[hors série] Jérôme Prieur, Proust fantôme

note du 1er décembre 2012 Pas de chance, il n’est pas disponible en numérique, le Proust fantôme de Jérôme Prieur. Une des plus singulières tentatives de ces dernières années d’aborder Proust par le biais de l’écriture baladeuse, enquêteuse, hors des balises critiques, plus près de la fiction, mais pour cela il suffisait par exemple de s’insérer dans une des visites qu’on pouvait faire alors de la chambre de Marcel Proust, préservée dans la banque qu’était devenue l’immeuble... Cher (...)


note du 1er décembre 2012
Pas de chance, il n’est pas disponible en numérique, le Proust fantôme de Jérôme Prieur. Une des plus singulières tentatives de ces dernières années d’aborder Proust par le biais de l’écriture baladeuse, enquêteuse, hors des balises critiques, plus près de la fiction, mais pour cela il suffisait par exemple de s’insérer dans une des visites qu’on pouvait faire alors de la chambre de Marcel Proust, préservée dans la banque qu’était devenue l’immeuble... Cher Jérôme, si jamais tu passais par là (ou quelqu’un qui puisse le lui transmettre), si tu n’avais pas à l’époque signé d’avenant numérique, tu penses à publie.net ? En attendant, en Folio tout simple, on recommande.

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note de juillet 2006
Il y a encore une catégorie particulière de livres dans la bibliothèque : ceux qu’on aurait souhaités écrire soi. Une idée vague, un thème qui vous traîne, on ne va pas au bout, et puis voilà, un autre a pris la place, a fait exactement ce que vous auriez dû faire. C’est un peu de jalousie, mais autre chose : lé vérification qu’un livre avance par lui-même, indépendamment de l’auteur (qu’il ne prenne pas cela à mal).

Le livre de Jérôme Prieur vient de reparaître en Folio. Il
est déjà considéré comme un livre important sur Proust, d’abord pour le fil tissé, fragment par fragment, entre l’auteur et l’oeuvre, au sens d’une double énigme sans cesse mise en vis-à-vis. Mais aussi ou surtout pour la place que prennent dans ce livre les outils contemporains de la représentation d’un homme, d’une oeuvre, d’un artiste. Réflexion sur la photographie et le portrait. Sur l’enregistrement de la voix. Moment fascinant où des gens qui ont connu Proust passent à la télévision, d’invention tellempent plus récente. Rapport de Proust au cinéma.

Alors c’est notre rapport actuel à la représentation qu’on interroge, via la Recherche qui est en amont, mais dite ici par appareils photographiques interposés (le chapitre sur la photo de son père et son frère dont on peut supposer que Marcel Proust lui-même l’a prise), par incises sur le concept de temps, sur les circulations, sur la transformation des visages. Une immense justesse.

 

Jérôme Prieur | Proust fantôme (extrait)


Il faut d’abord patienter dans le hall de la banque d’affaires qui occupe à présent le 102 boulevard Haussmann, comme si l’on venait négocier un découvert ou discuter d’un placement. C’est uniquement le jeudi après le déjeuner, il y a cinq ou six personnes avec des airs de conspirateurs qui s’ignorent.

L’hôtesse nous a distribué une brochure pour nous mettre en condition. L’Américain à la peau grêlée, enfoncé sur la banquette à côté de moi, me désigne brutalement un nom propre, ne sachant comment le déchiffrer, craignant de confondre. J’insiste sur la dernière syllabe. Quiou. Je répète exprès. Kew, Robert de Montesquiou. Le Texan hoche la tête, rasséréné, et se remet à souligner toutes les phrases qu’il estime essentielles.

On monte enfin au deuxième étage, une demoiselle nous conduit. Le palier est une station de pèlerinage. C’est que Proust a écrit la Recherche, c’est qu’il est venu habiter après la mort de sa maman, elle connaissait l’immeuble car sa tante y vivait. La jeune fille répète plusieurs fois le mot maman. La maman de Proust. On se sent un peu de la famille. Nous avançons dans le couloir, autrefois c’était celui de l’immeuble mitoyen. La jeune fille explique que Proust ne quittait pas son lit. Elle parle fort. C’est là qu’il trouvait l’inspiration, aussi avait-il soigneusement choisi cet appartement qui pourtant n’était loin ni du bruit, ni des marronniers du boulevard, ni de la poussière de la ville, à mi-chemin de la place Saint-Augustin et de la gare Saint-Lazare.

Puis nous poussons la porte.

Nous pénétrons dans la pièce.

Du liège recouvre les parois de la chambre, mais ce sont de simples feuilles d’ornement qui habillent les trumeaux. L’écorce qui caparaçonnait autrefois l’espace vital, des murs jusqu’au plafond, n’était pas traitée. On se serait cru à l’intérieur d’un bouchon : c’était une grotte, une carrière toute noircie à force de fumigations. L’idée venait de son amie Anna de Noailles qui la tenait d’Henry Bernstein. Elle lui avait conseillé cet aménagement pour rendre complètement étanche son habitacle, pour le couper du monde. Dans l’appartement au-dessus un dentiste américain avait installé son cabinet — c’était l’époque héroïque de la roulette — , et le praticien avait même cru bon de se marier avec une musicienne, une harpiste.

Les vrais meubles sont partis, quelques-uns sont au musée Carnavalet, le lit de cuivre, les tables de nuit, le fauteuil. Le portrait de Proust par Jacques-Émile Blanche n’est qu’un agrandissement photographique, encore plus plat en noir et blanc malgré son camélia. Dans le grand salon boisé, aujourd’hui la salle du conseil d’administration, tout a disparu, sauf le plancher en points de Hongrie qui est « d’époque ». la demoiselle insiste.

Sur le palier, où existait déjà l’ascenseur, mais c’était un autre modèle, on peut apercevoir le corridor de Céleste, sa gouvernante, sa femme de chambre, sa garde-malade, sa dame de compagnie. Et l’œil-de-bœuf qui lui permettait de contrôler, comme des transports de fonds, les allées et venues de son maître, la mine de ses visiteurs, et surtout les dames trop parfumées.

Une autre dame de la banque s’est jointe à notre petite troupe, elle surveille le déroulement des opérations, elle acquiesce, elle ajoute un détail. C’est que notre petite cicérone est nouvelle dans le service. Sans la contremaîtresse, elle aurait peut-être oublié l’essentiel, d’ouvrir près de la cheminée de marbre blanc (qui est d’origine) le tiroir de la commode (qui n’est plus la commode de Proust), et d’en sortir une corbeille d’osier pour faire la distribution de petites madeleines enveloppées dans leur sachet de cellophane.

***

Il paraît qu’il voyait tout sans qu’on s’en aperçoive, notait les moindres détails, enregistrait sans cesse. Il était mieux qu’un appareil photo, rapporte Céleste dans ses souvenirs. Avec lui, tous l’ont dit en chœur après sa mort, il n’y avait aucun moyen de feindre, on était fouillé comme par un projecteur, transpercé, radiographié, « photographié aux rayons X ».

C’est qu’il y avait dans ses yeux quelque chose d’unique, comme un appareil enregistreur » auquel rien jamais n’échappait. Un regard à mille facettes comme celui des mouches, un regard de loupe grossissant tout ce qu’il touchait.

Son corps semblait littéralement se coller aux meubles, aux tentures, aux bibelots. « Par tous les pores de sa peau, commente Ramon Fernandez, il semblait aspirer toute la réalité contenue dans sa chambre, dans l’instant, dans moi-même, et l’espèce d’extase qui se peignait sur son visage était bien celle du médium qui reçoit les messages invisibles des choses. » Jacques Rivière évoque l’électricité, le survoltage des sensations. Devant Proust, on était nimbé, coiffé.

Sous l’envoûtement de sa voix, le sentiment physique était d’être plongé dans un bain de sensibilité pure, d’être tout à coup transféré dans un autre monde, d’être irradié.

***

Au début des années soixante, dans le Portrait-souvenir consacré à Proust par Roger Stéphane, Jean Cocteau, son manteau en poil de chameau jeté négligemment sur les épaules, récitait ses perles comme sous le coup de l’inspiration. Il jugeait que les Verdurin étaient au fond très « Nouvelle Vague » ou que l’écriture manuscrite de Marcel sur son courrier était aussi compliquée à décrypter qu’une noix à dépiauter. Paul Morand et madame, la princesse Soutzo, se relayaient, et puis François Mauriac, Mme André Maurois, le duc de Gramont, Philippe Soupault, le marquis de Lauris, Jacques de Lacretelle, Daniel Halévy, Emmanuel Berl, qui racontait que Proust lui avait lancé ses pantoufles à la figure, parce qu’il le trouvait « bête » : il voulait lui apprendre qu’une seule chose est importance dans la vie, c’est de savoir être seul au monde (or le jeune homme refusait obstinément de se séparer de sa fiancée !). Quant à la plus émouvante, Céleste Albaret, elle revivait littéralement, au bord des larmes, les derniers jours de la vie de M. Proust, ses dernières heures dans l’appartement de la rue Hamelin, ses derniers instants.

Les survivants que réunissait l’émission télévisée étaient les témoins d’une veillée funèbre, mais surtout des épaves abandonnées sur terre par l’œuvre elle-même.

A ces rescapés auraient pu, aisément, être associés quelques-uns des petits secrétaires particuliers de la Recherche alors en vie, sauf que l’époque ne pouvait se risquer à mettre sur la place publique le secret de Polichinelle — « la plaie » qu’il avait étudiée sur lui-même sans qu’on puisse aller plus loin qu’il ne l’avait fait. Il ne fallait pas en parler, « mais vous savez à quoi je fais allusion », minaudait Mauriac de sa voix ébréchée, en fixant l’objectif.

© Jérôme Prieur, Proust fantôme, L’Arpenteur, 2001, Gallimard Folio, 2006

responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 2 juillet 2006 et dernière modification le 1er décembre 2012
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