S.T. Joshi | L’autobiographie chez Lovecraft

un événement considérable : la parution de "Lovecraft, un monde en transition", l’ensemble des études de S.T. Joshi


à propos de « Lovecraft, a world in transition » de S.T. Joshi

« Depuis trop longtemps on a principalement considéré H.P. Lovecraft dans le contexte étroit de la fiction d’horreur. »

Telle est l’ouverture de l’étude dont S.T. Joshi a fait le titre principal d’un livre de plus de 650 pages grands formats, qui vient de paraître chez le légendaire Hippocampus Press : Lovecraft and a world in transition.

C’est souligner d’emblée la dynamique, et la permanente référence au contexte. Historiciser l’invention, la réception, le champ idéologique, économique et éditorial. Et il se trouve que nous aussi participons d’un monde en transition, dont les perspectives, comme alors entre Grande Dépression et Seconde Guerre mondiale, ne semblent pas fondamentalement moins miséreuses.

Est-ce cela qui remet Lovecraft sur nos tables de travail ? Pas seulement. On ne s’en embarrasserait pas s’il n’avait pas pour chacun de nous, dans l’histoire des lectures et de l’imaginaire, une puissance équivalente à celle de Faulkner ou de Poe.

Mais il se joue aussi, sous les 66 photographies dont nous disposons de Lovecraft lui-même, de bien plus.

Il a été un auteur compulsionnel : des lettres par milliers, sans compter les cartes postales, des carnets, une implication de fond, pendant des années et dès l’adolescence, dans le journalisme amateur. D’autre part, il publie dans les magazines (il n’aura pas droit de son vivant à un livre de ses oeuvres), donc là encore une suite précise de chronomètres. Et ses amis sont écrivains – la correspondance avec Robert E Howard par exemple est un monument qui souvent vous tire des larmes, indépendamment du suicide à 36 ans de l’auteur des Conan le barbare.

Pour tout cela, Lovecraft a toujours été dans notre histoire. Mais comme toute grande oeuvre la réception conditionne ce qu’on sait et qu’on voit de l’oeuvre. La main-mise de Derleth, après la mort de Lovecraft, pour ériger en mythe collectif les dieux souterrains autour de Cthulhu. Ou cet immense bonheur que Robert Barlow (qui lui aussi se suicidera bien trop tôt, début des années 50 au Mexique, lorsque sera révélée son homosxualité), qui entre en relation avec Lovecraft alors qu’il n’a que 13 ans, mais se voit à 19 ans hériter par testament de l’ensemble des papiers du mort) dépose cette masse de documents à la bibliothèque de l’université de Providence, qui ne s’était jamais aperçue de son existence et n’aurait jamais considéré comme d’intérêt ces productions pour magazines.

En France, la réception de Lovecraft a aussi une histoire : avec un curieux engouement allant de Cocteau aux surréalistes, sans rien connaître de lui que l’image dressée officiellement par son éditeur de Madison-Wisconsin, August Derleth. Il ne s’agit pas de remettre en cause les traductions de Jacques Papy, qui ne disposait alors d’aucun élément contextuel, sinon l’essor pris par la science-fiction, et l’abrège ou simplifie pour « plus d’élégance ». Traductions qui seront reprises et complétées plus tard, dans la première grande édition de référence complète dirigée par Francis Lacassin,et réorganise l’oeuvre en titres apocryphes (Démons et merveilles, Le livre de raison...). En même temps, premiers travaux d’envergure sur HPL (le livre de Maurice Lévy en 10/18 qui sera à son tour traduit aux USA et provoquera sa sortie de purgatoire), et anthologie de la Correspondance chez Bourgois (2 tomes prévus, 1 de réalisé). Dans les années 90, nouvelle vague Lovecraft mais basée sur l’invention posthume de Derleth, mythologie occulte extraite artificiellement de l’oeuvre et servant de vocabulaire collectif pour l’imagerie populaire, film ou BD notamment.

Et, aux États-Unis, un nom qui commence à être associé à Lovecraft dès 1978 : né en 1958 à Poona (Inde), arrivé aux États-Unis à l’âge de 5 ans, ce qui caractérise d’abord S.T. Joshi c’est qu’il écrit lui-même. C’est depuis son propre chemin d’auteurs de nouvelles et récits fantastiques qu’il approche l’oeuvre de Lovecraft, dans un moment où la rigidification de Derleth a tout figé.

Depuis, Lovecraft et Joshi, même histoire. Autre point à souligner immédiatement : un mandarin ayant confondu son chemin universitaire avec celui d’une oeuvre unique, ça ne manque pas dans le paysage. Si Joshi est cet intellectuel d’une telle vivacité, d’une telle ouverture, c’est qu’il ne s’est jamais limité à Lovecraft. Faire réémerger tous ces auteurs, Hodgson, Machen, Dunsany, de la Mare, qui sont le corpus littéraire d’où émerge le très singulier Lovecraft. Reprendre l’histoire de la science-fiction et de la fiction surnaturelle et en tenir l’histoire – c’est parce qu’il a toujours été capable d’écart avec Lovecraft que S.T. Joshi n’a pas été dévoré par l’oeuvre centrale, figure qui participe pourtant plusieurs fois des fictions de H.P.L. lui-même...

Alors il a fait quoi, S.T. Joshi ? Eh bien, premièrement, il nous l’a donné à lire. Sans trier, tout entier. Reprise de l’ensemble des fictions, et établissement critique du texte. Ça du sens, pour une littérature d’abord publiée dans des magazines de fiction populaire ? Oui, si Lovecraft écrivait en 3 versions successives, faisait circuler le carbone de la dernière. Voir l’histoire du manuscrit de Dans l’abîme du temps, dont nous avons seulement depuis 1994 la version définitive.

Mais lire tout Lovecraft. Depuis tous ces mois dans mon « atelier » de traduction Lovecraft, il y a peu de jours que je n’aie pas à ouvrir la chronologie complète des écrits, mais aussi l’inventaire de la bibliothèque même de H.P.L. On bute sur un point technique, scientifique, idéologique : c’est dans les articles de journalisme qu’on va trouver la voie de passage, pas dans les dictionnaires.

Tant de mystères chez Lovecraft : trois fois il séjourne à Québec (profitant de promotion sur les voyages en autocar, avec retour par le bateau Albany-New York), il rédige, comme pour ses séjours en Nouvelle-Orléans ou dans les villes de vieilles sorcellerie que sont Salem et Marblehead, des travellogues, compte rendu presque illisibles, mais qui serviront à leur tour de germe aux fictions. Nous en disposons désormais.

Autre tâche de S.T. Joshi (je vois venir votre lassitude, mais on n’est même pas encore au principal), reprise du chantier de la Correspondance, après les 5 célèbres tomes des Selected Letters choisies et souvent abrégées par Derleth. Joshi choisit une organisation complètement différente : par interlocuteur. Ainsi naissent les volumes d’échanges avec Galpin, Morton, Barlow (important), Derleth (pas passionnant, mais horloge précise pour le travail), et ce fabuleux monument déjà évoqué, la correspondance avec Robert Howard. Mais Joshi nous propose aussi un autre volume qui ne me quitte pas : les Lettres de New York, où la principale correspondante c’est la vieille tante Lillian, mais donc le personnage c’est devenu la ville même.

On n’a pas encore parlé du principal ? En 1997, paraît I am Providence. De cette phrase iconique de Lovecraft dans une lettre, non pas la première biographie, mais enfin une biographie critique, qui aborde sans exclusive aussi bien l’enfance et ses fantasmes, que le mariage compliqué avec Sonia, la gestation des oeuvres, et ne contourne rien de ce qui est l’obstacle essentiel : le permanent racisme de Lovecraft, sa pensée identitaire, voire sa pulsion pour le nazisme en 1932-34. Nous savons entrer dans cette complexité : le Voyage au bout de la nuit est dans nos bibliothèques et merci au travail de Henri Godard, idem pour Jünger. Que nous sommes loin de la finesse et de l’intelligence d’un homme aussi immense que Kafka : et pourtant combien Lovecraft et Kafka partagent de traits communs dans leur rapport à l’imaginaire et à l’écriture, à la vie même.

Donc S.T. Joshi nous a fourni une excellente biographie de Lovecraft, gloire et honneur à lui ? Pas si simple. Huit ans après, révision augmentée de cette bio, 1000 pages en 2 volumes, considérable. Mais 2012, version numérique augmentée d’un tiers. Elle est sur mon ordi, sur mon Kindle... Outil que démultiplie le moteur de recherche par occurrence. Et besoin de compléter : aussi disponible sur Kindle, une Lovecraft Encyclopedia très loin d’être exhaustive, mais qui est un outil de travail permanent pour la commodité et la précision.

Et avec tout ça, il faudrait lire encore les articles disséminés tout au long par S.T. Joshi ? Oui, il faut.

Et il pose lui-même la question en tête de son ouvrage : faut-il penser Lovecraft pour le lire ? On peut lire Beckett ou Marcel Proust sans les connaître ni les penser, on y trouvera notre compte.

Mais l’oeuvre de Lovecraft ne le permet pas, et c’est sans doute une des permanences dans l’histoire compliquée de sa réception. La figure de l’écrivain professionnel, nègre (ghost writer) de producteurs industriels de littérature vulgaire. Le voyageur arpenteur inlassable, dormant dans les autobus. L’héritier d’une famille ruinée mais de vieille implantation, et qui devra probablement son cancer foudroyant et sa fin trop précoce à cette alimentation misérable pendant ses deux décennies de travail littéraire. Ou son amitié de toute une vie avec le communiste Frank Belknap Long, ou l’histoire à faire du cheminement collectif des intellectuels américains entre la Grande Dépression et la guerre : Joshi est le premier, probablement, à ne rien souhaiter contourner des contradictions de Lovecraft, et de ce qui en émerge pour nous aujourd’hui de responsabilité individuelle.

Enfin, l’imaginaire. Pourquoi c’est si rare et pourquoi un tel mystère. Alors c’est même avec un peu d’émotion qu’on reçoit le gros livre, sachant qu’on participe en temps réel de l’histoire qui est en train actuellement de se faire : il faudra bien que les universités et le monde intellectuel US cessent l’ostracisme imposé à un de leurs auteurs majeurs – ceux d’aujourd’hui savent ce qu’ils doivent à Lovecraft. Faire l’histoire de Lovecraft, c’est faire l’histoire de l’invention même en littérature.

Plan du Joshi :
 études biographiques, rapport au magazine Weird Tales, bibliothèque de Lovecraft, rapport au cinéma, rapport à Sonia ou à Howard ;
 études philosophiques, pensée économique de HPL, pensées sur la civilisation, matérialisme, concept de réalité et connaissance ;
 études du texte, autobiographie, rêve, références, classement des manuscrits ;
 études sur les oeuvres, sources, censures ;
 les essais de Lovecraft, sur la fiction surnaturelle, sur le fantastique, sur la poésie ;
 la réception et l’héritage.

Evidemment, dit comme cela, ça ne dit rien. Pour qui travaille au jour le jour avec le nom de S.T. Joshi sur tant de livre, on sait ce qu’on y trouve : dans la biographie, chaque oeuvre est considérée dans le moment où elle est écrite. Joshi prend ensuite le temps de son propre commentaire. Partant d’un point de vue distinct, ayant ma propre approche de l’oeuvre, mes propres recherches me mènent ailleurs : jamais, littéralement jamais, je n’ai été encombré de l’analyse de Joshi. Il ouvre à la réflexion, il ne la ferme pas. Et c’est bien en ceci que Lovecraft revient sur nos tables : écosystème incroyablement volumineux et riche, pour tout ce qui concerne l’auteur (sauf l’insoluble et inextinguible centre), toutes les questions sont à se réapproprier, librement.

Ajoutons que S.T. Joshi a un site, et que ce site comporte un blog où il ferraille au quotidien, belle leçon aussi. En juillet dernier, belle leçon : j’échange par mail avec un doctorant bordelais, ma surprise étant l’importance que Lovecraft accorde à son séjour à Nantucket, et qu’il ne cite jamais Melville... Mon correspondant fait ce qui m’aurait effrayé (ou disons plutôt que j’aime bien trouver tout seul réponse à mes questions...), et dès le lendemain nous disposions d’une réponse de Joshi avec l’ensemble des références de HPL à Melville dans ses lettres (et qu’effectivement il n’a pas goûté Moby Dick, a raté et cela et Bartleby).

Je souhaite seulement témoigner ici d’une pensée littéraire vivante, qui déborde de très loin le seul champ des études lovecraftiennes. Je propose pour cela la traduction d’un des plus courts chapitres de Lovecraft and a world in transition : la question de l’autobiographie dans l’oeuvre de Lovecraft.

Ces 12 pages (du livre grand format), parce qu’elles témoignent d’un des points les plus centraux de l’oeuvre, mais aussi parce qu’elles commencent par une citation de Maurice Lévy. Cela vous dit quelque chose ? Lorsque ceux de mon âge découvre Lovecraft, ce que nous mettons au plus haut c’est la collection 10/18. Et, sous la couverture des 10/18, un titre en un seul mot : Lovecraft. On le trouve encore aisément d’occasion.

Ce livre pour moi a vieilli, et je recommande plutôt, pour une première approche, l’essai de Houellebecq. Mais, lorsque S.T. Joshi rouvre aux USA, dans les années 70, le dossier Lovecraft, il commence par traduire en anglais le livre de Lévy.

Alors aujourd’hui, comme une boucle : voici en français un fragment du livre de S.T. Joshi, qui commence par ce qu’il doit à Lévy...

FB

 pour les bibliothèques ou les fous de Lovecraft : se procurer directement Lovecraft and a world in transiion auprès de Hippopocampus Press – et rêvons d’une édition numérique !

 la traduction ci-dessous n’a pas vocation à remplacer le livre lui-même, je n’ai pas inclus les références et les notes de bas de page – je n’ai pas inclus non plus de lien hypertexte aux traductions des textes cités, se reporter à l’index pour leur disponibilié ;

 bien sûr tout ce travail ici dans l’espoir qu’on puisse enfin, un jour, se lancer dans la traduction française de I am Providence, la bio...

 images ci-dessus : un petit extrait de ma bibiliothèque S.T. Joshi personnelle !

 

S.T. Joshi | L’autobiographie chez Lovecraft


Dans une certaine mesure, nous pouvons tous accepter l’axiome de Maurice Lévy, comme quoi « le personnage principal, dans la plupart des récits de Lovecraft – que son nom soit Charles Dexter Ward, Edward Derby, Olney, Malone, ou simplement “je” – est l’auteur ». Ce qui nous autorise, continue Lévy, à assumer que Lovecraft éprouve par procuration, sur lui-même, l’horreur de ses récits. Quoique que cette interprétation soit valide en de nombreux points, le défaut manifeste en est que les personnages de Lovecraft sont autobiographiques, mais à des degrés radicalement différents. Dans certaines histoires, les personnages sont très superficiellement autobiographiques, ou bien on leur donne certaines caratéristiques extérieures qui ne sont pas déterminantes par rapport à la globalité du récit. D’un autre côté, d’autres récits sont précisément d’autant plus poignants et signifiants parce que le personnage principal partage certaines attitudes importantes de l’auteur. Une exploration de ces degré relatifs de l’autobiographie présente dans les fictions de Lovecraft peut nous aider à mieux percevoir sa théorie souvent mal comprise de la caractérisation des personnages.

Dans beaucoup des récits de Lovecraft, l’un ou l’autre des personnages de soit donner une caractéristique de Lovecraft lui-même. Le narrateur de L’ombre au-dessus d’Innsmouth est principalement un personnage sans qualité – puisque l’emphase principale de l’histoire n’est pas sur ce qu’il est mais sur ce qui va lui arriver – mais il tient certaine idiosyncrasie de Lovecraft en personne. Il s’embarque pour un voyage en Nouvelle-Angleterre dans le but de « voir les paysages, découvrir les antiquités, remonter les généalogies » ; ainsi Lovecraft dans la vie visitait-il les villes coloniales (Marblehead, Portsmouth, Salem) et les sites antiques (Foster et Greene, Rhode Island). Quand le narrateur, contraint de rester à Innsmouth pour la nuit, dîne dans un restaurant, il déclare : « Un bol de soupe de légume et quelques crackers me suffisaient ». Et cela reflète clairement les propres habitudes de la diète parcimonieuse de Lovecraft. (Il est, bien sûr, un des rares personnages dans les fictions de Lovecraft qu’on voit simplement manger. Un autre étant Albert Wilmarth, dans Chuchotements dans la nuit quand le dîner offert est particulièrement crucial au développement de l’intrigue.) Une autre référence encore obscure, c’est la description du hall de l’Ordre de Dagon par le narrateur, avec un signe noir et or sur le socle. Dans une lettre, nous apprendrons que « je n’ai jamais aimé une autre combinaison de couleur autant que le noir et or… peut-être parce qu’ainsi était décoré le vestibule de ma propre maison d’enfance, 454 Angell Street ». On ne peut guère douter que la mention « noir et or » soit une référence consciente à sa couleur favorite ; elle souligne seulement le côté relativement secondaire des éléments autobiographiques dans ce récit. Le narrateur n’est même pas important en tant que porteur de telle caractéristiques, qu’en tant que victime de l’agression des entités d’Innsmouth, et qu’en tant que sujet du tourbillon final où il devient lui-même l’un des monstres. La narration se concentre clairement sur les horreurs d’Innsmouth – la conséquence d’une descendance maudite –, où le narrateur n’est que le véhicule pour l’exposition du thème.

D’autres éléments autobiographiques sont de la même trivialité. Dans un passage amusant de Herbert West le ressusciteur, le narrateur dit que West « ricanait secrètement de mon enthousiasme militaire occasionnel et de mon opposition à une neutralité amorphe ». Où on voit bien comment Lovecraft prend à ridicule sa propre attitude militariste pendant la Première Guerre mondiale, affichée dans des essais comme La ligue, La renaissance de l’humanité, À la racine et dans des poèmes comme L’avocat de la paix. L’anti-alcoolisme, qui avait d’abord trouvé en Lovecraft un supporter passionné (Un document remarquable, L’alcool et ses amis, Chant pour l’abstinence) provoque de la même façon une moquerie qui la sape dans dans les fameuses chansons à boire (le manuscrit qui les inclut porte le titre Gaudeamus, Réjouissons—nous) de La tombe. Mais aucune de ces deux touches autobiographiques n’est centrale dans aucune des deux histoires.

Dans d’autres récits, certains éléments autobiographiques apportent une certaine importance au thème de l’histoire, mais ne peuvent être considérées comme assez signifiantes pour amener à la conclusion que le récit se fonde sur ces éléments. Dans La tombe, le personnage principal partage certainement le goût de Lovecraft pour l’antique, mais cette passion pour l’ancien n’est justifiée que par sa fascination inhabituelle pour la mort. Pour s’en assurer, le narrateur est « d’un tempérament incompatible avec le formalisme des études et les récréation sociales de mes connaissances », comme ce fut le cas pour Lovecraft, lequel passa « ma jeunesse et mon adolescence dans des livres anciens et peu connus, et à explorer les champs et ravins du pays qui entourait la vieille maison familiale », comme Lovecraft le fit certainement aussi ; mais, définitivement, le narrateur ressemble bien plus à certains personnages de Poe qu’à Lovecraft, quand Lovecraft le décrit comme « mélancolique, intellectuel, hautement sensible, capricieux, introspectif, isolé et parfois un peu fou ». L’ensemble du récit est saturé d’éléments à la Edgar Poe – le narrateur remarque qu’il est « un rêveur et un visionnaire », phrases qui trouvent leur écho dans certaines des Histoires extraordinaires, comme Bérénice, où le narrateur prétend que « sa lignée a été appelée une race de visionnaires » – au point que les personnages de Lovecraft n’accèdent jamais à une vraie vie.

La passion de l’ancien, si prégnante dans la vie de Lovecraft, est convoquée avec une force encore plus grande et avec bien moins d’affectation dans L’affaire Charles Dexter Ward. Les détails autobiographiques du roman – les éléments extérieurs de la personnalité de Ward, les descriptions pointilleuses des lieux de Providence – sont presque trop nombreux pour qu’on les mentionne ; particulièrement frappent, le retour de Ward à sa maison de Providence après son séjour de trois ans en Europe, si parallèle au retour de Lovecraft à sa ville natale après ses deux ans à New York ; ainsi le fait que Lovecraft transcrit dans son roman, presque mot à mot, certains passages de ses lettres décrivant Providence montre clairement comment il incorpore bien des éléments de sa propre vie dans le récit. Mais au bout de l’analyse, ces détails restent seulement des détails. La passion de l’ancien chez Ward est seulement une astuce pour introduire les machination du personnage réellement principal, Joseph Curwen ; Ward devient seulement l’infortunée victime dont la mort sera vengée à la fin par le Dr Willett. C’est seulement par hasard que nous percevons que dans certains passages Lovecraft tisse d’authentiques parallèles avec sa propre vie et des idées qui sont centrales dans sa pensée.

Deux autres cas ambigus : Un air glacial et L’Étranger (The Outsider). Que le premier soit inspiré au moins en partie par la propre incapacité de Lovecraft à supporter le froid est indéniable ; mais il a développé ce germe en sujet qui rejoint un thème décisif dans son oeuvre : le thème faustien d’une quête de savoir qui englobe la mort (que révèlent aussi, chacune à sa façon, Laffaire Charles Dexter Ward, La chose sur le seuil et Herbert West le ressusciteur). L’inspiration autobiographique est entièrement submergée par ce thème ; tout comme le même élément a une importance encore moindre dans Les montagnes hallucinées, bien qu’ici encore il ait pu servir de base à l’inspiration. De même, pour L’étranger, il est certainement tentant de supposer que Lovecraft ait dissimulé dans le personnage central la façon dont il se percevait ; et une interprétation autobiographique tentante (suggérée par Dirk W Mosig) est que l’histoire a été écrite peu après la mort de la mère de Lovecraft, en mai 1921. Malheureusement, aucune preuve concrète n’a émergé pour corroborer cette théorie. Et l’enfance malheureuse du personnage principal n’a aucune ressemblance avec celle de Lovecraft, qui s’est toujours souvenu avec fierté de son enfance, aussi atypique qu’elle ait pu être ; il a plutôt déclaré : « L’enfer c’est d’être adulte ». La découverte par le narrateur de sa propre apparence monstrueuse peut sembler pour partie reliée au fait que la mère de Lovecraft le trouvait « laid », voire « hideux » ; il semble impossible de nier qu’il était victime d’un fort complexe d’infériorité quant à son visage, enraciné de façon si poignante qu’il déclare une fois à sa future épouse : « Comment une femme pourrait aimer un visage comme le mien ? » Il n’empêche que L’étranger, comme La tombe sont si clairement dérivés d’Edgar Poe (ce que Lovecraft a admis lui-même) qu’il semble possible d’établir un parallèle certain avec sa propre vie et caractère. Les quatre premiers paragraphes du récit – qui semblent receler plusieurs éléments autobiographieiques – sont presque une paraphrase des paragraphes d’ouverture de Bérénice.

Quoique intrigant, un élément autobiographique, dans Dans l’abîme du temps, n’est qu’accessoire dans le récit. L’amnésie qui se saisit de Nathaniel Paislee date dii 14 mai 1908 au 27 septembre 1913 ; comment ne pas faire le parallèle avec le retrait d’ermite de Lovecraft dans la même période ? En 1908, sa « santé marque le pas complètement », et il ne guérit pas avant 1913, quand il commence sa célèbre bataille littéraire dans Argosy et rejoindra pour finir le mouvement du journalisme amateur. La coïncidence de dates mentionnée ci-dessus n’est pas du tout centrale pour le thème du récit, mais peut être considérée comme une sorte de clin d’oeil ou mi-plaisanterie que seulement lui-même et quelques proches pouvaient comprendre.

Dans nombre des histoires du début, cependant (aussi bien que dans certaines plus tardives), on confère au personnage principal des attitudes si centrales aux opinions de Lovecraft qu’on peut quasiment lire ces récits comme des essais fictionnalisés. L’ouverture célèbre et amère de Lui, témoignant de la haine grandissante de Lovecraft pour New York – « que du sordide et de l’égarement, la prétention nocive de s’élever en posant pierre sur pierre /…/ et les flots de peuple qui se bousculaient dans ces ravins qui se voulaient des rues » sont certainement un cri du coeur de Lovecraft, et le narrateur qui fuit cette réalité tapageuse pour la nuit et le passé reflète certainement son dégoût de la modernité grossière de la métropole. Particulièrement poignante, la conclusion du narrateur, quand il remarque qu’il est maintenant « reparti pour ses terres de Nouvelle-Angleterre, porté par un bon vent de mer, dès le bateau du soir », alors qu’en fait Lovecraft ne reviendrait pas à Providence neuf mois après l’écriture de Lui : il peut difficilement y avoir plus parfaite expression d’un souhait par anticipation que ceci. Horreur à Red Hook, terminée à peine une semaine avant Lui, début août 1925, reflète aussi ce dégoût de Lovecraft pour New York, mais cette fois non pas directement via le personnage principal, Thomas Malone, d’un mysticisme que certainement Lovecraft ne partage pas (« La vie quotidienne était devenue pour lui la fantasmagorie de macabres études menées dans l’ombre ; tantôt faisant miroiter et lorgnant les pourritures dissimulées comme dans la meilleure façon de Beardsley, tantôt évoquant la terreur derrière les formes et objets les plus communs, à la façon subtile du travail le moins évident de Gustave Doré »). Dans une de ses dernières lettres, Lovecraft fait la remarque suivante : « Bizarrement, pour quelqu’un dont les origines mêlent pays de Galles, Devon et Cornouailles, donc une bonne proportion de sang celte – le côté surnaturel de mon imagination n’est pas du tout celte, non seulement il me manque, mais je déteste la tentation celte fantasmatique pour les mondes non-réels. » De quoi se demander si, en fait, le personnage de Malone n’a pu se baser sur le gallois Arthur Machen, dont Lovecraft découvre l’oeuvre en 1923. La façon dont le poétique Malone est avalé par la saleté et décadence de Brooklyn peut être la réponse de Lovecraft aux difficiles années de Machen à Londres (elles que racontées dans son autobiographie), et aux expériences similaires du personnage autobiographique de Machen, Lucian Taylor, dans La colline des rêves.

Dans Horreur à Red Hook, la dimension autobiographique n’est perceptible que par les lieux, pour lesquels Lovecraft s’est appui sur ses propres excursions et locations. Même chose pour plusieurs des récits situés soit à Providence (La maison maudite, L’appel de Cthulhu, L’affaire Charles Dexter Ward, Celui qui hante la nuit) ou en Nouvelle-Angleterre (Le portrait dans la maison, Le festival, Dans le caveau, Le modèle de PIckman, L’horreur de Dunwich, Chuchotements dans la nuit). On sait parfaitement que Lovecraft a basé Le modèle de Pickman en un lieu précis de Boston, tandis que pour Le festival il écrit : « C’est une tentative sincère de retranscrire l’impression que m’a donnée Marblehead quand j’y suis venu pour la première fois – un soir sous la neige, le 17 décembre 1922 ». Dans la présente étude, je me limiterai cependant aux éléments autobiographiques des fictions de Lovecraft liés aux personnages.

Dans Celephaïs, le personnage principal comporte des traits notables de Lovecraft lui-même. Non seulement Kuranes est « le dernier de sa famille », « son argent et ses terres disparus », mais « il ne s’occupait pas de comment les gens se comportaient avec lui, et préférait rêver et écrire à propos de ses rêves ». De plus, Kuranes « n’était pas moderne, et ne pensaient pas comme les autres auteurs. Tandis qu’ils s’efforçaient d’arracher à la vie les mythes brodées sur ses robes, et de les coudre sur l’immonde chose nue et laide qui est la réalité, Kuranes le recherchait dans l’imaginaire et l’illusion, et le trouvait à sa propre porte, dans le souvenir nébuleux des contes d’enfant et de ses rêves ». Non seulement il s’agit d’une transcription précise de l’attitude de Lovecraft à cette époque de sa vie, n’importe comment on le considère), mais c’est aussi le germe de la grande quête de cette « ville du crépuscule » qu’entreprend Randolph Carter dans Recherche en rêve de Kaddatrh l’inconnue, et La clé d’argent. Et c’est plus ou moins précisément la personnalité de Kuranes qui provoque les événements rapportés dans Celephaïs : on peut donc affirmer que la composante autobiographique est un élément pivot du récit.

La chose sur le seuil est probablement le récit dans lequel a puisé la plus grande quantité de matière dans sa propre vie. Avec quelques bizarreries que nous examinerons plus loin, le personnage d’Edward Derby apparaît comme étant Lovecraft lui-même :

« Peut-être que cette éducation privée et cette réclusion choyée ont contribué à cette floraison prématurée. Dès l’enfance, le constat de sa faiblesse organique alarma ses parents, qui le gardèrent soigneusement à leurs côtés. Il n’était pas autorisé à sortir sans sa gouvernante, et n’eut que rarement l’occasion de jouer sans entraves avec d’autres enfants. Tout cela contribua sans aucun doute à l’étrange vie intérieure et secrète de l’enfant, avec l’imagination comme seule voie de liberté. »

De même, on trouve un peu plus loin : « La mère d’Edward mourut quand il eut trente-quatre ans, et pendant des mois il fut réduit à rien par une sorte d’incapacité psychologique. » La mère de Lovecraft mourut quand il avait trentre-et-un ans, et lui aussi en fut perturbé pendant une bonne période. « Il semblait ensuite en ressentir une sorte d’euphorie grotesque, comme si on l’avait partiellement délivré d’invisibles liens. il commença à s’introduire dans cette bande la plus “avancée” de l’université, malgré son âge mûr ». Ce dernier détail à mettre peut-être en rapport avec les fréquents voyages à New York après la mort de sa mère (son premier voyage à la métropole en avril 1922) et l’amitié avec des individualités aussi sophistiquées que Frank Belknap, Samuel Loveman, Alfred Galpin et plus sporadiquement Hart Crane. Et on retrouve dans le personnage d’Asenath Waite des traces de la nature sur-possessive et dominatrice commune aux personnalités de sa mère et de Sonia, l’épouse. En tout cela, Lovecraft témoigne d’une capacité aiguë d’auto-psychanalyse et qu’il établisse des liens signifiants entre l’affection de Derby pour sa mère et pour Asenath (à la fois la mère de Lovecraft et Sonia) anticipe les analyses récentes de nombreux critiques. Cependant, comme je l’ai dit, le thème du récit c’est plutôt la prolongation de la vie par des moyens au-delà de l’humain, et clair le message philosophique que le mariage n’est pas une institution garantissant la bonne santé – au moins pour quelqu’un pour Lovecraft ou Derby. C’est clair aussi, dans un contexte différent, dans Horreur à Red Hook.

Nous avons encore à examiner les éléments autobiographiques d’un autre ensemble de récits. Ceux qu’on nomme les récits de Randolph Carter. Alors que c’est un truisme de dire que Carter est Lovecraft, on semble avoir négligé que la personnalité de Carter est différente dans chacune des quatre (voire cinq) histoires où il apparaît. Le dernier récit signifiant, de ce point de vue de l’autobiographie, c’est La déposition de Randolph Carter. Si ce récit se présente comme la simple transcription d’un rêve, les personnages n’en sont pas importants ; d’ailleurs, Lovecraft cherche d’abord à capturer les images d’horreur présentes dans le rêve. À Carter il donne quelques-uns de ses caractéristiques extérieures – en particulier ses “frissons nerveux” – mais seulement comme un outil commode, et parce que Lovecraft lui-même tient de le rôle de Carter dans son rêve, exactement comme Samuel Loveman tient celui de Harley Warren. L’élément autobiographique est certainement secondaire dans le récit.

Dans L’innommable (souvent inexplicablement oublié en tant qu’un des récits avec Carter), se révèle une opposition parfaitement opposée. Ici, aucune caractéristique physique pour être décrite, mais seulement leurs attitudes respectives pendant qu’ils débattent des mérites des histoires surnaturelles. L’histoire est de fait un constat suffisamment précis des principes esthétiques de Lovecraft, même si souvent le langage utilisé reste entre un cynisme et une satire à la Bierce qui amoindrit quelque peu le sérieux du message par son exagération. Carter, ici un auteur de fiction surnaturelle, est certainement Lovecraft ; mais qui est Joel Manton ? Une allusion à Maurice Moe ? Manton est le « directeur de la High East School » ; Moe enseigne l’anglais à la West Division High School de Milwaukee. Manton croit que « Nous savons les choses seulement au travers de nos cinq sens ou nos intuitions religieuses ». Lovecraft avait fréquemment des disputes avec Moe à propos de religion, déclarant gravement une fois : « Il est peut-être plus facile d’avoir la vue courte et de rester orthodoxe comme Moe, confiant dans la providence divine » ; L’innommable est moins une histoire qu’un essai fictionnalisé ; et sa ressemblance à des oeuvres de Poe comme Le démon de la perversité ou L’enterrement prématuré°. Il est vrai cependant que ce récit s’emboîte avec difficulté dans ce qu’on est convenu d’appeler « le cycle Randolph Carter » (quoique jamais Lovecraft ne l’ait nommé ici), contrairement aux quatre autres récits où il apparaît ; et les principes esthétiques qui y sont présents seront plus pleinement développés dans les trois histoires suivantes.

La chronologie des trois récits Randolph Carter qui suivent reste confuse, puisqu’il semble que La clé d’argent fut écrite avant (ou, pour le moins, avant l’achèvement de) Kaddath l’inconnue, et bien que les événements qui s’y sont produits pour Carter sont postérieurs à ceux de ce dernier. On peut seulement en conclure que Lovecraft avait certainement une idée claire du dénouement de la Kaddath, même si Derleth écrit curieusement qu’il « ne semble pas avoir un plan très précis » pour le roman. La quête de Carter pour sa « ville du crépuscule » et qu’il la découvre dans les souvenirs de son enfance trouve de forts échos dans la pensée de Lovecraft, même si on peut difficilement imaginer que beaucoup des épisodes, ou incidents à la Ulysse structurant le roman (souvent rapportés dans une ironie et un humour involontaires) aient une quelconque résonance autobiographique. La clé d’argent, plus concise et sérieuse (et amèrement cynique) revient au thème central de Celephaïs et de Kaddath, mais il y a bien sûr beaucoup de détails de la vie de Carter qui n’ont certainement aucun lien avec celle de Lovecraft : Lovecraft n’a jamais essayé de s’engager en religion (même pas été tenté de le faire)), ni de goûter « aux libertés modernes » (à moins d’y voir une allusion éloignée à sa période de sophistication décadente dans les années 20) ; que Carter essaye tous ces aspects de la vie sont plutôt des symboles pour exprimer « comment toutes les aspirations humaines sont superficielles, inconstantes et dépourvues de sens ». La clé d’argent est encore moins une histoire que L’innommable, et reste aussi proche de l’allégorie philosophique que tout ce qu’écrit Lovecraft.

Carter complète sa métamorphose depuis celui de personnage ordinaire (La déposition de Randolph Carter) à celui de porte-parole des idées de Lovecraft (L’Innommable), et à celui de pur symbole (Kaddath, La clé d’argent) dans À travers les portes de la Clé d’argent. S’agissant d’un effort de collaboration artificielle entre Lovecraft et E. Hoffmann Price, ce récit manque pour le moins d’unité et souffre d’une construction maladroite, alors qu’il recèle un des plus superbes écrits cosmiques des fictions de Lovecraft. Ici, Carver oscille entre être l’outil principal pour convoyer le message philosophique principal, et une figure animée saisissante, démontrant plus de vigueur que n’importe quel autre personnage de Lovecraft. Thomas Malone, le personnage principal de Horreur à Red Hook, et Carter lui-même dans Kaddath. Dans aucune de ces incarnations, Carter ne présente de similarité, ni avec Lovecraft, ni avec aucun des personnages tels qu’il les incarne dans les autres récits Randolph Carter. Ainsi, ce constat comme quoi « Randolph Carter est Lovecraft » prend des chemins différents, et évidemment pas du tout applicble au dernier des récits.

En parvenant à ce point, revenons sur quelques curiosités dans les descriptions que fait Lovecraft de quelques-uns des personnages évoqués ci-dessus. Revenons à La chose sur le seuil. Si nous avons déterminé de façon qu’Edward Derby y est Lovecraft, alors quoi faire de cette précision : « Il (Derby) était l’élève le plus phénoménal que j’avais jamais connu ». Est-ce que Lovecraft pourrait être si arrogant qu’il écrirait une telle chose de lui-même ? Cela semble hautement improbable. En même temps, ses lettres de jeunesse révèlent une grande admiration pour la précocité de son camarade Alfred Galpin : « Il est exactement comme moi, sauf pour le niveau. Pour le niveau, il m’est immensément supérieur », écrit-il en 1921 ; et en 1923 il appelle Galpin « l’intellect le plus brillant, le plus précis, avec une dureté d’acier, que j’ai jamais rencontré ». Galpin était d’onze ans le cadet de Lovecraft, de même que Derby est de huit ans le cadet de Daniel Upton, le narrateur de La chose sur le seuil. De plus, Galpin disposait dans sa jeunesse d’une grande force de séduction féminine : la figure de tutorat évoquée par Lovecraft avec le personnage « Damon », et tout ce qui est dit de Damon pris au piège par différentes nymphes parle de Galpin. La pièce Alfredo (dont le personnage central est à l’évidence Galpin) reprend aussi ce thème, qui resurgira dans la relation de Derby avec Asenath Waite.

Et cette identification de Galpin avec certains traits de Derby débusque d’autres curiosités : Galpin n’a certainement jamais écrit « des vers d’un fantastique sombre et quasi morbide », et n’a jamais publié ce recueil de poésie, Azathoth et autres horreurs pour ses dix-huit ans/ Mais est-ce que la publication en 1912 de The star treader and other poems de Clark Ashton Smith, en relation avec Lovecraft depuis 1922, n’avait pas fait sensation, alors que l’auteur n’avait que dix-neuf ans ? D’autant plus qu’il est mentionné que Derby « était un proche correspondant du célèbre poète baudelairien Justin Geoffrey, qui mourut dans un asile psychiatrique en 1926 ». Et Smith était une relation proche de George Sterling, dont le suicide, curieusement, advint en 1926. Et la figure de Justin Geoffrey était elle-même l’invention de Robert E Howard, dans The black stone (1931) et la date de sa mort coïncide avec celle fournie par Howard (quand il précise que Geoffrey meurt cinq ans plus tôt), faisant apparaître cette nouvelle coïncidence que Geoffrey et Sterling décèdent la même année. Derby est donc pour le moins un curieux amalgame de Lovecraft, Galpin et Smith, ainsi que peut-être Samuel Loveman ou Frank Belknap Long, dont l’extrême sensibilité et timidité est un point commun avec Derby. Si on peut dire que la base de la personnalité de Derby est celle de Lovecraft, il emprunte certains de ses traits et détails plus superficiels aux relations de Lovecraft.

Si nous revenons à La clé d’argent, nous y trouvons également de curieuses descriptions de Randolph Carter :

« Alors il se remit à écrire des livres, ce qu’il avait cessé en cessant de rêver. Mais, là non plus, pas de plaisir ni exaucement, parce que le poids de la Terre était en lui, et plus possible d’imaginer de belles choses comme il le faisait dans le passé. Un humour ironique mettait à bas tous les minarets qu’il apercevait au crépuscule, et la peur d’une impossibilité terrestre balayait toutes les fleurs si délicates et surprenantes de ses jardins féériques. La convention d’une pitié assumée chargeait de mièvrerie ses personnages, tandis que le mythe d’une réalité prégnante, la signification des événements humains et leurs émotions ravalaient toute l’ampleur de son imagination à une allégorie mesquinement doublée d’une satire sociale à bas prix. Ses nouveaux romans eurent autant de succès qu’en avaient eu les anciens : et comme il avait appris combien ils devaient se faire vide pour complaire aux foules vides, il les brûla et cessa d’écrire. C’étaient de très jolis romans, dans lesquels il riait avec urbanité des rêves qu’il dessinait gracieusement, mais il sentait combien leur sophistication avait enlevé d’eux toute vie. »

Cela ne sonne vraiment pas comme une description de l’oeuvre de Lovecraft, tant il s’est toujours revendiqué d’écrire seulement pour son « expression personnelle », malgré l’influence inconsciente et corruptrice qui le cernait, écrivant en permanence pour le marché des magazines. Il est vraiment rare que Lovecraft use d’un « humour ironique » dans ses fictions ; cela se produit dans La clé d’argent elle-même, ou L’étrange maison haute dans la brume (avec une même aigreur juvénile), et dans quelques autres récits. Mais si cette description ne s’applique pas à Lovecraft, qui donc elle vise, si elle n’est pas seulement un élément organique du récit ? Qu’on relise alors ce commentaire sur l’oeuvre de Dunsany, écrit en 1936 :

« Bien sûr Dunsany est inégal, mais son dernier travail… ne peut être comparé à ses premières oeuvres. Alors qu’il gagne en âge et en sophistication, il perd en fraîcheur et en simplicité. Il a pris honte d’être aussi naïf hors toute critique, et commença à marcher à côté de ses récits, se moquant visiblement d’eux à mesure qu’ils avancent. Au lieu de rester ce que doit être le vrai imaginatif – un enfant dans le monde des rêves de l’enfance – il semble anxieux de monter qu’il est réellement un adulte dont la généreuse nature lui permet de prétendre être un enfant dans le monde de l’enfance. »

Dunsany apparaît alors comme modèle très pertinent pour cet aspect de la personnalité de Carter ; bien sûr, ce choix est d’autant plus fondé que l’oeuvre de Dunsany a inspiré Lovecraft pour ses imitations, dont Kaddath et La clé d’argent peuvent être considérées comme les meilleurs exemples. Ici, à nouveau, nous trouvons en Carter un amalgame de Lovecraft et d’une figure dunsanienne, qui joue une part importante dans son développement philosophique et littéraire.

Un autre exemple intéressant d’autobiographie : Chuchotements dans la nuit. Les recherches de Donald R Burleson indiquent que le personnage de Henry Akeley est en partie basé sur Vrest Orton, l’associé de Lovecraft domicilé dans le Vermont, bien qu’il ait existé un réel paysan du Vermont nommé Bert G Akley que Lovecraft a rencontré dans son voyage de 1928, et dont les traits semblent avoir contribué au portrait d’Akeley ; bien sûr, toute la géographie du récit semble être une compilation des impressions reçues dans le Vermont – lors des voyages avec Orton et le poète Arthur Goodenough – en 1927 et 1928. (Des passages descriptifs de l’essai Vermont : premières impressions, 1927) seront directement intégrées dans le récit, même si la sauvagerie du paysage a été amplifiée.) Mais Akeley comporte aussi des ressemblances avec Lovecraft. En plus de s’engager dans des études à la frontière du surnaturel, Akeley est aussi ancré dans son sol natal que l’était Lovecraft : « Ce n’est pas facile de renoncer au lieu où vous êtes né, et où vit votre famille depuis six générations ». Akeley écrit à Wilmarth ; et de nouveau : « J’espère être prêt à déménager dans une semaine ou deux, même si cela me tue presque d’y penser ». Bien sûr, c’est précisément l’impossibilité d’Akeley à partir qui causera sa perte – même si cela ne nous autorise pas à en déduire que Lovecraft ait jamais regretté son « sens du lieu » ; plutôt c’est cette facette du personnage d’Akeley qui explique qu’il n’ait pas fui l’horreur bien plus tôt, et que nous puissions le comprendre comme motivation parfaitement justifiée. En revanche, que la personnalité d’Akeley ne soit pas complètement centrale dans la marche du récit (la principale emphase concerne l’établissement et la machination des entités de Yuggoth ] les « phénomènes » que Lovecraft reconnaît comme étant les vrais « héros » d’un récit fantastique), relativisent l’importance de l’élément autobiographique, ce qu’il est pourtant.

Le dernier exemple ne concernera pas l’amalgame de plusieurs figures réelles dans la personnalité d’un personnage fictionnel, mais la relation entre un personnage de fiction et une figure réelle passée inaperçue. Dans L’ombre sur Innsmouth on nous fait décrit ainsi Barnabas Marsh (le « vieil homme »), dont le négoce dans les mers du Sud a entraîné la dégénération des habitants d’Innsmouth : « Il avait été autrefois un dandy d’importance, et les gens disaient qu’il avait conservé sa redingote des temps edwardiens, qui s’adaptait curieusement à sa difformité actuelle ». À comparer avec ce jugement concernant Oscar Wilde, dans une lettre de Lovecraft à Derleth :

« En tant qu’homme cependant, aucune défense possible d’Oscar Wilde. Son personnage, non incompatible avec une délicatesse de manières qui imposait une coquille extérieure de décence décorative et de décorum, était si profondément pourrie et méprisable qu’il est possible à un homme de l’être… Ainsi son absence de goût moral que nommons le sens moral, et que ses dérélictions n’incluent pas seulement les petits et grandes injures, mais toutes ces petites malhonnêtetés, sournoiseries, pusillanimités et autres marques de mépris affectées qui sont autant l’apanage des butors et des goujats que celui des vauriens. C’est une circonstance amusante que lui, qui réussi pendant un temps à être le “prince des Dandies”, n’a jamais été ce qu’on nomme un gentleman… Il est difficile d’éprouver de la charité ou de de l’affection pour ce vieux viveur boursouflé, dissipé et malade qui qui a virtuellement pourri sur place et explosé comme le Valdemar de Poe ce jour gris de l’hiver 1900. »

Le mot « dandy » trouve ici un usage particulier. Lovecraft condamne certainement le vieux bonhomme Mars et Oscar Wilde pour leurs pratiques sexuelles non orthodoxes, même si la nature de ces pratiques était radicalement différente pour chacun.

D’où notre conclusion que les personnages de Lovecraft – lors qu’ils ne sont pas absolument dépourvus de spécificité – tendent à partager certains de leurs traits non seulement avec leur créateur, mais avec des figures que leur créateur a rencontré soit dans la vie, soit dans la littérature. Et noter cependant que dans l’énorme majorité des cas, l’élément autobiographique (rapporté aux traits de personnalité des personnages fictifs) n’est pas central pour le thème du récit, et parfois simplement absent. Il serait difficile de trouver un écho lovecraftien significatif à n’importe quel des personnages présents dans un récit comme Les montagnes hallucinées, Dans l’abîme du temps, La couleur tombée du ciel, L’horreur de Dunwich, L’appel de Cthulhu et bien d’autres récits considérables, autant que pour la plupart de ses récits « dunsaniens ». Les personnages, dans la plupart de ces récits ne nécessitent pas de caractéristiques significatives pour le développement du récit ; dans ces récits, où le personnage semble disposer d’une importance intrinsèque Lovecraft leur confère un semblant de réalisme en les basant sur ses propres attitudes ou celles de ses proches. Ainsi, ce qu’il écrit à E. Hoffmann Price :

« Chacun de nous est plus ou moins complexe, aussi nos personnalités ont bien plus qu’un côté. Si nous sommes suffisamment intelligents, nous pouvons créer à partir de nous-mêmes autant de personnages différents que nous avons de facettes à notre personnalité – en prenant dans chaque cas l’essence singulière et remplissant le reste du personnage avec du matériel fictif aussi différent que possible de n’importe quoi dans nos vies ou dans les autres personnages que nous avons précédemment créés avec d’autres facettes… Une autre façon de créer de faire dériver des personnages différents c’est juste l’observation directe et précise. Il n’y a souvent aucun besoin d’être spécialement fertile pour imaginer des motifs étrangers et des manières pas du tout aptes à personnifier ces différentes faces de nous-mêmes ; mais juste être capables d’entregistrer différents caractères à travers notre simple perception et mémoire fidèle de comment des personnes que nous avons réellement connues ont agi et nous ont semblé percevoir et penser. Si nous procédons ainsi, nous avons l’obligation de posséder un bassin de relations suffisamment vaste pour présenter une grande variété de gens de toutes classes, et construire un réservoir assez ample pour y puiser. Et nous sommes alors arables de peupler une histoire bon seulement avec des personnages tirés de nous-mêmes (même si cela sera naturellement le moyen le plus fort et le plus vivant, puisque jamais nous ne pourrons connaître quiconque aussi bien que nous nous connaissons nous-mêmes), mais de ces personnages dessinés d’après tous ceux que nous avons étudiés. »

Mais il est évident que cette caractérisation compte peu pour Lovecraft, parce qu’elle ne peut alimenter son but narratif : la représentation de l’étendue du cosmos, et le peu qu’y représente l’humanité. Avec un tel principe de base pour son travail, il serait positivement inconcevable que que les personnages puissent entraver le récit avec leurs propres caractéristiques :

« Les individus et leur destin à l’intérieur des lois naturelles ne m’émeuvent que très peu. Il s’agit toujours de bagatelles momentanées émanant du néant commun pour aller vers un autre néant commun. Il n’y a que la trame cosmique en elle-même – ou tels individus qui qui en symbolisent les principes (ou la méfiance de ces principes) – pour accrocher vraiment mon imagination et la mettre en état de travail. En d’autres mots, les seuls « héros » à partir desquels je puisse écrire sont des phénomènes.

Cette caractérisation, alors, est d’une importance secondaire pour Lovecraft ; et son seul soin est de rendre ses personnages suffisamment réalistes pour ne pas risquer qu’ils ne nous convainquent pas. Et la principale mine pour ces personnages est alors lui-même : « puisque nous ne pouvons jamais connaître quiconque aussi bien que nous nous connaissons nous-mêmes. »

 

© S.T. Joshi, « Autobiography in Lovecraft », extrait de « Lovecraft and a world in transition », Hyppopocampus Press, 2014 – traduction FB.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 octobre 2015
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