outils du roman, 10 | ne pas mentionner l’oiseau

atelier d’hiver 2015 : variations sur paysage fixe, narrateur absent



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Décrire un paysage vu par un oiseau. Ne pas mentionner l’oiseau. »

Dans la série légendaire de 30 exercices proposée par John Gardner, celui-ci est le 4c, et probablement le plus radical, par le « ne pas ».

La question n’est pas de « décrire » le paysage. On a pour cela des exercices spécifiques (voir fiche concernant L’été 80 de Marguerite Duras, et fiche concernant les « marines » de Julien Gracq dans ses Lettrines 2). L’enjeu est plutôt de rester à distance du paysage, de le garder dans une variabilité et une malléabilité qui dépende du narrateur.

Sur les variations de narrateur à partir d’un élément fixe, c’est un des outils que Gardner utilise de façon la plus régulière, dès son deuxième exercice (la variation qu’il propose à partir des Exercices de style de Queneau), et de façon plus évidente, sans négliger petite dose d’humour dans la convocation du cliché, dans ses exercices 4a et 4b, juste avant le 4c avec le « ne pas mentionner l’oiseau ».

Dans la fiction, on est dans le processus inverse : on installe action et personnage, et, en fonction de l’instant précis de la narration, le « paysage » devient la scénographie provisoire du récit.

C’est ce qui permet de l’utiliser de façon abstraite, ou minimale. Les exemples sont légion (je pense à Feux rouges de Simenon), et peuvent devenir signifiant pour le roman (sans s’appesantir sur le thème) même s’il ne s’agit pas d’une action repérable, ou du moins qu’elle est minime : j’ajoute dans les fiches un extrait de Une ville vide, de Berit Ellingsen, où chaque micro-chapitre est la conjonction précise d’un élément urbain et d’une facette du personnage. Le club de voile évoqué, fermé en hiver, avec juste le vent dans les arbres au bout du parking, et cette confrontation d’un aménagement artificiel et de la permanence de l’eau, n’interagit avec le récit que par cette scénographie – et pour celle-ci, présence urbaine de l’eau, aménagement de lacs de loisir, bassins d’aviron, étang dans un parc, nous portons chacun les nôtres.

On fera un pas de plus (voir aussi extrait de Roberto Bolaño, Anvers, dans ce texte qui se présente comme une cinquantaine de fragments autonomes, sur l’entrelacs qui ouvre chapitre : un paysage, cité et convoqué, un paysage écrit, conditionne la facette narrative et le personnage qui lui est associé. Mais Bolaño le laisse au second plan, le fait filer avec le récit [1].

C’est cette façon d’entrelacs dont je voulais proposer l’exploration.

On ne travaille pas ce genre d’exercice en partant d’un paysage neutre, ou indifférent. Voir comment, dans la fiche concernant Fenêtres de Raymond Bozier, il se limite à une trentaine, alors que probablement pour chacun le nombre de fenêtres possibles est largement supérieur. Je le cite à cet endroit aussi parce que la question du cadre est importante : fenêtre, pare-brise de voiture, arrêt de bus, appui du piéton sur la rambarde ou le parapet, quai de train ou métro (si c’est à Grenoble, la montagne fait partie de la scénographie urbaine).

Ce qui compte pour l’exercice, c’est de partir de ce qui vous rattache à ce point d’observation précis. Et la liberté de l’exercice, c’est que personne n’en pourra rien savoir à la lecture, puisque précisément le paysage sera vu par trois narrateurs successifs mais que, comme l’oiseau, ils ne seront pas mentionnés.

L’injonction est donc : dissimulez-vous.

On peut vraiment prendre au sérieux ce que John Gardner pose de façon apparemment humoristique : « vu par un oiseau » ouvre à la perspective d’un narrateur non-humain.

C’est une question technique : « vu du ciel », selon le titre du premier livre de Christine Angot. Mais ces vues, on les a aussi dans le rêve (les rêves de vol sont un des archétypes les plus communs), dans les caméras de surveillance plantées en hauteur, sur pylônes ou toits, ou bien si l’on télécommande un de ces drones désormais (ou provisoirement) présents dans la consommation de masse.

Et question tout aussi bien non-technique : quelle est l’entité observante : animale, dans le cas de l’oiseau de Gardner ou des Recherches d’un chien de Kafka, ou technique, si c’est une ou plusieurs caméras de surveillance dont les écrans sont rassemblés dans la loge vide d’un parking souterrain, mais une part du génie fantastique de Lovecraft c’est de parvenir à ne même pas incarner cette entité perceptive, la faire émaner directement du lieu.

La consigne précise, donc :

  • on part d’un paysage qui, pour soi-même, est rien moins que neutre. Urbain ou pas (le passage fameux des « trois arbres » dans Proust), immobile ou pas.
  • on propose trois brèves descriptions, trois paragraphes joints mais distincts, qui sont chacune une approche déterminée et précise de ce même et exact paysage (et non pas une variation sur ce paysage selon les occurrences, les saisons, le diurne ou le nocturne), ce qui caractérise ces trois approches étant qu’elles émanent de trois instances perceptives (que s’approprie le narrateur projeté) radicalement distinctes – personnages distincts (comme dans l’exercice 4a et 4b) ou entités animales (penser à la magie du retournement de narrateur qu’effectue Julio Cortazar dans le dernier paragraphe d’Axolotl), ou entités techniques, voire indéfinies.
  • on garde comme axiome la provocation initiale de John Gardner : « l’oiseau n’est pas mentionné » (ce qui permet, incidemment, qu’une des instances de narration, mais on ne saura pas deviner laquelle, soit la vôtre propre, depuis cet enracinement autobiographique).
  • essayez de vous forcer à l’écart : utiliser la nuit, la vue aérienne, la perception par depuis un objet, la déformation temporelle ou spatiale, de cet écart, il ne restera à la lecture qu’une variation de forme, de regard, de chatoiement, de votre côté à vous de l’amplifier en amont (se souvenir du bâton plongé dans l’eau de Céline

Lectures plaisir : j’ai cité Cortàzar, Bolaño, mais c’est aussi le principe de La promenade au phare de Virginia Woolf…

Autres prolongements : ceux qui ont un compte Instagram, ou suivent tel ou tel de ceux qui l’utilisent comme plateforme autonome (voir KnowAPhotographer à Baltimore) sauront trouver les rejointoiements…

Penser que la beauté, et la force du texte, résidera toujours quand même dans le paysage lui-même, si humble qu’il soit.

 

[1Un exemple parmi d’autres (voir fiche) dans Anvers :

Je louerai ces routes et ces instants. Parapluies de vagabonds abandonnés sur des esplanades au bout desquelles se dressent des supermarchés blancs. C’est l’été et, ) à la dernière table du bar, les policiers boivent. À côté du juke-box une jeune fille écoute des chansons à la mode [...] (chapitre 8, Les ustensiles de ménage).

Ou cet autre incipit (chapitre 18), particulièrement significatif aussi :

C’est absurde de voir des princesses de conte de fées en toutes les jeunes filles qui passent. Qu’est-ce que tu crois être, un troubadour ? L’adolescent efflanqué siffla avec admiration. Nous étions sur les bords de la retenue d’eau et le ciel était très bleu. Au loin on voyait quelques pêcheurs et la fumée d’une cheminée s’élevait par dessus le bois.

Roberto Bolaño, Anvers, traduction Robert Amutio, © éditions Bourgois, 2004.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 décembre 2015
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