du mouvant (d’une responsabilité neuve dans le numérique imprédictible)

intervention au colloque de Grenoble « enseigner la littérature avec le numérique »



 le programme du colloque enseigner la littérature avec le numérique ;

 c’est filmé, je mettrai lien quand ce sera mis en ligne ;

 merci Nathalie Brillant-Rannou.

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Et si c’était le premier paradoxe : que l’appropriation du numérique dans les usages ne nous contraignait pas à une migration de nos tâches d’enseignement et de création (on reviendra sur le lien) vers les technologies numériques, mais au contraire à ce que Char nomme « retour amont », une refondation des vocabulaires et grammaires élémentaires dans le plus simple geste de ce que littérature signifie ?

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Évidemment bien sûr le contre paradoxe : pour que ce retour amont soit possible, et qu’il interagisse avec le nouveau contexte numérique, c’est depuis la rupture numérique qu’on doit l’établir, et donc la scruter dans son mouvement, dans son imprédictibilité, dans les contradictions liées aux déterminations économiques, politiques, écologiques, marchandes qui la conditionnent, à rebours de ce qu’on y cherche nous d’un geste plus libre, au nom même de ce à quoi elles ouvrent.

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Qu’à agir et parler alors au sein d’une transition en cours, qui doit agir par résistance autant que par innovation, au prix du tâtonnement, la tâche peut paraître écrasante, voire confiner à la panique. Il y a trop. Chaque élément diffracte en plusieurs autres. On regarde devant et derrière à la fois, on a les mains prises par la manipulation même de nos machines imparfaites. Et pourtant, autre paradoxe dont on va emboîter la suite, c’est au numérique même que nous arracherons les nouveaux schémas de mécanique mentale qui nous sont nécessaires pour recomposer cette vue d’ensemble que, dans cette imprédictibilité même, il nous dénie.

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Ainsi, la très ancienne et fondatrice relation de la composition littéraire, et du statut même du récit, dans ce qu’on nomme les « arts de mémoire », la façon dont cette relation a interféré de façon constitutive dans le passage de la tradition orale à la tradition écrite, puis à la constitution de la bibliothèque, dans ses temporalités, ses spatialités, ses catalogues. Et la mise à disposition instantanée de l’information comme de la bibliothèque fait que notre mémoire à nous se transforme, comme notre mémoire des collections d’images s’est transformée, et remplace l’information ou le savoir par la mémoire du chemin et de la suite d’actions qui y mène. Comment saurions-nous aujourd’hui, à distance de quinze ou vingt ans, penser l’ampleur d’un phénomène bousculant une histoire de quarante siècles ?

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Dans la masse des contradictions qui lèvent du mouvant, la capacité de chacune à contenir toutes les autres. Mais la frustration où en permanence nous sommes de n’avoir plus à traiter devant nous qu’une minuscule parcelle dure et concrète, qui ne dit plus rien de la grande mutation générale. Est-ce que penser le numérique, dans sa bascule imprédictible, et ce à quoi il nous contraint dans le plus noble du quotidien, créer, transmettre, ne pourrait aussi être que collectif, comme le changement qu’il implique à toute question liée à l’école (en tant que ce collectif), à la création (en tant que production), l’hétérogénéité même que devient l’intime lorsqu’il intègre autant de composantes qui lui sont étrangères, et ne permettent pas l’écart par rapport à l’époque ?

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Ainsi, dans le basculement des arts de mémoire à une pensée algorithmique, ce qui s’en induit pour le plus quotidien (je ne révise pas avant mon cours une date de naissance, mais je remobilise par ce manque l’attention de ceux qui m’écoutent, multi-connectés dans le temps même du cours), et je considère de ma tâche (de transmission et pratique – non-dissociation qui doit être sans cesse reformulée, avec urgence et détermination, et on est loin encore d’y prétendre) de tenter des exercices d’écriture, donc de récit, basés sur ce non-appropriable de la mémoire comme contenu dont l’individu se fait dépositaire, les formes neuves de relation et d’énonciation que de tels exercices engendrent, mais pour cette tâche même le fait que nous allions en chercher les outils dans des singularités littéraires antérieures à la mutation numérique. Dans cet exemple précis, la relation mémoire-récit chez Borges était déjà honorée de façon centrale. Mais la relecture qu’on peut faire du Van Gogh, le suicidé de la société d’Antonin Artaud, avec ses quatre strates dictées sur quatre jours successifs, chacune – pour la raison physiologique qu’on sait – devant réemprunter à chaque fois la totalité de la route, non, nous n’avions pas eu à l’apprendre comme outil narratif susceptible de redonner à l’immédiat d’une phrase, quel que soit l’élève avec lequel en court-circuit on le travaille, cette relation fondatrice de la langue à ce qu’elle nomme, parce qu’elle saura nommer l’immédiat même.

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Et si cette même exploration nous conduit par exemple à examiner comment le repère référentiel d’une phrase peut changer à mesure de son énonciation, principe qui vaut pour la pensée dans un chemin algorithmique, comme pour la lecture même sur un support numérique aussi élémentaire qu’une page de navigateur, en quoi pour cette modélisation même nous aurons besoin d’éléments pris à la science contemporaine, en quoi nous irons chercher, chez Michaux ou chez Beckett (dans Mal vu mal dit une phrase peut commencer côté intérieur d’un mur et se terminer côté extérieur), des éléments qui font sens au présent même de ce que nous avons à transmettre, mais sont incompatibles avec les cloisonnements du littéraire et du scientifique, comme ils sont incompatibles avec l’inertie des corpus posés institutionnellement comme cœur de cette transmission. On est loin du numérique ? Mais c’est bien le paradoxe que je souhaitais mettre d’emblée en avant : que la résolution des nouvelles problématiques ouvertes, auxquels nous n’avons pas choix de nous soustraire, ne nous laisse pas d’autre choix – est-ce pour cela qu’on les nomme humanités numériques alors qu’à cela aussi on devrait tourner le dos pour une catégorie plus permanente, plus ancestrale dans son chemin quant à la raison, quant au sujet, quant à l’irrationnel même comme processus d’appropriation de l’inconnu – que de convoquer autrement l’héritage, que de positionner autrement ce que depuis bien trop récemment on a nommé culture, sciences ou techniques, et la littérature même engluée dans son hardware d’industrie culturelle.

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Paradoxe : il n’y a pas à se dispenser, comment le pourrait-on, d’une éducation, ce que cela suppose de savoir et de renversement critique du savoir, le vieux terme de liberté, aux usages et outils numériques, la violence que le plus simple de cet apprentissage du numérique constitue par rapport aux routines établies, souvent structurantes (dans l’université française, la formation aux « lettres » séparée de la formation aux « métiers du livre »), mais que la constitution même de cet apprentissage contraint à le regarder du plus loin, depuis les vocabulaires qui lui sont le plus éloignés, mais eux-mêmes alors remis en mouvement, ressaisis dans des paradoxes neufs, tout simplement parce que nous n’avions pas besoin de nous en saisir.

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Un seul exemple : le passage de l’écriture iconique à l’écriture syllabique. On est vers 1976, grande exposition à Paris, par Bottero, sur la naissance de l’écriture. Un crève-la-faim gribouilleur italien, qui gagne sa vie en envoyant des articles à la Republica, en fait un compte rendu sous l’approche suivante : en taillant de biais la pointe de leurs roseaux, les scribes mésopotamiens, vers – 1700, après 600 ans d’écriture iconique, augmentent leur vitesse de scription, trait triangle trait triangle, et cet accroissement de vitesse rend plus abstraite la représentation iconique, et en devenant autonome cette représentation abstraite se fait syllabique. Le gribouilleur s’appelle Italo Calvino, la problématique qu’il développe, concernant la vitesse et la technologie – la technologie sommaire d’un taillage en biseau de l’outil même utilisé dans cette inscription sur argile – n’appartenait pas à la problématique de Bottero.

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Diffraction dans cette question même de l’origine de l’écriture : on disposait de milliers de tablettes à utilité comptable. Oui, mais justement parce qu’elles n’avaient plus d’utilité après la transaction, et donc on les utilisait pour matériau de soutènement des escaliers extérieurs. Et l’élément iconique qu’elles comportent, petites silhouettes anthropomorphes s’il s’agit de mercenaires ou d’esclaves, ou sacs de marchandises – donc une fonction radicale pour nous de rapport du signe à ce qu’il nomme – sont bien plus récents que l’inscription d’une image autosuffisante, image du foie après un sacrifice, empreinte du sceau assurant l’exercice à distance de l’autorité. Par contre, dépositaire d’autorité symbolique s’il s’agit d’un texte sacré, généalogie, chronologie, mythes, de façon parallèle à la maquette de la ville clouée au sol du palais dépositaire du pouvoir singulier, pour représenter ce sur quoi il s’exerce, est systématiquement détruit quand la ville est prise. Si on a pu reconstituer les textes sacrés, c’est par les tablettes, chaque fois une seule page, qui servaient d’aboutissement et d’archive dans les écoles de scribe. Et cela vaut aussi pour les procédés d’authentification (couche d’argile crue recouvrant l’argile cuite avec le même texte), les procédés de réutilisation (argile crue laissée tremper dans un seau entre deux lettres ou messages), et l’invention même de la page, les premiers pâtons écrits étant malaxés à la main, l’écriture s’y enroulant en spirale. Est-ce que nous avons à enseigner tout ça ? Certainement pas. Est-ce que nous pouvons penser aujourd’hui le texte numérique, non pas reproduit comme l’objet livre, mais chemin de lecture vers un serveur unique, sans avoir – nous aujourd’hui – à faire ce chemin en amont dans l’histoire même de cette rupture mentale particulière, l’idée de reproductibilité d’un texte ?

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Diffraction dans cette question même de l’origine de l’écriture : longtemps qu’on s’intéresse à ce mystère de pourquoi, dans un monde écrit, certaines civilisations très accomplies on fait le choix d’un refus de l’écriture. Le plus documenté est peut-être celui qui nous concerne de plus près, la civilisation celte et l’étonnement que cela cause à Jules César dans ses Commentaires : voilà des gens qui se mettent nus, se couvrent le corps de pigments bleus, et courent en criant se jeter sur une technologie, boucliers et pilums, qu’ils n’arrivent pas à appréhender comme telle. Et gagnent d’ailleurs des batailles, parce qu’une fois que le pilum a embroché un homme sa technologie s’effondre si en survient un deuxième, ou troisième, ou quatrième. Et ce sont les mêmes qui choisissent des enfants pour mémoriser, il leur faut des années, un corpus qui restera oral, et qui disparaît si on en fait disparaître l’individu porteur, c’est d’ailleurs ce qui s’est passé. Mais c’est tout récent qu’on s’intéresse à quelque chose de bien moins documenté, et pour cause : ces civilisations, parfois dépositaires de langue-image extrêmement complexe, grottes aborigènes par exemple, et qui pour cela même n’ont pas fait le choix d’un transfert au langage articulé de cette complexité ? Curiosité anthropologique certainement. Mais comment appréhender un objet élémentaire et complexe comme un message vidéo Snapchat, sans que nous disposions d’une historicité réouverte et des tenseurs élémentaires, devenus invisibles par la stabilité même des usages ?

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Et cela pour une fois sans panique : il y a longtemps qu’on sait ce qui tient à l’histoire du livre (voir l’historique et toujours magnifique L’apparition du livre, Lucien Febvre, 1956). Mais pourquoi aurions-nous dû examiner l’histoire des transitions entre ces états de l’histoire du livre, sinon parce que nous-mêmes plongés dans une transition, et confrontés à la violence brutale inédite de notre propre transition ? Or nous disposons d’une énorme chance, qui est elle aussi un composant déterminant dans le présent : cette stabilité des usages du texte, en chacune de ses périodes, a rendu dénombrable le nombre de ses mutations. Cinq grandes mutations, c’est tout. L’invention de l’imprimerie ce n’est pas Gutenberg, c’est Aldo Manuccio. Le corps 11 et la miniaturisation du livre comme élément de sa survie matérielle en contexte hostile, et son appropriation individuelle, l’italique pour prouver que l’âme de l’écriture n’est pas distinguable, qu’il s’agisse d’un livre imprimé ou d’un livre recopié à la main dans le contexte déjà industrialisé de Venise au XVIe siècle, pourquoi aurions-nous eu besoin d’aller y voir de près, avant que la notion même de livre recule irréversiblement dans les usages privés d’écriture lecture par la mutation numérique. Et paradoxe à cet endroit qu’un des premiers à avoir initié cette étude des transitions (à quel moment le Z est devenu la dernière lettre de l’alphabet, pourquoi il a fallu 150 ans pour que se différencient et se stabilisent les sens de graphie) et ça ce sont les Petits traités de Pascal Quignard, bien avant qu’il ait lui-même un ordinateur et un iPhone, mais où le choix d’éclater l’idée initiale du livre en 40 livrets brefs autonomes témoignent déjà de cette mutation en amorce.

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Pause toute brève, juste pour récapitulation nécessaire : le premier basculement d’une pensée numérique qui puisse nous être effectif dans notre tâche quotidienne de créer et transmettre, et j’insiste bien sur l’indissociabilité des deux termes (où apprenons-nous l’exercice de la littérature, sinon dans ce que les écrivains nous en disent ? et quoi, sinon la logique industrielle du livre, séparait la Correspondance de Flaubert de ses romans et de ses scénarios et lectures, séparait les récits de Kafka de ses lettres et de son journal, quoi sépare un poème de Baudelaire d’une traduction préalable sur un même thème, des listes qu’il se fabrique, des relevés visuels qu’il pratique, des rêves qu’il évacue en les expédiant dans une lettre à un destinataire) sinon un écosystème dont le principe technique et marchand impliquait cette séparation des objets ? Le carnet de l’écrivain ne change pas, dans sa dimension composite, dans le statut propre de la documentation, dans l’échange social – les 3000 lettres en 5 langues conservées de Beckett le taiseux, les 35 000 lettres, télégrammes, cartes postales de Lovecraft le soi-disant hors du monde, et qui nous aurait archivé les « pneus » ou les conversations téléphoniques de Marcel Proust), quand la publication web, et l’infinie et complexe stratification de ses destinataires, permet d’appréhender cette démarche en tant qu’écosystème du lire-écrire ?, ce premier basculement c’est la confiance, mais aussi le retournement conséquent, de ce que nous constituons comme histoire des formes, là où chaque époque avant nous a constitué cette histoire en fonction de ses propres impératifs. Nos lectures patrimoniales, et la didactique qui l’accompagnent, naissent de notre propre enfoncement dans la mutation imprédictible où nous parlons, écrivons, enseignons de l’intérieur, sans possible appui sur un devenir pour la constituer comme perspective.

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Et ce qui l’accompagne, du fait même que nous parions de basculement, et d’intérieur d’une transition en cours : le dépli temporel de cette mutation est lui aussi en soi une histoire, sauf qu’il nous revient en permanence, et à tâtons, de la constituer telle.

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Par exemple, parce que, comme pour ce qui précède, pas question de s’y embarquer en détail – mais c’est bien l’organisation de ce détail qu’il serait urgent de constituer en corpus de l’enseignement du numérique – il y a exactement 7 ou 8 ans, on pouvait travailler avec les étudiants 1er cycle sur leur 1ère connexion Internet. On avait des textes fabuleux sur les jeux en BASIC, sur les 1ères explorations réseau, sur les chats MSN. Cela correspondait à une histoire des postures : 4 années de suite j’ai mené un atelier avec les 1ère année SciencesPo, les 2 mains sous la table pour les 2 pouces sur les SMS, puis la wifi dans la salle avec chacun son ordi déplié devant soi pendant que je parle, enfin le laptop avec posé contre l’écran le téléphone. Et puis, depuis à peu près 5 ans, aucun étudiant de 1er cycle qui aurait connu le monde sans Internet à la maison. Sauf que ce n’est pas à eux d’en tirer les conséquences, mais à nous de réviser ce qui s’en induit pour la fondation même du lire-écrire. J’étais ces jours-ci dans le cottage qu’habitait Jack London à Sonoma, au-dessus de San Francisco : sur la table, une Remington 1906, modèle nommé « Noiseless ». À côté, à la place d’honneur, un globe terrestre. Il disposait déjà d’une chaise de bureau tournante. À portée de main, les dictionnaires et livres de voyage, une chaise dite Morris, à position semi-allongée, pour la lecture hors table. Une écritoire oblique mobile pour la correspondance, ou l’indication que les premiers jets manuscrits ne se font pas en position assise devant machine à dactylographier. Dans l’alcôve qui jouxte, où il est mort à 42 ans, et c’est pour cela que le temps ici s’est arrêté, un divan sous les romans, avec Dickens, Shakespeare et Don Quichotte. Sous vitrine, les petits carnets avec les dessins et les recopiages. Ainsi que son gros Kodak, et les tirages photo qu’il faisait lui-même. Plus le gros gramophone embarqué sur le Snark, et avec lequel il passait des disques aux indigènes des îles Marquises. Le paradoxe d’un film tourné dans la même pièce 3 jours avant sa mort, mais qui est un film muet. Jack London, et pas besoin de vous raconter ce qu’un tel écrivain représente pour ceux de ma génération – j’avais 9 ans, et donc lisais depuis au moins 3 ans, quand la télévision a rejoint l’univers familial, et que les magazines sont passés à la couleur, vivait dans un écosystème de devices dédiés. La notion d’objet, que nous apprenons à investir avec Francis Ponge, garde-t-elle les mêmes signifiants quand l’objet de première constitution symbolique, le téléphone, concentre dans un espace miniaturisé – et totalement marchand – l’ensemble de ces services, chacun relié à un art, un sens, une histoire civilisationnelle qui concerne aussi ses rituels.

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Vous avez remarqué que je n’ai pas proposé de conclusion ni de morale. Ce qui m’intéresse, c’est que le web a 40 ans. Pour moi, 1er ordinateur septembre 1988, bientôt 30 ans. 1ère connexion web septembre 1996, 20 ans échu. Ce qui signifie qu’il y a histoire, mais que, si on retrace cette histoire, on découvre aussi qu’à aucun moment on a vu venir ce qui nous préoccupait. J’ai lu pour la 1ère fois Proust à 26 ans, en même temps qu’on découvrait, dans l’usine de machines à souder Sciaky à Vitry-sur-Seine, comment un micro-processeur gros comme un paquet de cigarettes pouvait remplacer une salle entière de nos armoires électriques avec bonne odeur de fer à souder. Comment j’aurais pu mentalement établir un lien entre ces deux découvertes simultanées ? Sauf que Georges Perec, lui, avait écrit dès 1969, retour d’un voyage américain, son texte Le computeur pour tous. Mais qui d’entre nous se préoccupe de proposer ce texte à ses élèves ? Les grands ratés de cette brève histoire : qui aurait pu prédire que l’aberration du ADSL, les vieux fils de cuivre des années 20-30 et la modulation dissymétrique du signal sur les deux crêtes inférieures et supérieures du flux audio, enterrerait en quelques mois l’aventure du CD-Rom, et ce qu’on y avait mis d’émerveillement dans notre première découverte de l’hypertexte arborescent et de ce qu’on disait, mot aussi délicieusement obsolète que mp3 ou prise SCSI ou bien « porteuse modem », le « multimédia ». Autre grand raté : vers 2004, l’écran devient multitâche. La lecture, l’écriture, la musique, peuvent coexister simultanément sur le même support physique. C’était l’époque où aux écrivains on proposait pour les MacIntosh un écran vertical, comme si un livre ne se composait pas toujours en double-page, voyez vos manuels scolaires – mais les mathématiciens ont conservé ces écrans-là, bien avant que l’écran passe en 16x9, parce que c’est la vidéo qui était la promesse du marché, et non pas nos vieux livres. Et en quoi le monde des objets connectés, les vidéos sur téléphone portable, en installant l’invisibilité d’une connexion devenue progressivement générale, et notre indifférence au support de consultation, impose qu’aujourd’hui nous ayons déjà à ne pas faire de l’écran une catégorie principale dans notre approche, alors que les mutations écran (les premières publicités pour l’iPad, en mai 2010 : personnage allongé sur canapé, son ordinateur sans clavier à la main) ont structuré toute notre micro-histoire du numérique ?

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Et, sur ce point précis, jouons des diffractions : lire, on le sait, est la recomposition mentale linéaire d’une saisie oculaire par balayage avec un incrément d’environ 15 fois par secondes. La typographie classique, depuis les encyclopédistes, y a basé ses repères principaux, asymétrie des marges extérieures et intérieures, point d’ancrage en haut à gauche, nombre optimal de signes par ligne pour que ce balayage puisse inclure les signes diacritiques qui sont l’organisation spatiale de la page, et les conséquences sur l’évolution de l’apprentissage de la lecture linéaire. Les pratiques issues des chats MSN ont familiarisé les étudiants avec des lignes qui font 160 ou 180 signes, et non plus 70 ou 80 : un texte qui aurait paru « long » il y a 15 ans tient en quelques lignes : quel rapport à la narrativité, et le saut de paragraphe, considéré par Gertrude Stein comme le signe moderne de la littérature, comment induit-il la continuité et la disruption narrative ? À qui confions-nous les grilles css de nos écrans ou lecteurs dédiés : 4 pixels dans le saut de paragraphe, réglage de l’indentation de début de paragaphe comme césure rythmique, et, si ces paramètres sont confiés au lecteur, qui sera quasi toujours remplacé dans cette tâche par les algorithmes embarqués, qui l’y aidera ? Voyez comment Kindle a sur remplacer la césure traditionnelle par un algorithme de gestion fine des blancs, qui dissimule sa liquidation, tandis qu’Apple propose un outil sommaire de césure (donc un dictionnaire embarqué avec les possibilités de coupe) dont on vous explique qu’il ne sera jamais plus perfectionné parce qu’iBooks c’est 6% de iTunes France qui est 6% de iTunes monde et que c’est ça qui répartit les investissements ingénieurs. Et que se joue-t-il de ces questions lorsque Mark Zuckerberg décide arbitrairement, il y a quelques mois, que les statuts Facebook de moins de 38 caractères s’afficheront en gros caractères, sans option alternative possible pour l’utilisateur ?

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Mais lire quoi. Nous définissons par lire une reconstruction mentale, abstraite ou incluant des éléments de réel, permettant de manier ou d’interagir avec cette pensée abstraite ou ces éléments de réel, parce que cette recomposition mentale constituera – travaux essentiels, le cours de Simondon en 1962, Imagination et invention –, le principe de représentation que nous confronterons avec notre expérience. Ce principe de perception reconstruction confrontation agit l’ensemble des processus de représentation depuis leur origine. Il contraint à les analyser comme teknè, et à séparer de cette teknè les formes que chaque époque élabore, ou hérite, ou transforme, pour répondre à cette disjonction. En fonction de ce qu’il y a à représenter, depuis l’enquête d’Hérodote ou les récits collectés par Pline auprès des légionnaires retour des hauts du Nil, et en fonction du support qui en permet la reproduction et la circulation. Ainsi de l’histoire très complexe – par exemple les lettres de Sévigné recopiées environ 400 fois au moment où, 9 jours après leur rédaction, elles parviennent à leur destinataire, et devenant forme littéraire autonome avec les Liaisons dangereuses ou la Nouvelle Héloïse, ou même le Louis Lambert de Balzac : comment cette forme garderait-elle aujourd’hui pertinence ? Et que reste-t-il des formes littéraires qui en ont tenté la transposition dans l’univers des SMS ou des e-mails, dont l’obsolescence en temps de transition n’a jamais connu d’état stable. Ou bien, si Facebook ou Snapchat ou WhatsApp en représentent certaines phases provisoirement stables, quelle attention devons-nous porter, à prendre une intervention littéraire exclusivement Facebook comme la chronique quotidienne d’André Markowicz, à la rançon dont s’y réorganisent archives, commentaire, journal, images, et ce que change au texte, comme nous l’avons appris dès les temps pré-numériques pour la photographie, que le partage soit une des composantes organiques de l’image ?

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Et qu’avons-nous bousculé de ces questions pour l’instant ? Ce qui caractérise Maupassant, c’est une écriture quotidienne, une rédaction qui commence le soir vers 10 heures, remise au coursier du Gaulois à minuit, et qui mêle témoignages, analyses, souvenirs, fictions. Les fictions seules sont réunies en recueils. Mais le roman seul est dépositaire de l’autorité symbolique. À cette heure, nous ne disposons toujours pas d’un outil qui nous permettrait une analyse chronologique de l’écriture de Maupassant en tant que flux. Et c’est toujours les romans qui sont prescrits au bac français. De même, rassemblez l’ensemble des gloses sur la dispersion de la lecture web, la concentration ponctuelle, ajoutez-y les réflexions de M Gallimard sur l’utilisation de Twitter et cherchez quel pourcentage des Poteaux d’angle de Michaux ou du Fureur et mystère de Char pourrait être repris en tweets : avons-nous suffisamment repris la question du bref, en ce qu’elle déplace le rapport même de l’écriture à son expérience en amont – quelque chose qui commence avec Robert Walser, se prolonge avec Kafka, et la façon dont son journal est une inscription linéaire en 63 cahiers d’une écriture flux procédant par récurrence ? En quoi le format, dans les formes littéraires, est intrinsèquement lié au contexte de réalisation technique (le temps propre de l’imprimerie) et de diffusion ? Et en quoi nous avons besoin de constituer rétrospectivement cette histoire du bref, si nous souhaitons analyser ce qui se transforme de nos propres manières et risques narratifs, dans le blog par exemple – et l’univers des blogs reste une des composantes la plus vive de la création littéraire aujourd’hui – une irruption de la publication dès la permanence du travail d’écriture, qui est précisément son flux et sa reprise au quotidien ?

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Toujours revenir sur le mouvant. De quoi disposons-nous comme outils pour enseigner, et nous-mêmes savoir constamment nous ouvrir – ô saints prix littéraires, ô sainte ignorance des médias traditionnels, ô reproduction tranquille du monde au nom de la culture et comme chacun de nous sait y trouver de beau, de nécessaire, quand ce qui s’invente est paradoxalement si fragile, si balbutiant et insatisfaisant –, à ce qui, en temps de mutation et formulé de l’intérieur de cette mutation, ne peut s’appréhender qu’en tant que non-pérenne, non déterminé par les lois propres de sa nécessité, et imprédictible ? Que je m’explique sur « non déterminé par les lois propres de sa nécessité » : la moindre recherche, sur Google ou sur Amazon, mais aussi sur Fnac.com, identifie les livres selon un classement anglophone intitulé BISAC : book industry standard and communication. Dans ce classement, plus de sous-catégories sur la Bible que sur la fiction. Plus de sous-catégories sur les animaux domestiques que sur la littérature jeunesse. Pour la poésie, le choix entre poésie sud-américaine, poésie américaine – vous apprécierez –, poésie continentale et poésie asiatique, that’s all folks. Le mot révolution renvoie à la révolution américaine seule, mais au moins l’avantage d’être présent, il n’y a pas anarchie. C’est le contexte dans lequel nous essayons de trouver une survie individuelle. Elle n’est plus assurée, pour aucun de nous. Là encore, nous ne sommes pas si démunis. Au temps de la Révolution française, justement, la profusion depuis déjà quelques décennies de micro-opuscules imprimés, écrits et publiés parfois en quelques jours – on en a déjà de nombreuses traces chez Saint-Simon –, font se poser la question : comment se repérer dans la profusion ? La profusion ne tue-t-elle pas l’ordre des valeurs qu’elle est censée enrichir ? La bibliothèque royale, future nationale, merci l’abbé Bignon, crée la catégorie encore valable, réutilisée pour archiver des territoires de publication comme les événements de 1830, 1848 ou la Commune, des éphémères. Quand Walter Benjamin, de 1935 à 1940, s’enferme à la BNF pour nier l’envahissement nazi, et accumule les fiches que sauvera Georges Bataille, il propose avec son Passagenwerk une relecture de l’histoire – évidemment –, mais aussi du bouleversement esthétique chez Baudelaire, qui vaut pour toute notre histoire future de la ville, à partir de cette masse d’écrits non dépositaires d’autorité symbolique. La science sait bien mieux que la littérature traiter du non prédictible et du perpétuellement mouvant. Comment refonder l’interrogation sur une époque, la nôtre, et dans la tâche quotidienne qu’est transmettre, sans passer par ces concepts ? Et en quoi les déplacements du web, renverse de la spatialité, perception de réalité au-delà du sensible, ou les narrations du web, dans leur fragmentation, dans nos pratiques de lecture chacun comme écosystème individuel, déplaçant l’auctorialité (autorité de l’auteur ? pléonasme à interroger, tout comme depuis Alain Viala on sait analyser l’apparition au XVIIe siècle, et pas avant, du terme écrivain), sont déjà image concrète de ce mouvant et cet imprédictible, mais incluant aussi ses promesses, et permettent de s’en saisir tout simplement – et quelle rupture majeure – on est à la fois capable d’y interagir et d’y publier, donc le déplacer en tant que référent. Et même de le taguer, donc interagir aussi avec les algorithmes de la prescription marchande ou dominante.

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Et que ce que nous avons à vaincre, c’est encore et toujours cet effacement de la notion d’outil dans l’approche traditionnelle de la littérature. Rabelais parle de son ganyvet, petit canif à ouvrir les noix, mais qui sert à tailler sa plume, dans la concentration qui précède la phrase. Flaubert, quand il part en Égypte, emporte avec lui 120 plumes d’oie préalablement taillées, et peste contre ceux qui utilisent des plumes de fer. Quand Céline, en 1933, pour composer son Voyage, invente de tendre une corde à linge au-dessus de sa table de travail, pour y déplacer et/ou remplacer les liasses des éléments narratifs unitaires, il ne sait pas que Jack London faisait la même chose en 1916, dans sa forêt près de San Francisco. Le logiciel de traitement de texte est directement issu, et en garde les vestiges fossiles, de l’évolution des machines à écrire. Les choses ont recommencé d’évoluer quand la suprématie du logiciel bureautique Word a été mise à mal, pour la création, par des logiciels dédiés à la composition littéraire, Scrivener par exemple. Ou, de façon plus conséquente, par la porosité grandissante entre logiciel texte et et logiciel composition : la mort de Quark X-Press qui faisait les beaux temps de la première numérisation de l’imprimerie contemporaine, la suprématie hégémonique d’InDesign quand toutes les maisons d’édition séparaient les fonctions édition et composition, et le coup de force de Word 2016 qui s’approprie, selon le concept Apple du « faire 80% de ce que veulent 80% des gens », la quasi totalité des fonctions simples d’InDesign et permet depuis un an le même niveau de qualité publishing sans passer par le logiciel dédié. Comprendre la boîte à fromage qu’est un PDF, comprendre l’aberration (en gros, utiliser une forme html antique ou primaire pour y permettre la gestion d’accès lecture restrictifs) dans laquelle nous avons été beaucoup à tomber du « livre numérique », ça commence par démonter un fichier traitement de texte. Mais comment appréhender – dans une école d’arts comme là où je suis – qu’un bon tiers des étudiants se passent complètement de traitement de texte, etq ue l’absence d’outil d’écriture dédié est parfaitement compatible avec des stratégies d’écriture, sur Tumblr par exemple (voire même l’étudiant qui entretient une « ferme de Tumblr ») extrêmement complexes et novatrices ? Ou bien qu’une révolution récente, pour un dinosaure de mon genre, avec l’apparition de logiciels comme Ulysses, c’est la disparition du fichier texte, traiter l’intérieur de l’ordinateur, aussi bien que notre site web, notre plateforme web, ou bien un livre imprimé, comme base de données, et notre propre activité comme ensemble architecturé de bases de données, en attendant qu’elle puisse à court terme ête globalisée, comme y procèdent déjà nos logiciels d’aide à projet ?

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J’approche de mon terme. Nous avons à initier un déplacement, qui en chacun de ses points est une rupture. La construction mentale que nous opérons en permanence depuis notre rapport immédiat au dehors, nous la convertissons en représentation, que nous traitons en tant que telle, et c’est l’œuvre imaginaire, ou que nous confrontons avec notre agir et notre présence au monde. Dans les deux cas, la littérature c’est le rapport réflexif que nous installons, intentionnellement, dans le noyau même de ce processus – dans la perception même et l’expérience du monde que nous fabriquons pour le percevoir, dans la recomposition imaginaire, narratif ou idéel, qui est un temps dédié et détaché de construction de soi-même, et notre reconfrontation au monde depuis cette recomposition. Ces trois dimensions interfèrent en permanence dans notre approche du texte littéraire, mais, là encore, la stabilité du sensible comme la stabilité des formes de ce processus réflexif ne nous rendaient pas nécessaire de l’aborder en tant que processus. Dans ce rapport au monde qui inclut l’expérience, le voyage, le fait divers, la guerre, aussi bien que la contemplation, l’analyse, le quotidien (le fabuleux « questionnez vos petites cuillers » de Perec dans l’Infraordinaire), le langage n’a jamais été formulation immédiate ni prédominante : les croquis aux « trois crayons » et aquarelles de Turner, le fait qu’aussi bien Gautier, Hugo, Nerval que Zola – qui laisse 7000 plaques de verre – aient pratiqué la photographie dès son invention, c’est l’instance de publication et reproduction qui installe la suprématie et la temporalité du livre, et donne au récit ou au geste littéraire et ses formes, et ses ruptures de forme. Il s’est toujours agi de processus complexes et en permanente transformation : voir, quand le XIXe siècle s’attaque aux taches blanches des cartes, comment la revue Le tour du monde fait travailler des graveurs d’après les récits des voyageurs, proposant une imagerie reconstituée comme instance de réel associée au récit, et que Jules Verne détourne le processus en imaginaire, demandant aux mêmes graveurs, et avec la même grammaire iconographique, de travailler d’après ses imaginations. Mais la publication web a comme axiome principal d’être capable d’emporter ce caractère composite dans l’objet même mis en circulation. Le défi : en acceptant résolument que le langage ne dispose plus de cette prérogative qu’exigeait la reproduction imprimée, que le rôle et l’invention littéraire gardent leur spécificité dans l’instance même de cette publication, et y soient les héritiers de cette indissociable fonction d’art du langage, et mémoire et transmission de cet art. Et que ce soit condition aussi bien esthétique, voire même antérieure à la constitution esthétique, rituels du corps, rituels du rêve, rehaussement de la curiosité devant et dans l’inconnu, que condition de résistance et de vivre ensemble.

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Terme, parce que n’aboutissant pour l’instant qu’à des figures incomplètes et ouvertes, où le questionnement ne permet pas, en l’état, de devenir prescriptif. Il y a 2 ans, une start-up française avait lancé Bobler, sorte de réseau social avec messages audio de 40 secondes. On a été quelques-uns à y trouver expérimentation et bonheur. Mais, de l’audio propagé seul, associant des fonctions réseau, ne reste plus aujourd’hui que SoundCloud, et l’écoute de littérature y est aussi ingrate que ce qui se passe du côté de ce qu’on nomme « livre audio ». La compression des vidéos sur YouTube est extrêmement frustrante, par rapport à la même vidéo vue sur Vimeo, réseau qu’on utilise professionnellement en permanence. Mais les fonctions sociales de YouTube rouvrent à nos vidéos un espace de prescription ou recommandation, et tout simplement de partage. Plateforme appartenant à Google, détournant d’anciennes plateformes pétrolières pour installer des serveurs réfrigérés par l’eau de mer, et utilisant vos tagaes pour leur ramassage publicitaire – ce n’est pas viable à terme. Pourtant, quand chaque mercredi matin je fais cours, pour quel auteur je ne disposerais pas de ressources YouTube associées, et en quoi déposer moi-même l’enregistrement de mon cours sur YouTube participe-t-il d’une responsabilité ? Et qu’est-ce que pèsent nos petites inventions dans le bras de fer entre YouTube et Facebook pour l’appropriation de la vidéo virale, et le fait que nous avons déjà intériorisés, pour nos besoins professionnels, qu’un petit versement de 30€ à Mark Zuckerberg permettra à nos pages d’obtenir une diffusion plus large ? Autrefois, après tout, nos éditeurs payaient des encarts dans le Monde ou la Quinzaine littéraire. Il est parfaitement légitime, et j’ai des exemples très respectables pour chacune des postures, de refuser d’aller tremper les mains dans cette eau brune. Mais qu’est-ce qu’a changé pour moi, ces deux ans, l’utilisation de YouTube : d’abord que la parole improvisée, celle du cours, comme celle de la création verbale (souvenez-vous de Christophe Tarkos, Gherasim Luca, Marguerite Duras aussi), instance décisive de la réflexion et de la pratique littéraire, dans le carnet ou en amont du carnet (Rimbaud, comme Baudelaire, comme Jacques Roubaud ont assez parlé de cette importance vitale de la composition mentale), puisse devenir forme publiée sans transposition dans l’univers du texte imprimé. Les cours de Deleuze sur le cinéma constituent une réflexion en partie improvisée, à partir de laquelle se composent les deux livres Image temps et Image mouvement, mais qui, publiée sur le web en tant que cette improvisation orale, dispose d’une autonomie différente de celle du livre, notamment en ce qu’elle inscrit en elle-même sa propre démarche. Enjeu considérable aussi pour ce qui a été – dans notre espace européen, par opposition au récit de non fiction, ou fiction documentaire, aux US, ou bien à la place préservée de la poésie dans d’autres cultures – la forme encore dominante et prescrite par l’industrie culturelle, le roman. Tant pis pour celles et ceux qui me connaissent, je ne serai jamais fatigué de répéter que Le rouge et le noir de Stendhal ne s’appelait pas roman mais mœurs, et que Madame Bovary ne s’appelait pas roman, mais mœurs de province. Ce qui caractérisait l’autonomie du récit dans le livre, c’est qu’il avait à y transporter représentation de son référent. La magie d’un auteur comme Julien Gracq, c’est d’avoir pu faire noyau de l’œuvre de ce référent devenu fiction même, instance poétique du paysage dans la prose. Quand la publication nous autorise à transporter sous des formes non langagières ce référent dans l’objet publié et circulant, la fonction langagière et narrative n’est pas forcément amoindrie. Simplement, elle s’ouvre à d’autres possibles, dans le rapport de la voix au texte, du texte à l’image, dans l’économie de l’attention qui a toujours été associée au livre (lire un livre n’a jamais été un écosystème clos, comme la table de travail de l’auteur, lire c’est là où on lit, la présence monde associée à notre lecture, les phrases qu’on recopie ou qu’on lit pour les autres, les lettres où on fait part de cette lecture). Certes, cette notion de temporalité peut alors redevenir, dans l’objet YouTube que nous diffusons, un critère narratif que le livre nous occultait (même si, dans les grands romans du XIXe, et pas seulement les formes feuilleton, les modes de lecture revue ou cabinet précédaient la parution livre). Mais quand, depuis Vilèm Flusser, nous réapprenons que la photographie n’a jamais été un instantané, et que toutes nos applications image ne séparent plus l’image fixe de la vidéo brève, en quoi cette remise en travail de la temporalité comme narrativité serait trahison ou renoncement ? Cela ne détruit pas les arborescences, cela les recompose, voir le travail d’Alexandra Saemmer ou Serge Bouchardon. Mais justement, et je voulais finir par un tel nuage indémêlable, quand le cher Pascal Quignard, que le numérique ne passionne pas, nous invite à réfléchir sur comment et pourquoi le rouleau des Romains, tenu horizontalement, lorsqu’il s’est fractionné pour être rangée dans une suite d’étuis, les bouchons ouvragés inventant alors le mot « livre », et gravant le titre et le nom de l’auteur, inventent aussi les métadonnées, ne sont pas coupés selon l’équilibre du récit (livre tant du De natura rerum de Lucrèce), mais selon la longueur standard, et non anthropomorphe, de la transcription d’un rituel temporel, en l’occurrence la tragédie, en quoi cela interfère avec notre désarroi d’aujourd’hui, et cet abîme dans lequel, au risque de la chute sans retour, nous proposons encore des formes qui nous ont constitués, et explorons avec nos étudiants quelles formes neuves s’y engendrent ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 mars 2017
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