournira son fond.

L’autre critère, de mon côté, et je l’évoque aussi dans la vidéo, c’est le statut même du texte d’atelier, et de mon rôle dans la construction de la proposition. Voire cette écriture comme médiation, médiation dynamique à vos propres recherches, à vos prises de risque, aux aventures qui pour vous se révéleront implacables. Donc travailler en amont de cette appropriation, travailler sur la mécanique de convocation, travailler à faire venir de la voix, de la matière, mais en interrogeant sans cesse le dispositif même. Prendre conscience des forces souterraines dans le surgissement d’écrire, les contraindre à se dévoiler le temps de cette écriture collective puisque ensuite, lorsque ce sera pour vous, il ne sera plus temps de rien penser.

C’est cette question d’un triangle narrateur - personnage - lecteur qui m’a fait ressortir le Pléiade de Nathalie Sarraute. Oh, il n’est jamais loin. Mais je ne l’avais jamais abordée sous cet angle. Sarraute ne fait pas du personnage un élément constituant de son écriture, et cela elle le théorise – voir cette conférence forme et contenu du roman dont j’ai enregistré un extrait hier soir, puisque 3 jours au moins que je tourne et retourne ces questions.

De Sarraute, m’intéressait aussi, voire avant tout, ce que j’évoque à la fin de la vidéo : la façon dont tout récit pour elle s’organise depuis des briques d’oralité, cheminement qu’elle ne cessera d’affiner et radicaliser jusqu’aux textes ultimes (voir dans les « fiches » les 2 autres extraits proposés), et que ces éléments de syntaxe, reliés par leurs ..., reconditionnent la langue en dehors de son schéma vertical, celui d’une vieille domination. Le personnage que nous allons construire, contrairement au travail de linéarité qui marquait la précédente proposition, se construira par une accumulation en nuage, strate sur strate, chacune convergeant et résonnant avec l’ensemble des autres sans se reformr en hiérarchie. On sculpte hors du diktat du linéaire.

Alors, en m’immergeant dans les textes, ce n’est pas Les fruits d’or que j’ai parcouru en premier. J’ai regardé Martereau, Tropismes, Planetarium, et puis Enfance, L’usage de la parole, Vous les entendez... Et c’est alors que le Pléiade s’est ouvert quasiment tout seul sur cette page avec soudain l’injonction depuis nom propre :

— Ah, on voit bien que vous ne connaissez pas Bréhier !

Alors j’ai compris que la grande Sarraute venait de nous faire un nouveau cadeau. Cette phrase-là, même à elle seule, même sans Pim Pam Poum et les PIeds Nickelés (aux plus jeunes d’entre vous ça ne dira rien !), suffirait à la consigne, puisqu’elle contient la totalité du dispositif.

Et donc attention, j’y insiste dans la vidéo : ne pas se laisser happer par le ôté cultureux, Bréhier a écrit un livre, précisément ces Fruits d’or dont parle tout le livre de Sarraute, mais qu’on ne verra ni lira jamais. Mais Bréhier ici nous vient avec ses prétentions à l’alpinisme, avec sa platitude d’esprit – bien plus près du Bergotte lors du dîner chez Mme Swann, empesé et embourgeoisé, que du Bergotte mourant (mais à cause des pommes de terre, vous vous souvenez) devant le petit pan de mur jaune dans cette page hallucinée de Proust (si hallucinée qu’il n se souvient plus avoir déjà rédigé une mort de Bergotte, un peu plus loin dans les brouillons de sa Recherche).

Contrairement à la proposition précédente, il ne s’agit donc pas de convoquer tout le possible et toutes les strates temporelles de la réalité pour approcher un personnage, mais bien de le composer, dans le filtre et l’énergie de l’adresse au lecteur, depuis les multiples sources qui sous-tendent n’importe quel personnage de littérature. Sauf que c’est l’exercice le plus funambule : faites ça à la légère, et tout s’effondre. Cherchez au coeur de l’os, dans la multiplicité des contradictions, à commencer par ce qu’elles fouaillent en vous-même, et le personnage tiendra – qu’il s’agisse de Bartleby ou de Charles Bovary.

Un résumé simple et clair ? En atelier d’écriture, je préfère toujours cette exploration mouvante et brouillardeuse, des échos, des possibles dérives. Défaire ce qu’on sait plutôt que de s’en appuyer. Néanmoins : on garde en gros l’incipit de Sarraute. L’adresse lecteur, le ne pas, et le nom du personnage. On s’accroche tout aussi solidement à son principe formel : les ... pour assembler les briques disjointes de langage, incluant éléments matériels (l’alpinisme, les platitudes, Pim Pam Poum, le jazz et Rimbaud...

Prenez donc au pied de la lettre ce beau et violent passage de Nathalie Sarraute :

Allons, venez, entrez... le palais set vide, le roi détrôné est en fuite... répandons-nous partout, fouillons... ouvrons les tiroirs, défaisons les lits, regardez ces albums, ces photographies, ces cartes postales... ah c’est du joli...

Entrez, entrez donc... Moi depuis 3 jours j suis subjugué : je rouvrais trop le deuxième volet de Nathalie Sarraute, elle qui commence à publier à près de 45 ans – ce qui se passe dans le livre virage, D’entre la vie et la mort, alors qu’elle a 67 ans, puis tous les 4 ans jusqu’à sa mort. J’avais trop laissé de côté, ces années, cette toute première maestria : l’écriture vise au livre, donc Les fruits d’or parleront d’un livre. Mais parleront d’un livre qu’on ne verra pas, qu’on ne lira pas, et que 14 incursions successives vont s’arracher, décortiquer, démultiplier.

Qu’écrire sur un livre qui n’existe pas devient le livre même.

À vous !

pour lire les textes c’est ici !

 

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1ère mise en ligne 30 juillet 2017 et dernière modification le 8 novembre 2019
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