Lovecraft | Quelques notes sur une non-entité (autobio, 1933)

un texte autobiographique décisif, son parcours, son écriture juste à l’amorce de la dernière période


14 ans après son portrait en gribouilleur inconséquent, Lovecraft répond quasi identiquement à la demande du directeur de la revue Unusual Stories par une longue digression autobiographique, reparcourant les étapes de l’enfance, l’accès au journalisme amateur, le passage à l’écriture de fiction.

C’est un texte fondamental pour le connaître, en même temps, à 4 ans de sa mort, voilà un texte amer et désabusé : pas de publication en recueil, pas de livre en vue, on dirait que Lovecraft intériorise l’idée d’un auteur anonyme et sans postérité.

Et pourtant, quelle charge alors sur sa technique de composition, et sur son ambition littéraire – celle même qui le tient à l’écart de la veine populaire.

Et puis, dans cette difficulté à s’affirmer soi (se qualifier dès le titre de non-entité), le texte devient progressivement un hommage aux auteurs qu’il vénère. Est-ce cela, ou le silence fait sur sa vie privée (nulle référence à Sonia et son mariage) – le texte restera inédit, parmi beaucoup d’autres, dans les manuscrits de Lovecraft.

Raison de plus, je le dis gravement, pour ne pas passer à côté – pas possible d’entrer dans les rouages profonds de la fiction lovecraftienne sans entrer dans cette autre alchimie, celle de l’homme et l’écrivain aux prises avec lui-même.

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Lovecraft | Quelques notes sur une non-entité


La difficulté principale, pour moi, à écrire une autobiographie c’est de trouver les choses d’assez d’importance pour y figurer. J’ai eu une vie calme, sans événement ni particularité ; et cela semble déjà fade et insipide sur le papier.

Je suis né le 20 août 1890 à Providence, Rhode Island – où, à part deux brefs intervalles, j’ai toujours vécu depuis lors ; de vieux immigrants dans le Rhode Island du côté de ma mère, et une lignée paternelle issue du Devonshire, mais établie à New York depuis 1827.

La passion qui m’a mené à la fiction fantastique s’est révélée très tôt, et d’aussi loin que je puisse m’en souvenir, les idées et histoires bizarres, les décors et objets anciens m’ont tenu sous leur charme. Rien ne m’a jamais autant fasciné que l’interruption soudaine des lois prosaïque de la Nature, ou quelque intrusion monstrueuse d’une choses inconnue venue des abysses sans limites du dehors jusque dans notre vie familière.

À peine j’avais trois ans que j’écoutais avidement les contes et légendes qu’on dit habituellement aux enfants, et les contes de Grimm furent parmi les premières choses que je lus. Quand j’eus cinq ans, les Mille et Une Nuits me fascinèrent, et je passai des heures à jouer à « l’Arabe » – m’appelant moi-même « Abdul Alhazred », que de généreux adultes m’avaient suggéré comme nom typiquement sarrasin. C’est bien des années plus tard, cependant, que j’imaginai installer Abdul au XVIIIe siècle et lui attribuer l’innommable et maudit Necronomicon.

Mais pour moi les livres et les légendes n’avaient pas le monopole de l’imaginaire. Dans les pittoresques rues du quartier de la colline de ma ville natale, on trouvaient des portes coloniales à auvent, des fenêtres à meneaux, des galeries style du roi George qui gardaient vive la grâce du XVIIIe siècle. J’en éprouvais souvent une magie difficile à expliquer. Les couchers de soleil découpant les toits de la ville, tels que vus d’anciens points de vue sur les hauteurs de la colline, m’affectaient de façon poignante. Avent que je le sache, le XVIIIe siècle m’avait attrapé plus étroitement que jamais ne le fut le héros de Berkeley Square ; et je passais des heures dans le grenier à dévorer ces vieux livres bannis de la bibliothèque du rez-de-chaussée, absorbant le style de Pope ou du docteur Johnson comme un mode naturel d’expression. Une absorption doublement forte à cause d’une santé maladive qui fit ma présence à l’école rare et irrégulière. Un de ses effets fut que sentis toujours hors de ma vraie place dans la période moderne, et à penser par conséquent le temps comme une chose mystique et solennelle, de laquelle on pouvait attendre et découvrir toutes sortes de merveilles inattendues.

La Nature aussi éveillait mon sens du fantastique. Nous n’habitions pas loin de ce qui était alors la limite de la zone habitée, et j’étais tout aussi familier des champs ondulants, des murs de pierre, des arbres géants, des fermes cachées et des bois profonds de la Nouvelle-Angleterre que je l’étais du vieux décor urbain. Ce paysage primitif et méditatif me semblait receler des significations aussi vastes qu’inconnues, et certain ravin sombre et boisé près de la Seekonk River disposer d’une aura d’étrangeté jamais éloignée d’une vague horreur. Cela revenait dans mes rêves – et spécialement certains cauchemars où surgissait ces entités noire, ailée, cotonneuse que j’appelais « goules de nuit ».

Quand j’eus six ans, ce fut la rencontre de la mythologie de la Grèce et de Rome, à travers plusieurs ouvrages de vulgarisation enfantine, qui m’influencèrent profondément. J’arrêtais d’être un Arabe pour devenir un Romain, me prenant incidemment pour la Rome antique d’un bizarre sentiment de familiarité et d’identification à peine moins puissant que mes sensations correspondances pour le XVIIIe siècle. En un sens, ces deux sentiments se renchérissaient mutuellement ; puisque, si cherchais les classiques originaux d’où ces contes pour enfants avaient été tirés, je les trouvais le plus fréquemment dans des traductions du XVIIIe ou de la fin du XVIIe siècle. Le stimulus imaginaire était considérable, et pendant un temps je crus réellement apercevoir faunes et dryades dans une frondaison vénérable. Et je me mis à construire des autels et faire des sacrifices pour Pan, Diane et Minerve.

C’est dans cette période que me frappèrent puissamment les étranges illustrations de Gustave Doré – croisées dans des éditions de Dante, Milton et le Poème du vieux marin (Coleridge, Rime of the Ancient Mariner). Pour la première fois je tentai d’écrire – la première pièce dont je puisse me rappeler c’est l’histoire d’une grotte hideuse, écrite à l’âge de sept ans, et dont le titre était The Noble Eavesdropper. Elle n’a pas survécu, même si je possède encore deux tentatives infantiles comiques datant de l’année suivante, The Mysterious Ship et The Secret of the Grave, dont les titres (Le mystérieux navire et Le secret de la tombe) en disent assez sur l’inclination de mes goûts.

De l’âge de huit ans commence mon fort intérêt pour les sciences, qui sans aucun doute partit des illustrations d’apparence mystérieuses de la planche Instruments philosophiques et scientifiques ) inclus à la suite du Dictionnaire Webster non-abrégé. Ce fut d’abord la chimie, et très vite j’eus un parfait petit laboratoire dans le sous-sol de chez moi. Puis vint la géographie – avec une fascination spéciale pour le continent antarctique et d’autres royaumes ou merveilles sans route pour y accéder. Et l’attrait de nouveaux mondes et d’inconcevables golfes cosmiques éclipsa tout autre intérêt pendant une longue période à partir de mes douze ans. Je publiais un petit bulletin ronéoté à l’hectographe appelé The Rhode Island Journal of Astronomy et enfin, quand j’eus seize ans, fut autorisé à publier dans un vrai journal, le quotidien local, avec une rubrique astronomique à laquelle je contribuai mensuellement, à propos des événements d’actualité, tandis que je nourrissais la presse secondaire de généreux et hétéroclites compléments.

C’est une fois entré à l’école primaire – tant que je pus m’y rendre avec un peu de régularité –, que je commençai d’écrire des histoires fantastiques avec un minimum de cohérence et de sérieux. C’était vraiment de la camelote (trash), et quand j’eus mes dix-huit ans je détruisis ce paquet ; mais une ou deux ont pu cependant atteindre le niveau moyen de la littérature populaire pulp level). De l’ensemble, je n’ai gardé que The Beast in the Cave (1905) et The Alchemist (1908). À cette étape, si j’écrivais sans arrêt et massivement, c’était scientifique ou littéraire, et le fantastique n’en était qu’un aspect mineur. La science avait éliminé ma croyance en le surnaturel, et la confiance pour le présent me captivait plus que les rêves. En philosophie, je suis encore un tenant du matérialisme mécanique (mechanistic materialist). Tandis que pour la lecture – je mélange science, histoire, littérature générale, fantastique et de parfaites nullités pour la jeunesse sans aucune idée de ce qui est conventionnel ou pas.

Parallèlement à cet intérêt pour la lecture et l’écriture, mon enfance fut heureuse ; les premières années enjolivées par les jouets et les sorties, et la période qui suivit mes dix ans absorbée par une passion du vélo, même forcément limitée par la distance, qui me rendit familier de toutes les étapes pittoresques ou excitant l’imagination des villages et paysages ruraux de la Nouvelle-Angleterre. Je n’étais d’aucune façon un ermite – et plus d’une bande de gamins du quartier me comptait dans ses rangs.

Ma santé ne me permit pas d’entrer au collège ; mais des cours particuliers à la maison, et l’influence d’un oncle physicien de haute valeur m’ont aidé à tenir distance les pires effets de l’inactivité. Dans ces années où j’aurais dû être collégien, je glissai de la science à la littérature, me spécialisant dans les oeuvres du XVIIIe siècle dont je me sentais si étrangement relever, même si je lisais aussi tout ce qui tenait aux fantômes et qui me tombait sous la main – notamment les récits bizarres que publiaient fréquemment ces magazines de quatre sous, The All-Story et The Black Cat. Mes oeuvres personnelles consistaient surtout en vers et en essais – uniformément sans intérêt et relégués dans l’oubli éternel.

En 1914 je découvris l’Association pour la presse amateur (United Amateur Press Association) et m’y joignis, une parmi plusieurs organisations de correspondants à l’échelle du pays, d’amateurs en littérature qui publient des articles selon leurs propres choix de contenu et de forme, un monde en miniature, fait d’aide mutuelle, de critique comme d’encouragement. Impossible de surestimer le bénéfice reçu de cette affiliation ; tant le contact avec la diversité des membres et des critiques m’a infiniment aidé à pondérer les pires archaïsmes et la complaisance à la digression de ma langue. Ce terme de « journaliste amateur » est maintenant légitimé par la « National Press Amateur Journalism », une organisation que je recommande consciemment et fortement à tout débutant dans le métier d’écrire. J’étais dans les rangs des amateurs associés quand on me conseilla de me lancer dans l’écriture fantastique (weird writing), un pas que je franchis en juillet 1917 avec l’écriture successive de The tomb et Dagon (les deux ont depuis été publiées dans Weird Tales). C’est aussi dans cette association d’amateurs que j’obtins mes premiers contacts pour m’amener à une première publication professionnelle de ma fiction – en 1922, quand Home Brew imprima une horrible série intitulée Herbet West, reanimator. Le même cercle, plus ou moins, m’amena à fréquenter Clark Ashton Smith, Frank Belknap Long, Jun., Wilfred B. Talman et quelques autres de réputation dans le champ des histoires singulières (unusual stories).

Vers 1919, la découverte de Lord Dunsany – à qui je pris l’idée d’un panthéon artificiel, sur fond de mythe, qui me mena à Cthulhu, Yog-Sothot, Yuggoth, etc. – donna un élan plus vaste à mon écriture de fiction et j’abordai des histoires de plus grand format qu’auparavant, et même depuis lors. À cette époque, je n’avais aucun projet ou espoir d’écrire professionnellement, mais la naissance de Weird Tales en 1923 ouvrit un débouché de considérable stabilité. Mes fictions des années 1920 témoignent avec précision de mes deux principales influences, Poe et Dunsany, et sont en général trop fortement marquées par leur extravagance ou leur sur-colorisation pour être de grande valeur littéraire.

Cependant, depuis 1920, ma santé était allée en s’améliorant, et je remplaçai une existence plutôt statique par une suite de voyages modestes qui donnèrent meilleur jeu à mon goût pour le passé. Mon premier plaisir hors la littérature devint la quête d’anciennes architectures et d’effets de paysages dans les vieilles villes coloniales et les régions écartées des zones les plus anciennement colonisées pour faire revivre le passé, et petit à petit j’ai découvert un territoire considérable, depuis la charmante Québec au nord jusqu’à la tropicale Key West au sud, ou Natchez et Nouvelle-Orléans les colorées à l’ouest. Parmi mes villes favorites, à part Providence, il y a Québec, Portsmouth, New Hampshire, Salem et Marblehead au Massachusetts, Newport dans mon propre État, et Philadephie ; Annapolis, Richmond avec la vivacité de sa mémoire d’Edgar Poe ; le dix-huitième siècle à Charleston ; le seizième siècle de St-Augustine ; et la somnolente Natchez, son bluff étourdi et l’arrière-pays tropical et luxurieux. La Arkham et le Kingsport de quelques-uns de mes histoires sont plus ou moins des versions adaptées de Salem et Marblehead. Mon appartenance native à la Nouvelle-Angleterre et ses traditions anciennes et insistantes se sont ancrées profondément dans mon imagination, cela transparaît fréquemment dans ce que j’écris. J’habite en ce moment une maison qui a cent trente ans d’âge sur la crête de la vieille colline de Providence, hanté par la vue de toits et feuillages vénérables depuis la fenêtre au-dessus de ma table de travail.

Il m’est clair désormais que mon mérite littéraire actuel est confiné aux histoires de vie onirique, des bizarreries de l’ombre et de l’étrangeté cosmique, en dépit d’un intérêt plus qu’affirmé pour tant d’autres dimensions de la vie, une pratique professionnelle de la prose en général, et de révision de poèmes. Pourquoi il en est ainsi, je n’en ai pas la moindre idée. Je n’ai pas d’illusion concernant le statut si précaire de mes récits, et n’ambitionne pas de devenir un compétiteur sérieux de mes auteurs de l’étrange préférés – Poe, Arthur Machen, Dunsany, Algemon Blackwood, Walter de la Mare ou Montague Rhodes James. La seule chose que je puis dire en faveur de mon travail, c’est sa sincérité. Je refuse de suivre les conventions mécaniques de la fiction populaire ou de remplir mes fictions de personnages et de situations sortis de l’armoire, mais je m’acharne à reproduire de réelles ambiances et impressions de la meilleure façon que je puisse l’obtenir. Le résultat peut être pauvre, mais j’ai toujours tenté de viser à une expression littéraire sérieuse plutôt que de me résoudre aux standards artificiels de la romance à bas prix.

J’ai essayé que mes récits s’améliorent et soient plus subtils à mesure des années, mais je n’ai pas fait autant de progrès que je souhaitais. Quelques-uns de mes efforts ont eu l’honneur des recensions du O’Brien et de O. Henry, et j’ai eu le plaisir d’en voir repris dans des anthologies ; mais tous mes efforts pour les publier en recueil ont été vains. Il est possible qu’un ou deux récits courts soient publiées en brochures séparées d’ici peu. Je n’écris jamais quand je ne peux pas être spontané – exprimer une ambiance réellement perçue et qui demande à cristalliser. Quelques-uns de mes récits se servent de vrais rêves dont j’ai eu l’expérience. Ma rapidité et ma manière d’écriture varient beaucoup selon les cas, mais j’ai toujours travaillé mieux la nuit. Parmi mes histoires, mes préférées sont La couleur tombée du ciel et La musique d’Erich Zann, dans cet ordre. Je doute beaucoup que je puisse réussir une histoire de science-fiction ordinaire.

Je suis persuadé que la littérature de l’étrange offre un champ sérieux, et pas sans intérêt, pour les meilleurs artistes de la littérature ; même si c’est un genre très limité, reflétant seulement une petite partie des états d’âme infiniment composites de l’homme. Les histoires de fantôme se doivent d’être réalistes et atmosphériques – restreindre son point de départ à la nature pour aller vers le but surnaturel choisi, et se souvenir que les scènes, l’ambiance, les phénomènes sont plus importants à transmettre que ce que peuvent transmettre les personnages et l’intrigue. La force (punch) d’une vraie histoire de l’étrange est simplement une violation ou un dépassement des lois cosmiques fixées – une sortie par l’imaginaire de la charmante réalité – et c’est pour cela que les phénomènes sont logiquement les héros logiques, plutôt que les personnes. Je crois que l’horreur doit être originale – tenter d’utiliser les mythes communs et les légendes est une influence affaiblissante. Les magazines de fiction ordinaires, avec leurs incurables penchants pour les sentiments conventionnels, le style florissant et les terrains d’action artificiels ne visent pas haut. La plus grande histoire de l’étrange jamais écrite est probablement The willows d’Algernon Blackwood.

 

H.P. L., 23 novembre 1933, pour Unusual Stories (mais non publié)


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1ère mise en ligne 23 novembre 2013 et dernière modification le 13 octobre 2017
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