034 | 47°22’56.18 N – 0°42’42.02 E

inondons les pauvres – une visite à Point Zéro, qui ne sera jamais rond-point


 

 ceci est le 34ème rond-point visité, voir liste des précédents ;

 première visite ? voir la présentation générale du projet, qui inclut aussi des invitations et un journal ;

 état actuel du protocole : vues depuis le rond-point devenu chambre à photographier la ville (16 photos) ; vue aérienne © mappy.com avec le rond-point dans son contexte (1 copie écran) ; vidéo lecture (6’20), vidéo captation neutre (5’10) ; un livre enterré (voir protocole livres enterrés) ;

 performances YouTube la littérature se crie dans les ronds-points ;

 en partenariat Pôle des arts urbains Saint-Pierre des Corps (pOlau) & Ciclic.

 

journal de voyage


C’était fin janvier, jours courts et ciels d’hiver, Barbara Rivière m’accueillait dans son bureau de la direction de l’urbanisme à Saint-Pierre des Corps, un bâtiment carré et nous en haut avec les deux fenêtres de chaque côté de l’angle, une presque en surplomb de l’infini des voies, l’autre vers l’infini de la ville. C’était un vendredi soir, et à mesure que l’après-midi avançait, l’impression qu’on n’était plus que deux dans tout le bâtiment désert, celui des services techniques de la ville.

Sur la table entre nous, une très grande carte papier dépliée – ces cartes administratives du cadastre, qui semblent presque nées d’équations mathématiques – et tout au long des 2 heures (je n’ai pas mis le magnétophone, je n’ai pas fait de photo), elle désignait simplement des points sur la carte et levait un ensemble de questions, comme dans ce grand livre classique de L’art de la mémoire de Frances Yates, chaque question spécifiquement associée à un rectangle, un rond, un trait noir parce que tout cela était routes, maisons, rails, élévations, hydrologie ou industrie.

En résumé, ce que nous nommons Saint-Pierre des Corps n’existe plus. Il y avait ce canal, et de l’autre côté du canal le vieux village avec son église – donc Saint-Pierre des Corps. Le canal a été enterré, l’autoroute est venue passer par dessus et tout écraser, et de l’autre côté désormais c’est directement Tours.

Ce que nous nommons Saint-Pierre des Corps, c’est donc très précisément cet ensemble de terrains en longueur, avec au nord la Loire et au sud le Cher. Risque d’inondation ? Bien sûr, et pour la Loire on a la liste précise des crues, l’énigme de leur rythme et qu’on approche probablement d’une prochaine. Mais Barbara Rivière montre des points entre la Loire et le Cher : à proximité presque immédiate du confluent, une très grande nappe phréatique. Saint-Pierre des Corps flotte sur l’eau. L’inondation, c’est lorsque la nappe remonte, et non pas parce que les fleuves débordent.

Alors on va se promener encore plus près dans les quartiers : ainsi, la ville n’est jamais construite au-delà de 27% de la surface du sol. Raisons élémentaires d’évacuation et d’infiltrations. On peut continuer à construire, mais le ratio restera similaire. Ainsi, de 1910 à 1950, la façon qu’ont eue les maisons traditionnelles de suréléver les entrées, et que le plan principal de la maison soit au-dessus d’une cave, à un mètre du sol : l’habitat traditionnel, dit particulier tourangeau, s’est mis comme sur pilotis. Et des maisons comme ça, et la proportion des jardins, soudain vous voyez déjà autrement les longues rues sinueuses. Mais, depuis les années 50, on a oublié... Aux architectes d’aujourd’hui, la ville demande d’intégrer ces paramètres dans le geste de création même, mais quelques milliers de maisons, ne l’ayant pas respecté, risquen quelque surprise.

Saint-Pierre des Corps, c’est les ateliers SNCF, c’est ici (où travaillait le père du poète Yves Bonnefoy), qu’on répare les wagons usés des RER et TER parisiens. Un carrefour ferroviaire né dans le milieu du XIXe siècle, à l’intersection du Nantes-Orléans et du Paris-Bordeaux. Et, à peine inaugurée, la ligne Paris-Tours a subie une de ces crues. Résultat, et on ne comprend pas, écoutant Barbara Rivière, comment une telle évidence a pu vous échapper 15 ans durant, l’ensemble des voies est hissée sur un ballast de 2 mètres de haut.

C’est une nouvelle digue qui enserre la ville, côté sud, et la sépare en deux villes distinctes. Côté nord, les habitations dans la zone inondable cernée à l’ouest par le mur de l’autoroute et la digue qui protège Tours, cernée au sud par la muraille du ballast. Au point que la nouvelle ligne de tramway, qui désenclavera Saint-Pierre et honorera la zone commerciale des Atlantes, Auchan, Ikea et les autres, auprès de laquelle on croise tant de silhouettes à pied chargées de sacs et poches, en route vers des cités qu’on ne voit pas, passera sous les voies sans même qu’il soit besoin (ou presque) de creuser de tunnel.

C’est une question, cette séparation de la ville : là où est Point Haut, entre les voies et le Cher, c’est la zone industrielle. Elle est mitée de bâtiments morts, dont les immenses anciens Magasins Généraux de la SNCF. Mais à Saint-Pierre des Corps on dit seulement zone à réindustrialiser et on se refuse à vendre à des promoteurs : les écoles et les structures sociales sont au nord de la muraille des voies, et on ferait habiter les gens au sud ?

Et c’est l’immensité des trois ponts qui se lancent à l’assaut de la traversée...

Alors maintenant Point Zéro. C’est un lieu de passage incessant : quand on arrive à Saint-Pierre des Corps depuis la Loire, on laisse à gauche la rue qui va vers la gare, et juste après on s’enquille à droite sous l’autoroute. C’est majestueux, bien sûr, ce paysage souterrain disproportionné. On ne sait pas que c’était l’ancien village, près de son canal. On n’accomplirait plus aujourd’hui une telle forfaiture. Mais la digue qui sépare le Tours bourgeois du Saint-Pierre ouvrier sert aujourd’hui de coulée verte pour le jogging.

Simplement ils sont toujours là, les bastaings de la honte : en deux endroits sous Point Zéro, des stocks de bastaings en bonne tôle de 8 soudée. Que la crue vienne, et on les place dans les rainures ménagées dans les deux rues qui mènent à Tours. Saint-Pierre des Corps, entre les voies et le fleuve, est submergé, Point Zéro devient magnifique piscine urbaine, et Tours garde ses chaussettes au sec.

Je crois que tant qu’on verra ici, sous le béton, les bastaings prêts à l’emploi, il pèsera sur cette ville une sorte de honte sociale que rien ne pourra affaiblir.

Alors, pourquoi ici, si ce n’est pas un rond-point ? Mais dites-le moi, vous lecteur, comment vous feriez un rond-point ici, avec la sortie de la route express à 4 voies qui longe l’autoroute (8 voies de ciment et bitume séparent les 2 villes), avec la priorité à droite pour la rue qui repart vers Tours et toutes les voitures qui en viennent, l’entrée personnel du centre SNCF, qui s’en sert de parking comme si ça leur appartenait (à moins que cela leur facilite l’accès aux marchandises herbeuses ou poudrées qui se vendent ici, où les cachettes sont multiples et les issues nombreuses, ou aux péripatéticiennes qui y exercent ?), et l’étroit tunnel à voie unique, et donc feu rouge pour l’alternance, qui permet aux voitures de ramper sous les voies, et puis à la sortie de se glisser entre celles qui attendent déjà, de face ou par la gauche, pour atteindre aux merveilles de la zone commerciale par l’arrière.

Là où, typiquement, un rond-point aurait tout réglé, Point Zéro est une fonction d’échange urbain en concentrant tous les tenseurs, toutes les problématiques.

 

éléments contingents et factuels


C’était un dimanche en début de matinée. Les ombres et lumières qui se découpent par bandes ne rendent pas aisé le travail du photographe amateur. Il n’y avait qu’une voiture garée, l’Évasion Citroën usé aux vitres teintées, avec un matelas à la place des banquettes arrière, et la dame ne risquait pas de voir un client s’arrêter de tout le temps que j’étais là avec mon pied photo, d’ailleurs une de ses collègues est arrivée avec une autre voiture semblable, m’a regardé faite un moment et a préféré repartir. Du moins celle-ci, qui aérait son petit commerce, n’a pas semblé m’en vouloir. J’avais apporté pour lire ce très beau texte de Pierre Bayard sur comment décrire un lieu sans y aller, alors que précisément c’est par la seule condition d’y être qu’un lieu comme Point Zéro devient descriptible. Passage d’un Corail, puis d’un TGV à deux mètres dans mon dos, il m’a fallu m’y reprendre à 3 fois pour la lecture, du coup le point est resté sur le lointain au lieu d’être réglé sur le lecteur. J’avais apporté un livre de poésie verticale, parlant aussi de la ville, je l’ai glissé dans une des poutres (voir photo) puis repoussé dans les toiles d’araignée. Personne donc n’ira le chercher, merci les araignées. Le jour où viendra la crue, et qu’on installera les poutres entre les deux villes pour inonder les pauvres, la poésie resurgira flotter à pleine eau.

 

inondons les pauvres : le Point Zéro en 16 photos


 

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 mai 2015
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