de l’image faussement fixe considérée comme durée

l’indissociable neuf du récit et de l’image : le temps, le flux, le geste à repenser d’après Flusser et Talbot, en 20 points



• dette : Vilém Flusser en conférence, 3 ans avant la 1ère publication de Pour une philosophie de la photographie.


• trois livres précieux pour penser l’image.

 

 

note du 9 février 2018
Le mardi 20 février, 18h, j’interviens à l’école des Beaux-Arts de Nantes, à l’invitation de l’association Les PUI. L’occasion de reprendre les thèmes ci-dessous, et on va affûter !

note du 10 octobre 2016
Les questions touchant aux pratiques vidéo-virales (YouTube, pour parler clairement), d’où ça vient, et comment on doit relire et se réapproprier un fil imprévu mais présent dans l’histoire du cinéma tout comme la mutation numérique de l’écrit nous ouvre une lecture autre de l’héritage littéraire, tout cela étant de plus en plus au centre de ma démarche en ce moment, je remets en Une ces notes du printemps dernier, plutôt articulées sur photo fixe, mais pour la considérer comme durée, et donc granulairement de même nature que ce que nous organisons dans l’enclosure vidéo. Besoin de continuer à plancher là-dessus, où la lecture de Flusser a été déterminante, de même que la revisite par Jean-Christophe Bailly de Talbot, versant bis de l’invention photographique que nous n’avons peut-être pas suffisamment perçue dans sa nature conceptuelle totalement opposée à notre héritage Daguerre.

Notes pour une conférence à l’université de Copenhague le lundi 10 mai 2016, dans sa version anglaise.

Portrait de Baudelaire ci-dessus : l’incarnation même de la photographie pour moi, de façon définitive.

 

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L’image est depuis toujours, et nativement, récit. La littérature et le film ont construit le récit comme objet de temps. L’image en s’élargissant à la littérature et au film accepte de se faire temps, et nous ne sommes plus qu’un seul récit. En nous changeant nous-mêmes pour accepter de façon neuve l’image, qu’ouvrons-nous à la littérature même ?

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Il n’y a jamais eu d’image de durée nulle. Qu’on filme au dix millième de seconde depuis un métro qui arrive ceux qui attendent sur le quai, et ce sera une étrange proposition sculpturale. Ce qui est en dessous de notre champ temporel de perception est encore un espace signifiant.

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La limite, c’est nous. Au-delà de 15 images par seconde, nous ne savons plus voir, ni lire. L’illusion de continuité du cinéma est née de ce principe. Mais des expériences prouvent le contraire : dans une série d’images projetées au rythme de 40 par secondes, qu’on insère l’image d’un danger immédiat, et le cerveau central réagira, vous appuierez sur le bouton rouge – expérience basique, certes. Mais quand images et mots se font flux, comment être sûr que notre récit garde prise sur le monde, où la part d’invisible ou d’abstrait s’accroît à chaque technologie émergente de plus ?

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En réduisant suffisamment la durée de prise de vue, on donnait l’illusion que l’image était ce qu’on nommait un « instantané ». Dimension qui constamment a été variable : Baudelaire posant pour la chambre de Carjat, c’est plusieurs minutes d’immobilité totale. Il se passe quoi alors dans sa tête ? Savons-nous assez faire, dans notre notre tête, le chemin qui repart de l’instantané pour poser l’ensemble de nos images photographiques comme durée ?

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Corollaire pour la technique du texte : la phrase peut être synchrone du temps référentiel (l’Ulysses de Joyce se déroule sur 24 h et se lit en 24h). La phrase peut démultiplier le temps référentiel : ajoutons linéairement tout ce que font Bouvard et Pécuchet de Flaubert et ils vivent 245 ans, Odette chez Proust fait encore l’amour à 116 ans (mais quelle belle première description historique de la maladie d’Alzheimer). La phrase, ou le récit tout entier peut se limiter à un temps référentiel nul : La nuit juste avant les forêts de Koltès, où tout le récit se fonde sur la pulsion qu’on aurait de lever la main si quelqu’un apparaissait. Quand notre expérience quotidienne du temps, y compris dans nos usages numériques, amplifie – à deux ou trois générations de distance – notre rapport au temps, le réapprendre pour l’image, en annulant la distinction image image fixe et animée, nous ouvre d’autres espaces aussi pour l’invention de récit.

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L’expérience de la vitesse a été constitutive de la contemporanéité du récit : écrire la sensation de vitesse en automobile pour Proust, augmenter cette vitesse et conduire soi-même, malgré son bras en moins, chez Cendrars, appréhender la vitesse mentale sous drogue pour Michaux. Paradoxalement, l’avion bouscule plus la littérature en 1925 dans Pylône de Faulkner que dans toutes les descriptions ultérieures (atterrissage sur Chicago dans Fall of America de Ginsberg, villes tout autour du monde lors de la descente dans Jardin des plantes de Claude Simon). Deux photographes japonais nous enseignent un langage de la vitesse par un protocole de l’image qui en est indépendant : les salles de cinéma de Hiroshi Sugimoto (l’impression de la pellicule par la seule projection du film dans la salle vide, sur l’exacte durée du film), les photographies à main levée de Daido Morayama, mouvement du sujet par rapport à ce qu’il photographie. L’exigence née d’un rapport différent à la vitesse déplace le vocabulaire de notre gestuelle photographique. Pourtant, les photographies depuis les fenêtres des avions, quels archétypes – dire ce qui change dans notre expérience de la vitesse est un défi simultané pour le récit et pour l’image.

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Se réhabituer donc mentalement à ce que l’image n’ait pas plus de bord dans le temps que dans son cadre (ce qu’on a appris de longtemps). Si l’image ne propose pas d’elle-même son contexte sonore, nous le reconstruisons mentalement d’instinct et le lui associons – notre bibliothèque sonore personnelle s’étant probablement développée à même échelle, comparée à celle de nos parents et nos grands-parents, que notre bibliothèque d’images. Il est probable que nous ne fassions plus, mentalement, la différence entre la micro-séquence, souvent réduite à moins d’une seconde dans des constructions narratives complexes, qui sont le vocabulaire de la vidéo ou du cinéma, et l’image qui se présente comme photographique.De nombreuses applications phare utilisent ce déplacement : l’insertion vidéo dans les flux fixes d’Instagram ou Twitter, ou comment Periscope devient un outil politique de première importance dans les manifestations actuelles de nos Nuits debout, ou dans d’autres applications micro-séquences vidéo conçues comme captation d’un instant fixe, et la récente application phare d’Apple qui permet, en cliquant sur une image fixe, de faire apparaître la micro-boucle vidéo qui lui est associée.

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Ce qui ouvre à une réflexion associée sur les supports, donc la suite de technologies qui transforment le réel en image matérielle. Si, depuis son origine même, l’image n’est jamais dissociée de notre propre lecture et de ce que nous reconstruisons à partir d’elle, pour reprojeter intérieurement ce qu’elle est censée représenter de réel. Et ce qui a toujours été constitutif de l’histoire de l’image, mais prend une dimension chaque fois neuve en temps de rupture : interroger cette lecture même, y reconnaître ce qui s’y exprime depuis ce que nous avons mentalement hérité, et l’effort qu’il faut pour penser ce qui pragmatiquement s’y établit, que nous ne pouvons savoir d’avance, et nous désigne en retour le réel vu d’une façon neuve – ce qui serait la marque de notre temps, en période de transition majeure, imprédictible, et où leur caractère technique affecte tous les supports, c’est en quoi ce protocole vaut désormais à égalité pour photographie, image et texte, chacun indissociables du support par lequel ils se manifestent à travers vos propres usages, et des flux qui vous les apportent. Lire une image comme lire un texte, aujourd’hui, c’est aussi lire le support qui la matérialise et le circuit qui la rend accessible – ni la photographie ni le film ni le texte ne peuvent plus être considérés comme « représentation » – c’est peut-être cela précisément qui leur autorise la fiction, l’invention, ou au minimum leur confère leur autonomie d’objet, et nous rend mieux apte à ne pas nous soumettre au réel. Avons-nous déjà commencé à savoir nous comporter dans le réel sans le vieux besoin de se le représenter, sachant que nulle représentation ne peut plus en être pertinente ?

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Un des axes de la réflexion de Vilém Flusser, bien avant l’apparition des appareils numériques : l’appareil photographique est un système actif et agissant sur celui qui l’utilise. L’évolution technologique a radicalisé cette autonomie de l’appareil en amont de l’image : elle n’existe pas plus en tant que fichier autonome, que la photographie argentique ne pouvait se définir indépendamment de son processus et de ses supports de développement. Elle est avant tout algorithme, traité comme tel par les logiciels qui l’établissent comme circulation ou matérialité fixe (écran ou tirage). Ces algorithmes sont soumis comme le reste des matériels informatiques à une normalisation mondialisée qui y inclut des archétypes prédéterminés : cela concerne autant les filtres Instagram que les modalités de compression des capteurs, et les différents contextes de publication virale. Le capteur le plus élaboré et compliqué est toujours associé à l’algorithme, même en format RAW, dépendant de chaque marque, qui rendra l’image visible. Et c’est une part de l’éducation critique à la fabrication d’images : comment la composons-nous, en amont de notre captation, pour contrer l’activité propre des algorithmes. Et sachant le rôle grandissant des algorithmes dans l’organisation économique et sociale du réel, des flux d’information que nous recevons du monde, et même dans les moindres requêtes que nous faisons d’un livre ou d’une musique, la compréhension algorithmique de l’image nous est un atelier essentiel aussi pour le récit.

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Et ce qui en est le corollaire immédiat : que cette fabrication mentale, conscientisée ou pas, au moment de la captation (le terme déclenchement étant en partie obsolète, induisant un temps référentiel nul), vaut pour l’image dans la totalité de notre rapport à sa fabrication, donc incluant deux dimensions qui n’étaient pas autant affirmées dans les temps pré-numériques : les banques d’images, dont FlickR a été un temps la figure la plus déterminante, mais remplacée désormais par une autre mécanique très complexe : l’algorithme de recherche d’images des requêtes Google, et pas besoin d’insister sur l’énorme pan d’invention artistique qui a aujourd’hui son camp dans ces banques d’images trouvées – et l’autre dimension les images apparemment plus objectives parce que résultant de dispositifs de captation sans intervention humaine directe, de la caméra de surveillance ou l’image corporelle (de la modélisation 3D du cerveau à l’usage des échographies pré-natales désormais banalisées et, surtout, socialisées. Quel télescope a jamais vu l’espace en couleur ? Certainement pas Hubble : la reconstruction visuelle des galaxies, voire de la surface de Mars, n’est jamais exempte de la projection d’archétypes issus de nos représentations historiquement constituées sur les banques de données collectées.

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L’image sans appareil précède l’apparition technique des chambres, dont l’histoire ensuite (voir l’invention de l’appareil portatif par Nadar, son Détective qui sera un des achats dont Zola, qui laissera 7 000 plaques photographiques sans jamais écrire sur sa pratique photographique, sera le plus fier), elle accompagne de façon active l’histoire de la photographie et reste un noyau très actif de pratiques en écoles d’art. Étonnons-nous qu’une technicité optique et électronique de plus en plus savante ait permis la survie industrielle d’appareils photographiques dédiés, là où la musique a perdu depuis longtemps ses propres équipements spécifiques. Pourtant, à chaque étape de cette histoire, cette dissolution relative – miniaturisation, fonction photo intégrée –, engendre des espaces de pratique dont l’esthétique est propre à chacune, sans aucune hiérarchie possible quant à leur impact, la vitalité ou les enjeux de leur champ. La photographie à main-levée depuis un iPhone sert de carnet à l’auteur ou au cinéaste, mais elle permet au peintre de relayer l’aquarelle comme saisie instantanée et documentation. Elle ouvre en même temps de nouveaux espaces de création, où la relative pauvreté des appareils et supports est un enjeu du projet lui-même.

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Ce que change en nous-mêmes d’appréhender l’image fixe comme durée – revenir sur le comment on regarde, le conflit que décrit Vilém Flusser entre les intentions que formalise et nous impose la photographie, et notre propre et libre chemin : ce que nous apportons par notre regard, qui s’y remet en cause. Le temps propre à l’image est à la fois le temps qu’elle fixe, l’organisation ou le parcours qu’elle lui impose, et le temps que nous apportons dans notre lecture. Cette lecture de l’image fixe, le cinéma l’a explorée aussi : plans fixes de Chris Marker, et même la peinture : la nouveauté formelle que sont les toiles de Hopper sur l’intérieur d’un cinéma à New York, l’instantané fixé par la position corporelle de l’ouvreuse au repos, tandis que la durée du film se transcrit en variations de gris sur le coin d’écran aperçu. Quand la littérature travaille sur le temps, elle intègre ce vocabulaire élargi de notre lecture de l’image pour celles qu’elle construit avec son propre matériau de phrases.

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L’art de Madame Bovary (qui ne s’intitulait pas roman mais mœurs de province – comme s’intitulait simplement mœurs le Rouge et le noir de Stendhal, comme Balzac intitulait ses livres études sociales, ou philosophiques, ou scènes de la vie privée), pour construire ce sur quoi le roman travaille – ce qui creuse du dedans les êtres dans leur friction au monde – doit construire aussi ce que le roman représente : l’école, le village, la pharmacie, le fiacre, l’opération du pied-bot. La problématique de la documentation, et de l’émancipation de la représentation, est la même dans le roman que dans l’image comme art. Ces représentations nous sont aujourd’hui non seulement accessibles, mais saturantes : FlickR ou YouTube ne sont pas seulement des flux, mais des encyclopédies. Les intégrer dans le récit serait l’écraser, elles y seraient redondantes. S’ensuit un double mouvement : nous sommes si familiers de ces univers d’images qu’ils deviennent à leur tour fiction, par leur seule convocation et description : ainsi les projets littéraires à partir des captations arbitraires de Street View. Ou la possibilité de tenir tout un roman sur un escalator de galerie commerciale, puisque chacun peut s’en reconstituer instantanément les données sensibles.

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Je cherche, chacun peut en faire l’exercice, quelles seraient les cinq photographies que j’aurais regardées le plus longtemps. Certainement ce visage de Baudelaire par Carjat, et les vagues de Gustave Le Gray. Si Le Gray m’émerveille tant, bien sûr c’est pour la rareté des images qui nous parviennent de son époque, aussi parce qu’elles montrent l’invention, franchissement : image qui invente sa technologie (dans la prise de vue séparée ciel et eau, pour fixer photographiquement le mouvement des vagues au moment même où Courbet s’y attelle aussi, comme – on le sait – dans les processus chimiques et le support même) et inscrit ce saut technologique dans son expression même. Longtemps j’ai utilisé Instagram comme outil de propulsion vers Facebook : depuis quelques mois, je l’utilise comme vecteur esthétique à part entière – choix des abonnements, élargissement et affinement des comptes que je suis, et bien sûr question posée en retour à ce que moi-même j’y propulse. Le flux linéaire d’Instagram, rapporté aux flux quantitatifs mais fixes de FlickR, font que l’image entre en tant que telle dans un mode de diffusion qui s’apparente plus à la radio. Ai-je jamais regardé une image Instagram aussi longtemps qu’un Le Gray ? Certainement pas. Mais pour chaque photographe que j’y suis, le temps passé à la multiplicité des images vaut largement le temps passé sur une collection restreinte d’images. Ce chemin qui, en dix ans, a bouleversé le monde de la photographie, le texte l’emprunte désormais – accès généralisé, algorithmes de propulsion et convocation, viralité sociale comme élément même de sa constitution comme récit. Globalement, le cinéma n’en a pas pris encore le chemin : la viralité de YouTube n’est pas le fait des cinéastes et a capacité de les remplacer, avec même bascule du statut de l’auteur que pour la photographie puis le texte. Lire vite, lire plus profus et fragmenté, est-ce lire moins bien – par quel travail mental, de méditation, de lenteur – ou le contraire – devons-nous compenser ?

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Nous aurons été les contemporains d’un nouveau paradigme : l’image intègre comme un de ses éléments de contenu son propre mode de diffusion et d’accumulation – travail fondateur d’André Gunthert dans son blog L’image sociale et le livre L’image partagée qui le prolonge – c’est la constitution de l’image comme flux, et notre usage et perception de l’image en tant que flux. C’était latent déjà dans l’histoire de la photographie d’avant l’ère numérique, mais, quand la viralité et la banque de données deviennent éléments même de l’image, c’est une nouvelle indication pour le destin des textes à l’ère numérique. Nous aurons été les contemporains d’un nouveau paradigme : l’image intègre comme un de ses éléments de contenu son propre mode de diffusion et d’accumulation – travail fondateur d’André Gunthert dans son blog L’image sociale et le livre L’image partagée qui le prolonge – c’est la constitution de l’image comme flux, et notre usage et perception de l’image en tant que flux. C’était latent déjà dans l’histoire de la photographie d’avant l’ère numérique, mais, quand la viralité et la banque de données deviennent éléments même de l’image, c’est une nouvelle indication pour le destin des textes à l’ère numérique. À trois générations, à deux ou une générations de nous-mêmes, de combien d’images est faite la mémoire photographique de nos proches ? Selon quels archétypes se reconstitue-t-elle ? Et si nous examinons ce bassin grandissant d’images mémorisées, qu’est-ce qui se transforme des récits et légendes qui y sont associés : sont-elles triées comme dans notre disque dur ? Les mémorisons-nous comme unité ou comme série ? Notre cerveau est-il extensible, et comment s’y prend-il pour classer toute cette information non verbale qui constitue une image ?

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En quoi notre propre changement mental, pour la mémorisation et le tri des images, change notre mémorisation des textes ? En quoi notre propre changement mental pour la mémorisation et le tri des images change notre perception immédiate du réel ? En quoi ce que nous avons avons mémorisé de films et d’images, devenant matière de notre propre réalité, change le territoire et le mode de nos récits ? En quoi notre action sur le monde, devenant désir et forme d’image fixes ou filmiques, déplace-t-il notre imaginaire du monde ? De quelles images rêvons-nous, et en quoi déplacent-elles aussi les textes et récits dont on rêve ?

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La très longue liste d’écrivains qui très tôt ont pratiqué la photographie : Hugo, Nerval, Gautier, du Camp, Rimbaud, Zola. Et qui pourtant n’ont pas écrit sur la photographie. En quoi, jusqu’à Lovecraft ou Julien Gracq, photographes amateurs, ou Claude Simon, qui a étudié et pratiqué la photographie, cela a pu interférer sur le mode de fonctionnement de leur phrase, dans son assaut du monde ? Zola photographie des vélomoteurs, ou la construction de la tour Eiffel – quand il meurt, en 1902, il vient juste de recevoir de Seatlle le tout nouveau Kodak, et laisse 7 000 plaques de verre derrière lui. Et la question pour aujourd’hui : l’image carnet, l’image récit (Sebald), qu’avons-nous à franchir dans notre tête pour que ce ne soit plus séparable ? On sait l’événement qui est la rupture essentielle : quand il part au Harar, Rimbaud, qui a renversé la littérature, n’a plus l’intention d’écrire. À peine il a un peu d’argent, quelques mois plus tard, qu’il se fait envoyer par sa mère un matériel complet de photographe. Il faut aussi un manuel de topographie, pour cartographier les itinéraires qui lui permettent de rejoindre les tribus auxquelles il vend fusils et cartouches. Sa mère a joint à l’envoi un manuel de photographie. Grosse colère de Rimbaud, toujours avare : le manuel de photographie, il l’a déjà. Il est parti en Afrique sans matériel de photographie, mais avec le livre qui explique comment faire. Pour s’excuser, il envoie à sa mère la toute première photographie qu’il réalise : un autoportrait, mais il s’est trompé dans les doses de fixateur, la photographie est ratée, toute blanche. Il l’accompagne, ce mois de mai 1884, d’une lettre expliquant ce qu’il y aurait à voir sur l’image, si elle n’était pas ratée : ce jour-là, une photographie (absente) devient genèse et matière d’un texte.

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Il y a donc un mort : l’écrivain devenu photographe amateur – qui d’entre nous se refuse à pratiquer l’image, mais justement, sans avoir même à se constituer comme photographe. Il y a aussi apparition de nouveau : le photographe qui écrit aussi bien qu’il filme (la Ferme des Garets de Raymond Depardon, ailleurs le Fish Story d’Allan Sicula ou les notes urbaines de Daido Moriyama), il y a aussi l’émergence d’un tiers : la photographie comme geste et territoire du texte. Quelle étrange histoire celle de Let us praise famous men, le livre que James Agee écrit non pas sur les photographies de Walker Evans, mais sur son voyage avec Walker Evans dans les fermes qu’ils explorent ensemble. Le carnet de l’écrivain a toujours comporté dessins et croquis, gravures, reproductions – dès le XVIe siècle. Le carnet de l’écrivain aujourd’hui inclut une documentation composite – liens, films, courriers, extraits, et bien sûr l’image qu’on dit documentaire, qu’il ait photographié lui-même ou ait puisé dans des banques de données. La révolution est seulement dans le concept de publication. Une vaste partie de l’histoire du texte (mais qui ne recouvre pas l’ensemble de l’histoire de l’écrit), qui s’appelle le livre, s’est faite par construire le récit en vue de sa projection sur un support dédié à l’écriture, où l’image a un rapport illustratif ou complémentaire. La possibilité numérique de publication composite, non pas même la résultante ou la figure finale du travail, mais la constitution d’œuvre, le chemin vers ce travail et ce à quoi il est lié, ouvre à une possibilité inédite : l’erreur récente qui a conduit à l’échec de ce qu’on a nommé « livre numérique », c’était de prolonger ce primat du livre pour le compléter par l’ensemble des autres dimensions. Il se trouve par exemple que la vidéo est tout aussi apte à emboîter ces éléments composites. Et que le web, en tant que tel, peut se modeler pour ces « objets finis, sans bords ni frontières ». Alors, qu’inventons-nous comme récit dans ces modes nouveaux de publication, où l’image et le texte ne sont que des composants primaires dans une entité plus large ? En notre période de transition, nous en sommes à la préhistoire de ce nouveau pacte entre texte et images : raison de plus pour être attentif à ce qui naît, fragile, insuffisant, mais en dehors du rapport traditionnel du texte et de l’image dans et par le livre.

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Bascule que l’ère numérique démultiplie : la littérature ne se résume plus au livre. L’image technique (pour reprendre la définition de Vilém Flusser, et bien séparer la photographie de la peinture) n’appartient pas plus à la photographie. Par exemple, nous avons souvent décrit le cinéma comme assemblage d’images fixes, rendu possible par le support souple d’abord inventé par Kodak. Mais l’image animée, en tant que récit, existe sous forme de lanterne magique depuis le XVIIe siècle, et la cinémathèque de Paris en a 15 000 dans ses collections : le cinéma n’est pas né de la photographie, il l’a seulement intégrée dans son développement technique. Comment, dans notre propre tête, effectuer le saut mental qui remet en avant le concept d’image technique, sans la prédéterminer par la photographie ? Une image Vine ou Periscope, la parfaite mise à égalité sur Instagram ou Facebook des images fixes ou filmiques, pouvons-nous les appréhender avec le même dispositif de réception intérieure et ce que cela conditionne pour notre idée du monde – que ce à quoi la photographie nous a habitués ? Quel enjeu alors pour le bref, le fragment, la phrase, la cinétique de la phrase ?

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Et la chance que nous avons de toujours pouvoir apprendre d’un retour en arrière : il y a 198 allusions, citations ou interventions de la photographie , citations ou interventions de la photographie dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, écrite entre 1906 et 1923. Paradoxalement, il passe à côté du cinéma, alors qu’il repère très bien l’importance de la reproduction technique de la voix. C’est aussi une indication pour le caractère imprédictible du nouveau et complexe saut mental auquel nous sommes confrontés. Souvenez-vous de La chambre claire, de Roland Barthes, qui en 1982 distingue 42 modes différents pour la photographie : chez Proust, déjà une quinzaine d’archétypes (le portrait, la séance de pose, le corps aux rayons X, l’œuvre d’art photographiée, le paysage, la photographie volée) tout comme il intègre le téléphone, l’avion et l’électricité. Que chacun de ces usages en soit encore à l’époque de son invention maladroite, ou déjà condamné à sa proche obsolescence technique. Comment hériter nous-mêmes de cette démarche, dans un contexte où tous les indicateurs se déplacent aussi vite, mais où texte, image, l’expérience qui y conduit et les modes de publication et diffusion sont indissociables, comme historiquement ils ne l’ont jamais été ?

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 1er mai 2016 et dernière modification le 9 février 2018
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