L’incendie du Hilton | des notes comme constituantes du livre

à propos d’un entretien avec une étudiante de Liège sur les notes insérées comme dernier chapitre de « L’incendie du Hilton »


Curieux le destin des livres, qui reparaissent quand on s’y attend le moins : une étudiante de Liège, et pour un exposé a choisi non pas le livre lui-même, mais son dernier chapitre, que j’ai nommé « Carnets ».

C’est un livre important pour moi, qui n’a que peu à voir avec le Québec même s’il se passe à Montréal, mais plutôt une dernière figure du monde du livre, par ce salon international soudain obligé de se relever en pleine nuit, avant la suite qui serait Après le livre.

Extrait de ma réponse :


 je crois que j’ai cessé complètement l’usage des carnets et cahiers dès lors que je suis passé à l’ordinateur portable, en 1993 (avant j’avais un Atari 1040 sans disque dur, depuis 1988)

 actuellement, c’est un point d’ailleurs important à mesure qu’on s’éloigne de la nécessité de faire correspondre un texte à un fichier, et qu’on écrit directement dans une base de données, il y a certainement un transfert de cette idée de « projet » associée à un livre – comme Flaubert ou bien d’autres pouvaient avoir, c’est magique dans ses scénarios, lettres, listes, un dossier pour chaque livre entrepris

 ce n’est pas lié au numérique : chez Michaux, par exemple, le chemin d’écriture vers le livre devient le livre lui-même

 aujourd’hui, pour un projet déterminé, individuel ou collectif, il y aura aussi des mails, des photos, beaucoup de liens, des ébauches, des articles copiés-collés – nos logiciels (voir Scrivener par exemple) apprennent à gérer ces ensembles composites

 de mon côté je me sers de carnets de notes numériques comme Ulysses

 ce qui n’a jamais changé : en même temps qu’on avance un texte, le besoin de prendre des notes, d’accumuler des bribes, concernant aussi bien le livre lui-même que le regard qu’on porte sur notre travail et son avancée – c’est ce qui est littéralement fascinant dans la correspondance de Flaubert ou dans le Journal de Kafka, ces deux majestueux outils pour qui veut avancer vers l’écriture

 j’ai commencé à utiliser ce principe dans Daewoo, en 2004, le livre entier étant une sorte de journal du cheminement vers la pièce de théâtre du même nom, et qui se retrouve incluse dans le livre

 je l’ai utilisé plus récemment aussi pour Autobiographie des objets, même si ces notes et compléments sont restés sur Internet, et non pas intégrées au livre : à mesure que j’écrivais, je notais en fin de fichier les idées supplémentaires

 pour L’incendie du Hilton je n’ai plus de souvenir très précis, sinon que je travaillais sur un seul fichier, c’est la première fois que depuis 1993 je n’utilisais plus Word mais le logiciel proposé par Apple, « Pages » qui changeait en profondeur mes habitudes (je l’ai utilisé pendant quasiment 10 ans, c’est seulement depuis quelques mois que je suis revenu à Word, la version 2016 d’ailleurs, pour la gestion des styles par exemple, ayant partiellement hérité de l’ergonomie de ce premier Pages, qu’Apple n’a pas continué à développer…), j’ai l’habitude aussi d’utiliser une fenêtre d’ordi fractionnée, avec un endroit différent du fichier dans chacune des fenêtres, ce qui me permettait d’accumuler ces notes à mesure du travail, et symétriquement de les effacer une fois utilisées

 pour « Hilton », comme il s’agissait de faire un texte synchrone de l’événement qu’il raconte (une durée de lecture équivalente au temps passé dehors), je l’ai écrit linéairement, du début à la fin et dans l’ordre, ce qui est exceptionnellement rare pour moi – je me souviens aussi que j’ai écrit le dernier tiers lors d’un retour au Canada (pas seulement Québec, mais Moncton, Halifax, Ottawa puis de nouveau Montréal), à mesure des temps libres dans les villes ou hôtels

 pour tout ce livre, je n’ai quasiment jamais mis en ligne les textes à mesure, comme je l’avais fait auparavant pour Tumulte et le referais pour Autobio des objets ou le Proust – par contre je continuais à bloguer mon journal ou d’autres textes et photos, chercher sur le site à Moncton ou Halifax par exemple – sur l’événement lui-même, cette alerte incendie au salon du livre de Montréal, il y a une vidéo de Jean-Paul Hirsch, le directeur commercial de POL, qui y accompagnait leur prix Goncourt Atiq Rahimi

 est donc venu un moment où le livre était terminé, mais conservait dans le même fichier ces notes non utilisées

 en complément : chez Koltès (voir « Combat de nègre et de chien » ou « Quai Ouest » cet usage des notes fait vraiment partie de l’écriture même, et c’est probablement le modèle qui m’a le plus aidé à décider – mais je n’ai jamais lu non plus un livre de Dostoïevski sans aller lire ses propres notes

À part ça, je ne peux pas m’empêcher de penser que le même mois de mars 2009 où je finissais l’écriture de ce livre, j’achetais à Halifax un petit Camescope Sony, dont il y a quelques traces sur les plus anciennes de mes vidéos YouTube, et que la vidéo de Jean-Paul aurait quand même pu me donner des idées pour passer plus rapidement au VLOG...

FB

Images ci-dessus : évacuation du Hilton Montréal, novembre 2008.

 

L’incendie du Hilton, dernier chapitre | les notes


Phrase qui vous vient dans la nuit : « Trouver des transparences noires. » On ne sais pas encore si ça concerne la ville, les phrases, le temps même de ce qui vous est arrivé. Alors on la note, on appelle ça carnet.

« Et tu es bien conscient, pour quatre heures que tout cela a duré, qu’il t’en faudra passer cent fois, deux cents fois plus pour le mettre sur papier (passe-moi l’expression, je me doute que tu n’en consommes pas beaucoup), et trouver de quoi alimenter ? – Même si c’est trois cents fois, mille fois... »

Liste des hôtels de Dreux, dans le bridge sur le stage permis de conduire que j’ai décidé d’inclure : c’est comme Montréal non nommée, peu importe cette ville ou une autre (et même : travail qui ne tiendrait pas si on devait dénigrer la ville, qu’on n’a pas la clé pour l’aimer – eux-mêmes percevant cet urbanisme de la place Bonaventure comme un échec). À Dreux on a les mêmes hôtels qu’à Orléans, Châtellerault ou Le Mans : c’est même cette question-là qu’il s’agit de forer.

« L’allégorie n’est pas une forme pour la littérature », disait le vieil écrivain célèbre.

Et puis (je retrouve dans mes notes, de ce qu’il racontait ce soir-là, parlant souvent par citations, en s’imaginant que je ne saurais pas en identifier la source) : « Cesser de voir le monde comme une sorte de macération permanente prolongeant la littérature. »

Cette conférence fictive sur l’édition : ceux que j’y connais, qui ont commencé comme écrivains, doivent leur poste dans la maison à leur qualité ou succès, et vingt ans plus tard y sont comme des fantômes. Cette manie du petit monde parisien de se retrouver comme une famille, sans s’interroger sur tout sur la légitimité d’être là, comme ça, à l’autre bout du monde, et de raconter nos histoires de cuisine comme si ça concernait la terre entière.

Conférence fictive sur l’édition, bis : la façon de X. d’occuper son bureau, uniquement pour ses coups de fils personnels, et la plupart du temps à l’étranger. D’à côté, j’entendais tout. Sur sa chaise, une pile de papiers, elle reste à demeure d’une semaine sur l’autre. Avoir remarqué que Y. directeur d’une grande maison parisienne, adossée à un grand groupe et en bonne santé financière, s’était bien gardé d’y paraître, pourtant il était dans le lounge du Hilton toute l’heure précédant la réunion.

S’en tenir aux images, ne pas inventer de discours. Se forcer à voir encore plus qu’à entendre.

Si j’y retournais la semaine prochaine, je verrais quoi ? La gare centrale, identique à elle-même. Le lounge du Hilton, aucun intérêt (est-ce que sur leur site Internet on peut trouver la liste des réunions, colloques et congrès passés, ou simplement programmés ?). Le Tim Hortons la nuit, près de la gare routière : certainement. Mais ces endroits-là je les sais par cœur : et même, je les repère et fréquente indépendamment de situations comme celle de l’incendie.

La ville : dans ce lent mouvement de descente sur le fleuve, la falaise hérissée et brillante de l’îlot des buildings, leurs façades bleutées et la façon dont ils sont regroupés en bouquet.

Écriture : en temps réel, non, on ne prend pas de notes. On marche, on regarde, on est témoin. Dédoublement intérieur : quoi qu’il vous arrive, la part de soi qui simplement le regarde. Photographies : très peu, finalement. Au Tim Hortons, je n’ai pas osé photographier. Les deux images les plus signifiantes, à trois mois d’écart : la patinoire vide, pure surface réfléchissante, et le groupe vu de dos, se pressant dans le corridor, lorsqu’on a réintégré le Hilton, en passant par les bureaux voisins. L’écriture bien plus puissante que l’image – qu’aurait photographié, cette nuit-là, un vrai photographe ? Des gens prenaient des clichés avec leurs téléphones portables : tout le monde a un téléphone portable.

« On ne fait pas de littérature avec de l’exceptionnel : rien qu’avec de l’ordinaire. – Mais justement, si c’est tout un pan invisible du plus ordinaire qui surgissait brusquement, quatre heures durant ? »

Bloc de nuit. Prendre au pied de la lettre l’image d’un bloc de nuit séparé de la ville, s’en détachant, la survolant. Bloc complet : quand on s’approche, on voit tout, les vitres transparentes, les galeries, les corps.

Ce type que j’avais croisé dans l’hôtel sans y prêter plus d’attention, sauf à le classer forcément parmi ceux qui étaient là pour le Salon du livre. Lui devait me situer un peu mieux puisqu’à la patinoire il m’a salué, que je l’ai retrouvé ensuite à la gare, c’est même lui qui m’avait finalement indiqué où était le Tim Hortons ouvert, en traversant le parking, puisque je voyais bien des gens passer avec des sacs ou des gobelets, mais avais été incapable de le trouver. Ce type était très excité, marchait vite et parlait à tout le monde : il ne semblait pas souffrir du sommeil interdit. Si ce texte est publié, peut-être qu’il se reconnaîtra et fera signe. On s’était croisés le surlendemain, on avait plaisanté une minute de l’évacuation, mais on n’avait pas approfondi la conversation.

Incendies en littérature, en peinture : les incendies de Jérôme Bosch. En littérature, ce beau titre ayant initié toute une série de livres partant à la quête d’une toile, plus que de l’événement qu’elle représente : Le grand Incendie de Londres. Souvenir d’incendie dans Les Possédés (parfois dit Les Démons) de Dostoïevski, grande scène d’incendie aussi dans Guerre et paix : et pas des incendies d’invention, Dostoïevski dans ses carnets prend des notes sur un incendie réel, et Tolstoï reconstitue la débâcle napoléonienne. Une des versions d’Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry, a brûlé dans l’incendie de sa cabane, à Dollarpoint, tout au bout du continent où nous débarquions : l’image du manuscrit disparaissant dans les flammes est peut-être plus forte, au moment d’écrire, ce livre commencé, que celui de l’incendie lui-même.

Cette conférence fictive sur l’édition : réservée aux professionnels, c’était dans une salle particulière du Hilton, quinze étages au-dessus du Salon du livre. Pour cela qu’on était entre nous et qu’on pouvait tout dire. Et c’est de cette salle, condamnée ensuite, que je découvre le lendemain être parti le court-circuit dans les conduits de climatisation. Constat que, même de l’autre côté de la mer, nos grandes maisons métropolitaines quadrillent l’espace : pour elles, marché captif. Pour les grands succès prévisibles, ou les auteurs « locaux » signés à Paris, on imprime sur place : mais le fichier mis en page est préparé dans la maison-mère.

Avoir trouvé sur un tout petit stand une collection intitulée : « Imaginaire Nord ». Avoir acheté le récit d’un naufrage au XVIIe siècle sur Anticosti : je ne connaissais même pas le nom Anticosti. Seul livre que j’aurai acheté dans ces trois jours de Salon.

Le lendemain soir, de l’hôtel, cherché sur Internet ce qui se disait de l’incendie : une brève de six à huit lignes, toujours la même, sur le site des agences de presse, et reprise dans ceux des journaux et radios. Une photographie parfaitement illustrative : camion de pompier devant mur de building en contre-plongée, n’importe quelle image d’archive aurait pu la précéder ou la remplacer – de quoi témoignait-elle ?

À quoi je m’étais amusé, l’après-midi même, dans les deux heures de présence qu’on m’avait demandées au stand Albin Michel, pour signer mon livre : mon appareil photo posé devant moi à même la table, je déclenche à chaque personne qui passe. Deux cents ou deux cent cinquante clichés dans l’ordinateur, et ce qu’on découvre des gens, des postures, quand ensuite on fait défiler. Silhouettes coupées, regards attrapés, façon pour tous d’être perdus : est-on chacun dépositaire d’un fragment particulier de l’universelle inquiétude ?

Salon, encore : juste à côté de moi, cet auteur qui n’arrêtait pas de signer, vendre, signer, vendre. Un homme qui ne souriait jamais. Pour moi évidemment c’était plus simple : jamais vu qu’on fasse la queue pour une signature ! Mais beaucoup de visites quand même, ce qui m’a un peu réconcilié avec l’exercice : longtemps qu’ici je ne le fais plus.

Nuit : avoir à faire non pas à un monde vide, mais à un monde déserté. Ainsi la patinoire : nous occupions les banquettes, chaises et tables installées pour accueillir en masse les spectateurs, mais manquait le spectacle. Le spectacle, c’était l’incendie, nous lui tournions le dos, et de toute façon il n’y avait rien à voir. Alors, dans la patinoire, on se regardait soi-même.

Monologues qu’on se fait : « Imagine un livre qui ne serait fait, sans aucune description, sans rien montrer ni expliquer, que de la totalité des paroles prononcées par vous autres, les huit cents, dispersés dans les galeries et corridors... » Et savoir que ces monologues ou dialogues imaginaires qu’on dresse dans ses carnets ne seront d’aucune utilité dans le texte : simplement, ils n’y entrent pas.

Inventaire qu’il faudrait faire de tous les hôtels où on a passé, mais je ne saurais pas – il y en a trop qui se ressemblent. Pourtant, s’y joue en partie notre façon d’occuper la terre, la trace matérielle de notre part nomade. Fondamental : le paragraphe sur le souvenir du papier peint inclus dans l’expression hôtel du Lyon d’or à Saint-Chély d’Apcher, dans Espèces d’espaces de Georges Perec. Me souviens une fois, seul en voiture, d’avoir exploré tout le centre-ville de Saint-Chély d’Apcher voir si je retrouverais un Hôtel du Lyon d’or, évidemment sans.

« Si le Hilton est un groupe mondialisé de la même façon que vos salons du livre, alors c’est un livre sans territoire, et peu importe où tu places ton affaire, n’importe quelle ville ? – Oui, je crois. »

Se souvenir de ce restaurant tenu par trois femmes russes, buffet à volonté et cuisine locale : c’était bourré d’étudiants, et ils revenaient trois fois aux marmites. Pourtant c’était là, tout auprès, dans ces rues qu’on aurait cru mortes et nous on était tombé là par hasard.

De mon premier voyage dans cette même ville et en avoir alors vu si peu – les villes d’Amérique me semblent toujours garder une part de cette transparence, cette invisibilité. Pas moins opaques probablement que les nôtres, mais l’éclatement, la disposition, qui supprimeraient la part ostensible du secret. La marque intime contenue dans le noms mêmes de nos propres ville, Prague, Rome, Berlin, tant d’autres : ici, une idée inaccessible.

Souvenir d’une rue infiniment longue que j’avais suivie à pied : et rien, aucun intérêt. Le flux régulier des voitures aux carrefours. Le lendemain, avec Guy J. nous traversons à toute allure, mais par les galeries souterraines, d’un bloc à l’autre. Souvenir de ces Duchamp au musée d’art contemporain, puis de ce petit jardin collectif dont il entretenait une parcelle, enclavée dans ces mêmes buildings dont fait partie le Hilton.

« Livre de toutes les villes, livre de la ville. – On en a tous rêvé, on bute en chemin sur trop de pierres. La crasse, le bruit, la dérision : c’est l’histoire des hommes, qui fait les livres, pas la façon dont ils s’érigent en culte d’eux-mêmes. – Oui, mais si c’est cela justement, ce soir-là, qui était tombé en panne ? »

Recherche Internet : Tim Hortons, où, combien, à qui. (Fait : que Tim Horton, né en 1930, fut un grand joueur de hockey, « six fois joueur toute-étoile ». « Lors d’une bataille, Tim se lançait toujours dans la mêlée, mais cela pour séparer les combattants et rétablir la paix. En dépit de sa force légendaire, il condamnait la violence sur la glace. Certains disent que c’est Tim qui inventa le lancer frappé et on pouvait toujours compter sur lui pour faire sortir la rondelle de sa zone, grâce à son style de patinage inimitable. » Il meurt dans un accident d’automobile en 1974 : la chaîne qu’il a lancée à son nom, spécialisée dans le café et le beignet aux pommes, compte 40 magasins – il y en a maintenant plus de 2000 au Canada, et 500 aux Etats-Unis.)

Négociations d’écriture : un fichier texte en avancée linéaire, doublé d’un carnet de notes virtuel. Puis intégrer directement le carnet de notes au fichier texte : se dire que ce carnet figurera alors dans la construction définitive du livre, le prolongera comme une coda. Du coup, je cesse de gamberger à des plans ou scénarios, mais j’ouvre des intitulés de chapitres, y insère des bouts de phrase. Là, à moitié de la rédaction environ, chaque chapitre inclut déjà son début, je n’aime pas ça, c’est dangereux.

Utiliser des noms de personnes existantes, qu’elles aient réellement été à ce Salon du livre de Montréal, ou bien que je les y convoque fictivement, au nom de la logique même de mon récit : ne rien laisser qui permette de trancher. Organiser même, en amont et rétrospectivement, les traces Internet qui construisent l’ambiguïté, ça doit pouvoir se négocier.

Sur une de mes images de la galerie commerçante, sous la patinoire, un panneau indiquant, avec les directions (galerie de gauche, galerie de droite, tout droit) la suite des commerces, bureaux et restaurants et leurs noms. Quand j’ouvre la photo plein écran, ça paraît net. Mais si je tente d’agrandir le panneau, même en utilisant toutes les combines de filtres, contraste et netteté, pas moyen de déchiffrer (on distingue juste ces toponymes spécialement étudiés pour l’image commerciale et qui ne disent rien : L’Atrium, Les 1000). Il n’y a que dans les romans policiers que ça marche, ces combines d’ordinateur. La décision à prendre : revenir sur place (je le peux, dans moins de dix jours), ou se confier seulement à l’incertain du souvenir. Quiconque dirait que c’est un choix facile ou secondaire se tromperait : repenser à Edgar Poe, qui n’est jamais retourné à Londres, et y situe tant d’histoires.

« Ta maladie des phrases longues... Tu ne peux pas plutôt faire comme tout le monde : fiches de personnages, suivie de leurs trajets, fringués comment – nous, si on écrit du roman c’est qu’on les aime. – Ta gueule... » (conversation avec X., l’autre soir).

Se méfier de la machine, de l’arrangement des mots qui ressemble tout de suite à un livre. Si on écrivait ça au dos de vieilles enveloppes, la même image, la même idée, ça donnerait quoi. Si je dactylographiais ces pages à la façon dont on faisait du temps des machines mécaniques : on découpe aux ciseaux, on réagrafe sur une feuille propre, on redactylographie l’ensemble. Et si à l’ordinateur on faisait pareil : tel chapitre me semble clos, je l’imprime, j’efface le fichier et recopie plutôt que corriger sur l’ancien – ça change quoi, qu’est-ce qu’on manque à ne pas le faire ? Ou bien : supprimer toute mise en forme, laisser la page dans son humilité brute, ne pas même se servir du traitement de texte, juste des outils de saisie les moins élaborés, des lettres, des sauts de ligne. Les lieux évoqués : gommer ce qu’on en sait, les laisser se reconstruire depuis le rêve, le flou. Et ceux qui parlent, ne même pas savoir qui ils sont : se contenter de la voix.

« Quand paraît enfin, mais sourdement, à distance, l’impression qu’il y a une construction, une architecture, et que cela ne t’appartient pas, résiste même aux déformations que tu y impliques : oui, il y a une joie du récit, un bonheur. Je n’aime pas ceux qui disent plaisir, c’est au-delà du plaisir : puisque cela inclut votre propre obéissance, presque votre renonciation, plutôt que renoncement. C’est naïf sans doute, mais tu dois bien avoir vécu cela ? – Je l’attends, en tout cas. » Et lui de reprendre : « Paradoxe parfois que cela nécessite de déjà écrire, que le contenu même vienne décider contre soi : on en écluse, du doute et du doute. »

Ce soir où nous étions rentrés à pied, depuis l’université plus au nord : ces rues sous les buildings, leurs entrées monumentales et forcément vides puisque l’accès s’en fait depuis les sous-sols. Elles ne servent plus qu’aux fumeurs, là comme une misérable poignée de corps. Les reflets du ciel sur les vitres. Cette silhouette perchée très haut, solitaire, derrière une baie sans rideau et qui contemplait la rue : je l’avais photographiée.

« Les livres se construisent comme les peintures : on brosse un fond, on installe les points d’intensité, même avec la plus grande netteté, et sans se préoccuper de disproportion d’échelle. Ensuite, c’est le contenu de ce qui se dépose sur la toile, peu à peu, qui la constitue. – Mais j’ai si peu à voir : ce qu’il y avait devant nos yeux, assis à la même place, au Salon du livre, le recoin où se succédaient les tables rondes, le passage d’accès à l’hôtel, et puis, pour l’incendie lui-même, juste cette image du mur de fumée, quand ils nous ont évacué, avec ce type en combinaison réfléchissante, casque à visière, masqué en plus, qui nous faisait accélérer vers ces escalier de service par où ont commencé et l’errance, et l’attente... » Et qu’il m’a dit, à ce moment-là, que cela pouvait suffire : « Il suffirait juste, même dans ces tout petits éléments-là, d’enlever la tentation de phrase. Pense à ton escalier : l’escalier même pourrait tout contenir. »

Savoir que tout livre peut comporter des veines faibles, qu’on en a besoin pour que respirent les points de densité. Que tout livre comporte des zones à nous-mêmes insupportables.

Du vieil écrivain célèbre rhabillé à la hâte, cette nuit-là, quand au Tim Hortons nous avions parlé de Nathalie Sarraute : « À cette époque-là, sa théorie était en avance sur ses livres. Quand elle a réalisé des livres en accord avec sa théorie, depuis Entre la vie et la mort, disons, jusqu’à Vous les entendez, en passant par L’Usage de la parole et « Disent les imbéciles... », elle n’assommait plus personne avec ses questions de personnages qu’elle voulait dissoudre. L’activité du lecteur devait suppléer à la détermination par l’auteur : à mettre en scène l’activité du lecteur, on élargissait cette activité, comme par inertie, au fonctionnement même de la phrase. Ah, un caractère. J’ai voulu une fois la faire parler sur ces trois semaines où, pendant la guerre, elle avait hébergé Samuel Beckett : il y a de quoi fantasmer, non, sur leur conversation, à ces deux-là, pas possible qu’en trois semaines ils n’aient pas parlé une seule fois de littérature, se soient accrochés sur Proust ou sur Rimbaud ? “Il doit s’en rappeler aussi peu que moi”, qu’elle m’avait répondu, tu parles. “Ne pas oublier que c’était la clandestinité”, elle m’avait précisé : comme si nos discussions sur Proust ou sur Rimbaud pouvaient être autre chose que clandestines, non ? Mais ensuite, dans ces années où elle a vraiment réalisé des merveilles, nous ne nous voyions plus, ou si peu – dans des conditions comme ici, les hôtels, colloques, cérémonies, rien à se dire, surface. Et puis cette cour que chaque célébrité traîne après soi, quoi qu’on s’en défende : à moins d’être poète, oui, moi ça me protège. Dommage que tu n’aies pas croisé Nathalie Sarraute. »

Dans la brève phase de réveil, ce matin, se demander sérieusement si je me réveillais dans le rêve juste terminé, dont tous les détails, lieux, situation étaient extrêmement clairs, ou si je me réveillais dans le lieu où réellement je dormais, mais qu’il fallait d’abord reconstituer, n’en ayant aucune idée. Finalement, en reconstituant ce lieu réel, difficile d’échapper au fait que je m’y réveillais sans avoir le choix : d’où l’importance de ce moment préalable. Dans le rêve, il s’agissait évidemment de la gare centrale et de ses galeries : sorte de lieu mental où se transporter permet de commencer, autres situations, autres perceptions, qui s’en éloignent dès lors assez radicalement. D’ailleurs, à cette heure-là, les autres matins, depuis plusieurs semaines, je suis au travail sur ce texte. Laquelle des deux instances joue le plus précisément sur l’autre ?

« Un livre flotte sans aucune aide, il est un tout à soi seul, avec ses machines de propulsion, ses lignes de flottaison, ses labyrinthes intérieurs, son personnel de bord et les autres passagers, ceux que tu n’auras même pas croisés. Métaphore probablement, et facile. Ta propre tâche dans le livre : briser les métaphores, anticiper pour les empêcher. Reste quand même cela : on ne tient pas l’économie du récit juste avec la convergence de trois faits réels, sous prétexte qu’à toi cela paraissait important. – D’accord, mais les rêves ? »

Mon incursion gare centrale, le premier soir (de même que c’est gare centrale, quatre mois plus tard, que je viendrai m’installer pour les dernières pages). L’important : du récit, avoir dès le premier soir visité le théâtre. J’avais mangé cette assiette de nouilles chinoises, bu une bière, et comme il était tard c’était désert. La gare, déjà en attente de ce qui adviendrait deux nuits plus tard, et du rôle qu’elle y tiendrait.

Caravansérail des auteurs : pour telle foire aux livres, comme on disait, nous, foire aux bestiaux (jamais utilisé, dans le Poitou natal, le mot foire dans autre usage qu’associé aux veaux, vaches, chèvres), on convoie les auteurs en train, par paquets. Tout est déjà dans la survivance : caste qui ne trouve ses repères qu’à se considérer elle-même. Depuis longtemps, je refuse. Après, pour leurs subventions départementales, ils ont des appellations plus séduisantes. Là, il s’agissait de parler deux fois du numérique, dans le salon et hors salon – ma propre légitimité n’était pas dans l’étalage, le corps assis et muet signant la version industrielle imprimée de son travail. N’empêche que dès l’avion, et par mon acceptation de l’hôtel (« Vous serez logés tout près, c’est très commode », à quoi j’avais dû répondre que je m’en préoccupais peu, pourvu qu’il y ait une wifi correcte), je me retrouvais pile dans ce que je hais le plus. De même, ces jours-ci, proposition pour le printemps prochain d’un « train des écrivains » qui doit circuler à travers la Russie, comme si les fantômes de Michel Strogoff et de Blaise Cendrars allaient venir le fêter avec nous : contemplant l’humanité ordinaire depuis notre vitrine, non merci. Il faut que cela aussi brûle, dans l’incendie du Hilton.

Je savais avoir à revenir, ce n’était qu’une petite question d’organisation. Je le savais bien avant l’idée que ce serait avec un texte à finir, qui y aurait commencé. Ça s’arrangeait parfaitement, étant la veille dans cette grande ville anglophone, à deux heures d’ici (et comme je me sens plus à l’aise, dans ces villes anglophones) : j’ai demandé un départ à 6h43, par le premier train. On viendrait ensuite me chercher vers 10h30 pour mon intervention. J’aurai deux heures pleines dans la gare, mais ce texte sera bouclé. À partir de là, y vérifier quoi ? Aller jusqu’à la patinoire, traverser le parking pour un café au Tim Hortons, tout tient dans un mouchoir. J’aurai quoi à faire : recopier des noms, vérifier des distances, retrouver les vigiles ? Ou rien du tout, m’asseoir là, me mettre en rêve – me conseillerait tel ami.

« Ville de toutes les villes : toutes les villes sont pareilles. Assieds-toi et regarde, ça suffit, et cela où que tu sois. Qu’est-ce que tu vas chercher là-bas ? »

Bizarre sensation récurrente d’aquarium : dans les aquariums on déambule dans la semi-pénombre, on tourne, on bifurque, les parois sont éclairées, et c’est le détail qui devient spectacle, d’ailleurs en tant allégorie vaguement anthropomorphe (veille de la murène, doigts des axolotls, sommeil du crocodile) plutôt qu’écologie sous-marine. Ainsi la déambulation, toute cette nuit de l’incendie, dans les galeries de la gare, sauf que le spectacle c’était nous-mêmes, et qu’il n’y avait pas de parois. Un aquarium serait bien, dans le décor du Hilton : seulement voilà, il n’y en avait pas.

« Autre chose que du roman : où commence, dans un récit, ce qui construit représentation du réel plutôt qu’il ne le mime ? Et qui serait en possession de la frontière ? Les livres qui ont le plus d’importance s’écrivent ici, en amont du roman, et c’est eux paradoxalement qui en constituent l’histoire. Être dur avec les formes mortes. – Se mourir à soi-même, alors ? »

Ne pas relire, mais savoir : les grands livres, qui ne sont pas les plus longs, ceux qui laissent la plus précise rémanence de ce qu’ils nomment. Ainsi, et très obscurément, le hangar de Bernard-Marie Koltès dans Quai Ouest. Ainsi, le tranchant des lieux dans César Birotteau et son jeu onirique : des rêves flous agitent la vie réelle d’un homme. Les livres à plus forte potentialité d’illusion quant aux lieux et la ville ne sont pas forcément des romans : La forme d’une ville et même, en amont, les Tableaux parisiens.

Avoir photographié, gare centrale, les enseignes suivantes : Positive électronique, Dépanneur de la gare, Banque nationale et Bureau En Gros (même image), et Le monde du Dollar (sorte de bazar à pas cher). Ailleurs, dans une autre galerie, magasin de la chaîne Couche Tard : ça m’aurait bien rendu service d’en avoir un ici, pour le récit. Dimanche prochain j’y repars et ce sera pour de vrai une conférence sur « littérature et numérique ». Pourquoi pas simplement parler de Baudelaire, à partir de la gare centrale, toutes les gares, et dans chaque ville en parler dans la gare ? Ce sont ces recettes-là aussi qu’il faut changer : Internet y contribue, puisqu’on met ce qu’on veut sur nos blogs – donc, effectivement, ça vaut le coup d’aller parler du numérique. C’est ce que je devais intérieurement brasser, le samedi 22 novembre, au moment où s’est déclenché le signal d’alerte.

Courrier électronique collectif d’une amie enseignante, dont la fille de quatorze ans se trouvait dans ce groupe de gamines, au Caire, surprises par un attentat. Elle est blessée légèrement (fracture de deux orteils, plaies dues à éclats sur tout le côté droit du corps) mais elle a vu mourir sa copine, et deux autres seront blessées grièvement. Les parents ont pu aller rejoindre leurs enfants et les accompagner pour l’avion du retour, un accompagnement psychologique est mis en place. Façons dont soudain l’arbitraire de l’histoire à échelle planétaire croise le destin individuel d’une seule (chacune des gamines prises dans l’explosion, celle qui ne revient plus, comme celles qui reviennent), et par ricochet le vôtre. Dans l’incendie du Hilton, il ne s’est vraiment rien passé : est-ce que c’est la condition de la littérature, ou la preuve qu’elle est finie ? Pour le Caire, pas de mots. Et quand paraîtra ce livre, on aura peut-être même du mal à se remémorer cet attentat, aujourd’hui en première page de tous les journaux. Une jeune adolescente, qui continue, elle, en portera trace et dans sa peau, et dans ses yeux. Une autre, même plus.

De l’insomnie : pourquoi, même quand tout va bien, nous faut-il toujours écrire dans l’insomnie ? Et là qu’on m’en offrait une belle, rien faire que marcher, voir, écouter.

Livre écrit sans attache, sans territoire : ville flottante ou dérivante, la ville que construit le récit. Et la place de qui écrit alors seulement liée à cette ville mobile et sans place fixe : heures qu’on a passées sur ces phrases, soi-même sans table ni ancre : trains, hôtels, avions, coins de bibliothèques ou bars – et même le New York ouvert tard, à Clermont-Ferrand, juste en face la gare. Mais on n’en fera pas la liste : on braque tout sur le Hilton, surface lisse, avec moquette, sans fenêtres sur le dehors, perché en haut du building qu’il exploite jusque dans les cinq étages souterrains qu’il domine. Et la ville on ne la nomme pas : que tout cela glisse à la surface égale du monde.

Jamais de lien direct, entre un texte personnel en cours et les écrits qu’on initie en atelier d’écriture. Mais, rétrospectivement, le texte personnel éclaire ce qu’obscurément on cherchait en lançant l’exploration de tel territoire. Ces derniers mois, des propositions simples (objet, lieu, visage), mais en demandant systématiquement de convoquer la diversité des sources et possibles associations en amont : principe de constellation. Et que ce processus d’écriture ici fut mien globalement. Stage d’écriture avec les employés du Hilton : ce n’est pas demain la veille, mais sûr qu’est-ce qu’on avancerait...

Le vieil écrivain, au Tim Hortons : « Avoir moins confiance en soi-même, sa mémoire. Se répéter les éléments vus, entendus, observés, comme gosse on apprenait ces poésies (quel exercice, quel bel exercice c’était). Le constituer dans sa tête comme on se souvient avec précision du récit d’un livre, atteindre cette précision. Alors, oui, je rentre, et je note la phrase, le paragraphe : c’est bien plus court que ce que je savais faire autrefois, je n’y ai rien perdu, rien. »

Rêve : on marche dans un couloir. On n’est pas à l’aise. On ne comprend pas pourquoi. Il n’y a rien : il devrait y avoir quelque chose. Sur les côtés, des portes. On ne sait pas sur quoi elles donnent. On essaye d’en ouvrir une : c’est une pièce close, triste. Alors on a peur, bien plus peur. On reprend le couloir, on marche bien plus vite. Tout au bout, là-bas, l’ouverture sur un autre espace, c’est plus grand, éclairé. Mais le rêve cesse, trouve toujours moyen de cesser avant. J’ai fait ce rêve souvent, il fait partie de mes cinq ou six rêves récurrents, avec variantes. Je l’ai retrouvé souvent dans les livres des autres (Meyrink, Le Golem ou Kubin, L’autre côté et Hesse, Steppenwolf) mais ça ne guérit rien, ça ne soulage de rien. Depuis quelques années que j’ai un appareil-photo numérique, j’ai photographié quantité impressionnante de couloirs vides, au point de m’en servir de fond d’écran aléatoire, quand je lis en public et qu’il y a un vidéo-projecteur. Ce soir-là, dans les quatre heures de l’évacuation, je les avais, mes couloirs.

Ce type agité – un homme d’affaire, pas un éditeur ou auteur –, nerveux et maigre, sans cesse avec un ordinateur portable sous le bras, qui s’installait sur cette banquette inconfortable, dans le couloir du Hilton, pour être plus près de la borne wifi (ça fonctionnait pourtant très bien depuis les chambres). Et puis en repartant, mais quelques minutes ou dizaines de minutes après, à nouveau avec son appareil sur les genoux, tapant de façon saccadée sur le clavier et regardant intensément le petit rectangle devant lui pour quelle réponse ?

Les consignes données au personnel de l’hôtel, les jours suivants, pour qu’aucun renseignement ne nous soit donné sur ce qui s’était réellement passé. Un quand même, qui s’occupait de la salle des petits déjeuners, et passait régulièrement parmi les clients en demandant « Tout se passe bien ? », ou alors, quand on arrivait : « Vous avez eu une bonne journée ? », comme s’il avait la capacité de mémoriser ce que chacun lui répondait – il paraît qu’on les avait réveillés eux aussi, et demandé de prendre leur service une heure plus tôt ce matin suivant l’incendie. Racontant aussi comment on les avait contraints à vider et jeter tout ce qui était dans leurs congélateurs et frigos, quand pourtant les quatre heures d’interruption électrique n’avaient rien abîmé : « On n’a même pas pu le prendre pour chez nous. » Le petit encravaté lisse qui passait dans tous les sens pour vérifier qu’aucun du personnel n’en disait trop, et multipliait les mêmes phrases banales : « Pas une bonne nuit, hein, on rattrapera... Ça n’a pas été trop dur ? », mais s’éloignait avant que les clients, immanquablement, s’embarquent sur leurs propres détails de la traversée des corridors et attentes.

Le vieil écrivain célèbre mis en boîte : « Un livre un peu fou ? Qui n’en aurait rêvé. Les Allemands sont forts pour cela. C’est ce qui manque, à ces empilements de déménageurs qu’ils nomment salons du livre : vous aimez, vous ? Une incohérence, mais légère, quand cela circule à la surface du livre, le fait avancer, frémir. Ou chez nous Giraudoux : on veut à tout prix le faire survivre par son théâtre – mais c’est raide, son théâtre, et plus personne n’aime le théâtre. De la gesticulation, et subventionnée. Ses romans, ah oui, ses romans. Et que ça n’empêche pas le tranchant de la phrase. »

Femmes de ménage du Hilton : plusieurs fois des Haïtiennes, et une Coréenne. Sur injonction de service, vers 19 heures, elles entrent dans les chambres avec leur passe. S’il y a quelqu’un, demandent si tout va bien, s’il y a quelque chose à faire pour votre service. Pourquoi on leur demande de faire ça, surveiller quoi, difficile à savoir. Elles continuent dans les chambres suivantes, s’adressant aux clients directement en mauvais anglais.

Rêve de tête ouverte, mais proprement, par le haut : et dedans c’était exactement ce que je voulais pour mon livre, lueurs orangées ou carrément rouges avec dedans des mondes miniatures, des gens en attente.

Carnet : temps de la préparation, d’arpenter le jardin, avant de se saisir des outils, d’entrer dans l’autre zone, là-haut, l’écriture sans retour. Ce n’est pas vrai, même à l’ordinateur, qu’on efface, qu’on recommence : c’est tout de suite qu’il faut écrire juste. Et risque parallèle du carnet : se décharger ici de ce que devrait être réservé à la zone principale. Ici accumuler, construire, mais le saut, l’ambiguïté, les garder pour là-haut.

Moments où on se sentirait comme un peintre en bâtiment : tâche précise à faire, on se rend à l’endroit du chantier, on n’a aucune idée de la phrase telle qu’elle sera, sauf ce à quoi elle s’emboîte, et voilà, pinceaux et brosses, on se met au travail et ça vient. On fait les huit lignes, les douze lignes, on sait qu’on ne doit pas dépasser ou prolonger la figure. On nettoie, on range. On revient le lendemain voir. La plupart du temps, on a quitté le réel, et complètement. D’autres fois c’est plus curieux : ce qu’on a mis au jour, on découvrira ensuite que le réel le contenait, sans qu’on le sache.

Précision dans l’échelle des noms : ceux qu’on nomme explicitement, ceux dont on permet de deviner le nom probable, ceux dont on change les initiales, ceux qu’on ne nomme absolument pas. Que la variation permanente dans ce statut du nom soit l’exact lieu d’interrogation et instance de crédibilité des personnages : un roman qui passe outre ce questionnement est condamné d’avance (ce qui en fait pas mal, mais ne rassure pas pour soi-même).

Peur du feu : elle vient pour nous autres de bien antérieur à notre condition contemporaine. C’est pour ces strates fossiles dans notre rapport au feu qu’aussi elle inquiète. Qui, pour ne pas avoir sur ses pages de peau trace ancienne de brûlure ? Dans le Agir, je viens d’Henri Michaux, la mort de Marie-Louise Ferdière : elles furent combien, cet hiver du début des années cinquante, à avoir brûlé vives dans leurs robes de chambre de nylon ? Il n’y aurait rien du Michaux ultérieur, celui de Connaissance par les gouffres, Misérable miracle, L’infini turbulent, sans cet initial sacrifice de l’épouse veillée cinq semaines en vain. Peur du feu : « ça va tellement vite », ceux qu’on a trouvés les yeux encore ébahis devant la maison détruite. Ceux qui s’immolent volontairement – encore l’hiver dernier, cette chômeuse à bout, au Mans je crois, un bidon d’essence qu’elle se verse sur elle et ça va encore plus vite que se pendre. Sauf que le geste : retourné sur nous, la communauté des autres. Jugement ces dernières semaines de ces gamines qui, à Ivry-sur-Seine, il y a deux ans, avaient voulu se venger d’une copine en mettant le feu à sa boîte aux lettres : une dizaine de morts, plutôt par asphyxie. Il y a quelques années, quand je prenais très souvent ce train de nuit, de la gare de l’Est à Nancy, ou dans l’autre sens, cette famille morte dans son compartiment, aussi : le chef de wagon avait laissé cramer sa petite cafetière électrique. Les feux qu’on a vus (le plus gros : un entrepôt, une fois, à Aubervilliers – je crois que j’étais en voiture avec Stéphane Gatti –, ces flammes grimpant à quarante mètres, les bruits d’explosion). Feu de forêt en montagne, vu à peu de distance (une forêt qu’on aimait, où on avait marché peu avant), feux aperçus très près depuis l’autoroute. Peur du feu : les feux qu’on a faits.

On a chacun travaillé sur son 11 septembre. On croit même, à quelques années, le travail achevé en soi. Nous avons visité le mémorial, regardé les jeux de clés, les photos, les objets. On a entendu les messages téléphoniques laissés sur les répondeurs, vu les archives film. On s’est immobilisé longtemps sur la galerie surplombant le chantier. Dans cet article que j’avais rédigé (les journaux s’aperçoivent de notre existence dans ces occasions, on nous demande notre avis en cinq mille signes, puis disparaissez), le visage de cette gamine tout en haut des deux tours, quinze mois plus tôt. Dans cette salle avec vue des quatre côtés, et qui oscillait lentement (les architectures de cette taille, même en béton, ne sont jamais totalement rigides – c’est même peut-être cette oscillation qui fascinait encore plus que l’horizon urbain ainsi surplombé), elle tenait le bar où nous avions pris un café et un thé, même genre qu’au Tim Hortons : grands gobelets de breuvage trop chaud et sans vraiment de goût. J’étais retourné lui demander je ne sais quoi, j’avais eu du mal à bien comprendre ce qu’elle m’expliquait, pour cela qu’après son visage me revenait. Et cette nuit-là aussi, au Hilton, descendant en masse serrée, poussés par les types en casque et visière, l’étroit escalier de secours dont on découvrait l’existence : et si ce chemin-là, comme il l’avait été pour ceux des étages supérieurs du 11 septembre, avait été coupé – qu’on serait restés là, contraints à remonter, empêchés probablement par ceux qui venaient après nous ?

« On n’écrit pas dans le retrait, ce n’est pas vrai. Dans le retrait de parole, certainement : tu as parlé dans le jour, tu n’écriras pas le lendemain. Pour le reste... Savoir qu’on ne doit pas se tromper : et l’aberration même du texte, la prendre comme injonction. Quand tu y reviens, le lendemain, alors oui, prendre le temps. C’est là le plus difficile : la netteté, ce qu’on donne à mémoriser. Des mois, alors, si tu veux. Et laisser du vide, de l’espace pour le travail de qui le texte accueille. Alors, oui, même l’aberration, permise. – Mais ça mine, mais ça ronge... »

Tableau de Bosch, avec les incendies, les armées, et ces personnages errants, comme minuscules et perdus, et puis ces scènes plus grandes, coques fantastiques où on entre – le revoir avec précision. Celui qui m’avait dit, il y a tellement longtemps : « Bosch ? Un peintre pour écrivains. » Alors merci à lui, Jérôme Bosch.

« Cet endroit est tous les endroits. » Avoir noté cela à propos d’une image retrouvée (on me demandait un « visuel » à propos de mes lectures avec Vincent Segal, il suffisait de retrouver la date : MC2 Grenoble, le 7 mars 2007 et la planche d’images s’affichait sur l’écran de l’ordinateur, alors que je n’ai aucune raison sinon d’aller y voir – archives que leur propre profusion étouffe, signe d’époque ?). Dans ces moments entre la préparation et les réglages, l’après-midi, et la lecture ou le spectacle, le soir, les musiciens savent quoi faire, pas moi. Depuis pas mal d’années, je photographie ces lieux où on est : architectures standardisées de ce qu’on demande ou attribue à la culture. Un escalier, des aménagements piétons, une pièce éclairée. Une silhouette d’homme (gardien ?) sorti s’allumer une cigarette. On dirait que ces endroits sont disproportionnés à l’usage qu’on en fait. Je n’ai jamais ou très rarement, pour autant, l’impulsion d’écrire en accompagnement de ces images. Mais ici, au Hilton, la conjonction de trois points, disséminés dans l’espace et le produisant en relief comme un repère orthonormé : l’évacuation dans la fumée, 1h47, là-haut quinzième étage, le Tim Hortons ouvert la nuit, au fond du parking de la gare centrale, vers 4h30, enfin ce Salon du livre sur cinq étages sous nos pieds, vide cette nuit mais tout lesté de livres, non pas ceux qu’on a dans sa bibliothèque à soi, mais ceux qui en organisent la circulation, la rentabilité, le commerce, et tout prêt à accueillir la foule en journée. L’incendie rejoignait tout (et je n’en ai quasi aucune image, ou bien elles ne transportent rien des signes qu’il faut ici fixer).

« On ne peut pas écrire sans ce sentiment si terrible d’inquiétude, dans notre monde finissant, le savoir de l’échec. Qu’on n’y arrivera pas, que ce n’est pas la peine. Et parfois c’est la vie qui te l’enseigne : réduits à cela, cette misère. Et bien pathétique qui prétendrait s’en plaindre. Qu’est-ce qu’on aurait à apprendre à leur nouveau monde que cela, l’inquiétude ? »

Agrandir évidemment sa géographie du monde, augmenter la résolution de sa propre représentation – non pas de cette ville mais de la ville en général, ne serait-ce que d’une gare, de trois corridors et d’une patinoire vide : cela ne justifierait pas le travail ? Question sous-jacente : dans ces quatre heures, est-ce que je ne me suis pas posé à tout instant, y compris quand je suis tombé sur les Rolin (mais ce n’était pas difficile, il n’y avait que le Tim Hortons d’ouvert dans toute la zone, et nous étions des dizaines d’auteurs parmi les huit cents personnes en déroute), le fait que je m’en servirais plus tard, au moins sur Internet ? – les Rolin m’avaient même plaisanté là-dessus, eux ce n’était pas leur problème.

« Et tu appelles ça roman ? » Ne pas rentrer dans ces conversations. On a déjà donné, merci. Il existerait une frontière définie entre l’invention et le réel ? Il n’y a pas de fiction qui ne la déplace. De ce déplacement, organiser savamment la scène : c’est cela, qui définirait non pas le genre, mais ces livres qui le représentent au plus haut. Failli rayer, dans le texte, la mention d’Au-dessous du volcan, à cause de ce manuscrit perdu par Lowry dans l’incendie de sa maison (ce dont nous avions d’ailleurs parlé avec les Rolin, qui connaissaient le lieu, à Calgary, de l’incendie). « Ce n’est pas du roman » : l’attaque de Jérôme Lindon, dès 1985, à la première version de mon Enterrement, où tout, lieux, personnages, paroles (scène en cut-up faite uniquement de phrases concernant les enterrements dans la littérature : dans l’Ulysse de Joyce, dans les Karamazov de Dostoievski, dans Bleak House de Dickens, dans la Correspondance de Flaubert, dans les Lettres de Van Gogh, il n’avait rien vu) était reconstruit, fictif – n’être pas sorti de la rupture. « On écrit toujours avec de soi » (Barthes).

Consciencieusement évacuer toute version intermédiaire : ça m’aura aidé à avancer. Reste celles que j’envoie régulièrement, en cours de travail, à une boîte aux lettres créée il y a déjà quatre ou cinq ans uniquement pour cela, et dans laquelle je n’ai jamais fait le ménage, n’ayant jamais eu besoin de l’ouvrir. Étrange de penser à ce genre de dépôt.

Comment les jours suivants (on y avait dormi encore deux nuits) on avait lu d’une autre façon ces consignes de sécurité qui sont toujours répétées mais auxquelles on ne prête jamais attention : mettre des linges mouillés contre la porte, enlever les rideaux des fenêtres, se tenir plutôt près du sol, signaler sa présence (faire pendre une serviette). Enfin, c’était bien précisé, en cas d’évacuation, rester « calme et relax, et penser à ce que vous faites ». Ramper, ne pas se tenir debout, emporter sa clé de chambre.

Ce qu’on arrache par la vitesse, comme on voit par la vitesse (Balzac, dans Louis Lambert : « Toute poésie procède d’une rapide vision des choses »). Dans l’écriture, les temps d’attente : plus le texte grandit, plus on peut dépenser de temps dans le déjà écrit, avant d’être prêt au nouveau saut, la figure à suivre, celle qui manque, à partir de quoi, progressivement, se dessinera l’architecture.

Exemple des salons accueillis dans les sous-sols de la place Bonaventure, où se tient le Salon du livre : salon maternité paternité enfants (« plus de 40 000 visiteurs attendus, plus de 300 exposants »), Mécanex Climatex électricité éclairage (« le plus prestigieux salon en mécanique du bâtiment »), Expocam (le salon national du camionnage), Salon d’achats Uniprix (« réductions exceptionnelles sur des produits variés, de beauté et de santé »), Salon international de l’Ésotérisme (conférences sur les phénomènes paranormaux, « messages personnels sur l’ésotérisme en apprenant à faire confiance à l’avenir : sortez de l’ordinaire et entrez dans l’extraordinaire ! »), Salon expert chasse, pêche et camping (« judicieux conseils offerts dans le cadres d’ateliers et de conférences spécialisés »), Salon du cadeau (commerçants seulement), Salon du vélo Expodium, Salon santé, bonne forme et style de vie, Grand Salon marions-nous (« toute la gamme des produits et services destinés aux futurs mariés pour planifier leur mariage »), le Noël des chats (« Pour la 21ème année consécutive, plus de 250 chats et chatons de quelques 40 races envahiront le hall Est pour participer à la plus importante compétition féline. Venez admirer les chats fabuleux d’une centaine d’éleveurs, parmi les plus consciencieux. Jugements sans interruption et animation continue. Nombreux stands pour dénicher le petit cadeau de Noël spécial pour un chat ou pour un amateur de chats. Voici un impératif pour les amoureux des chats et l’endroit idéal pour tout savoir sur les chats, vous y serez CHAT-leureusement accueilli ! ») – celui-ci c’était juste avant le Salon du livre : « la cuvée 2008 sera excellente ! ».

Je m’étais promis de terminer ce récit au lieu même où il a commencé, et voilà : ce 17 mars 2009, tout mon livre ébauché dans l’ordinateur, le train d’Ottawa tourne lentement près de l’entrepôt n° 5, et remonte vers cette poignée de buildings hérissant à cet endroit la ville, entre dans la grande caverne de béton qu’est la Place Bonaventure. À retrouver quatre mois plus tard la gare centrale et ses corridors, et ce vigile qui s’était mis à beugler dans son talkie-walkie parce que je filmais le corridor où les évacués dormaient, maintenant livré aux pas de la grande ville, le choc évidemment de ce qu’on s’est réinventé : l’immense parking vide (qui ne l’est plus, vide, en journée) ce n’est pas la gare routière, mais juste la desserte automobile, les arrêts minute et les taxis. Dans ce corridor qui servait de refuge, deux ou trois autres boutiques que j’avais supprimées : un marchand de produits de beauté normalisés, un marchand de colifichets. Le hall d’accueil des bureaux de la compagnie de chemin de fer, C. N., qui était resté soigneusement clos tandis que les clients du Hilton évacué restaient de l’autre côté de la vitre, dans la crasse et les courants d’air : je m’étais mis à filmer comment les gens ici passaient sans voir, et un vigile très vite est sorti, m’a contraint à effacer mon film (toutefois, comme j’avais fait préalablement un cadrage de quelques secondes, celui que j’ai effacé sous ses yeux ce n’était pas le bon, ma vengeance). Assis au Tim Hortons à rédiger mes notes : une salle, quasi vide dans la matinée, bien plus grande qu’elle m’avait paru dans cette nuit où tous s’y réfugiaient, et qui servait en fait de rendez-vous à tout ce personnel invisible chargé de la surveillance et de la logistique. La façade du Hilton, de l’autre côté de la rue : sombre bunker de béton.

Titre de travail, tout du long de la rédaction : typologie de l’incendie du Hilton. Tenté aussi : Nouveau monde.

Le Tim Hortons : dans le grand hall de la gare centrale, avant 5 heures du matin, tout était fermé. Il fallait sortir par le coté gare routière, et tout au bout de l’immense parking souterrain (les bus s’en vont pour partout, ici) on apercevait le petit point jaune ouvert. Dedans, souvenir principal la buée, la queue évidemment, et tous ces gens par paquets sur les bancs et tabourets, ou dormant repliés sur un coin de table, puis cette famille de trois gosses dont un bébé. Dehors, la nuit, moins huit. En contrebas, les gyrophares comme en troupeau. Au-dessus de nos têtes, les buildings, dont un en feu.


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1ère mise en ligne 24 avril 2016 et dernière modification le 9 mars 2023
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