la chambre double #8 | sous les villes

retour sur quelques éléments autobiographiques tus jusqu’ici


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Monsters born living — burrow underground and multiply, forming race of unsuspected daemons. #43

Audeau m’avait prévenu dès le printemps que j’aurais à me rendre disponible pour un mois cet été-là : « Dans les villes, disait-il, l’été laisse mieux percevoir ce que le bruit ordinaire occulte. »

Je n’en savais pas plus, il m’avait dit de le rejoindre en train et de ne pas m’encombrer d’affaires, j’avais cependant pris des livres et des cahiers.

C’était une maison dans un angle de rue, donnant sur des terrains vagues, des terrains où apparemment il y avait eu des bâtiments mais on les avait démolis. En face des fenêtres de la pièce principale, c’était un chantier où on avait commencé à creuser. Une pelleteuse restait là, on avait ceinturé le terrain d’une palissade, mais tout semblait arrêté.

La maison voisine était vide, tous volets clos. Celle où il me fit entrer était bien entretenue, il y avait des noms sur les boîtes aux lettres des deux appartements du rez-de-chaussée et les deux du premier étage. Au deuxième il n’y avait qu’une seule porte, c’est là que j’habiterais.

Combien on en va vu chacun, de deux pièces identiques, un coin cuisine avec un évier un frigo, un coin toilette avec douche et lavabo plus WC à condition de rentrer les genoux, une chambre avec placard – et celle-ci juste un sommier un matelas, de toute façon il n’y avait pas beaucoup de place autour, un petit séjour avec une table deux chaises un canapé, et deux fenêtres, la chambre, le séjour, donnant sur cet espace dégagé avec le chantier et le terrain vague, des bâtiments qui reprenaient plus loin, tandis que la fenêtre étroite et partiellement dépolie de la cuisine donnait sur le côté nord, sans soleil, et les autres maisons de la ville.

« Je ne te demande pas grand-chose, avait dit Audeau, l’expérience se dessinera seule. Ne t’éloigne pas, va le matin faire tes courses, essaye de ne pas d’être plus d’une heure absent, si tu as besoin de bouger tu peux bouger ici dans la pièce. Observe, observe seulement. »

Aurais-je pu faire semblant, ou ne pas l’informer d’exceptions que je me serais offertes à l’expérience ? J’avais fait assez de chemin avec lui pour savoir qu’il ne proposait rien à la légère, et que c’était partie du pacte aussi que je découvre seul ce qu’il supposait que j’avais à recevoir.

J’ai triché parfois mais peu : un dimanche soir je suis parti marcher tout droit pendant au moins trois ou quatre kilomètres, suis revenu par un autre chemin, et j’ai pensé en rentrant, presque tremblant, ayant froid ou fièvre malgré le soir étouffant de l’été, que j’étais prisonnier, qu’un piège s’était refermé sur moi, tant dans toutes ces rues je n’avais vu personne, tant le violet sombre du soir semblait artificiel et manger tous les sons. Une autre fois – ou deux – à la petite épicerie qu’il m’avait signalé auprès, un Casino avec deux travées et pas grand-chose hors les conserves, les pâtes et des yaourts, j’avais acheté une bouteille de vin rouge et m’étais quelque peu assommé.

Les cycles du sommeil sont curieusement affectés quand on vit longtemps et silencieusement dans un studio comme celui-ci. On s’endort mal, on reste éveillé dans la nuit puis on rattrape au matin, on somnole un moment dans la journée. On casserait les murs parfois de rester enfermé, et puis en d’autres moments l’immobilité contrainte provoque une lucidité singulière : on dirait que les murs, la ville et l’horizon deviennent translucides, le temps et la durée aussi, et cette prescience de ce qui advient loin à l’entour de vous-même, quand elle reflue, vous laisse littéralement épuisé – c’était cela, l’expérience que me souhaitait Audeau ?

Il n’y avait pas de vraie trace des occupants précédents. Un pot de moutarde desséché dans le réfrigérateur et des produits d’entretien, une bouteille d’huile d’olive vide aux deux tiers et du sel. Une éponge trop durcie pour que je la récupère. J’avais marché jusqu’à une Poste un peu plus loin, retiré de l’argent et au petit Casino m’étais doté du minimum. J’avais un drap de dessous et un sac de couchage. Je regrettais que l’ampoule du plafond ne soit pas vraiment confortable pour lire, mais j’avais pu rabouter une douille et une ampoule au bout d’une rallonge, ça compensait (j’avais apporté des Balzac et des Dostoïevski, j’avais presque tout relu).

J’ai écrit. Forcément j’ai écrit. Audeau ne m’a jamais dissuadé d’écrire : cela faisait partie de mon chemin, disait-il. « C’est comme ça que tu t’effrites », disait-il. Douteau n’écrivait pas, à lui étaient réservés des exercices d’autre sorte : quand je lui ai décrit le deux-pièces, et où dans la ville, il ne connaissait pas, et c’est seulement après la disparition de Jean Audeau que nous avions effectué la double recollection.

Les premiers jours, j’écrivais en simple continuité d’où j’en étais à cette époque-là – un de mes livres, Limite, a été en bonne partie composé dans cette période, y compris aux heures du matin dans ce deux-pièces, les quatre semaines que cela avait duré.

Est-ce que j’ai eu une autre période dans ma vie où vraiment ne pas adresser la parole à personne un mois durant, ne pas sortir de deux pièces étroites avec vue sur terrain vague et chantier abandonné un plein mois durant, à ne rien percevoir puisque le carrefour avec les voitures était loin, que celles qui passaient là filaient vite, et qu’il n’y avait de voisin ni dans ma maison ni dans la maison voisine ?

Les écrits devenaient plus brefs, plus sporadiques et plus étranges. J’ai noté trois rêves aussi.

Parfois c’était seulement une heure d’écriture dans cette heure malsaine où le soir tombe. D’autres fois, dans cette belle lucidité claire qu’on a après un bref premier sommeil, et qu’on se réveille dans le noir opaque de la nuit.

Les radios et les journaux, j’en étais déjà sevré depuis longtemps : ce n’était pas une expérience de début de parcours, m’avait dit Audeau. Et que je pouvais aussi à tout moment partir.

Je mangeais moins. Du Nescafé, un plat de pâtes le soir. Du pain et du fromage aux autres heures.

Il a bien fallu cinq jours. Je l’ai senti d’abord avec mon corps. Ce n’était pas un tremblement de terre, cela j’en avais fait l’expérience : c’était un mouvement plus lent, plus souple et irrégulier. Parfois presque imperceptible, parfois presque oscillant comme une respiration, parfois avec des soubresauts plus heurtés.

La nuit, désormais, je ne percevais plus que cela. D’autant plus troublant qu’il n’y avait l’accompagnement d’aucun bruit. Peut-être une vibration un peu sourde, très profonde, comme à Paris on entendait le métro, il y a un demi-siècle mais plus maintenant.

Le jour cela semblait disparaître. Mais, à mesure que je m’habituai à percevoir, je compris aisément que dessous cela continuait. Plus faiblement que la nuit, certainement, et plus difficile à percevoir aussi, mais c’était présent.

Alors il m’arrivait d’anticiper. Je m’allongeais, étendais les bras, dépliais les jambes sans contrainte, et il me semblait alors qu’en dessous cela répondait, reprenait le jeu.

Était-ce cela, l’expérience que souhaitait Audeau ? Je ne voyais pas ce qu’il y avait d’extraordinaire.

Pourtant, à peine si je dormais, sinon aux heures chaudes de l’après-midi, un tissu trouvé accroché à la fenêtre tendu contre les vitres. Et mes cahiers restaient vides, les livres avançaient peu.

Il y eut cette fuite que je tentai, un dimanche soir, marcher longtemps et tout droit, et l’impression qu’alors le monde se courbait ou se repliait, et que j’aurais pu marcher dix kilomètres ou vingt, je ne me serais en rien éloigné du deux-pièces face au chantier abandonné.

J’ai remarqué le sol du chantier aussi, là où ça avait été creusé comme pour les fondations d’un bâtiment, avec parking au sous-sol, et qu’une pelleteuse était restée. C’était crevassé, et bombé. Mais cette bosse et ces crevasses, selon les jours – je l’avais bien repéré d’en haut et j’en avais maintenant la certitude après y être plusieurs fois descendu – n’étaient pas au même endroit.

Et puis il y eut cette nuit. C’était lourd et plombé depuis plusieurs jours, l’après-midi avait coulé dans une lenteur encore plus malséante qu’à l’habitude. Je transpirais, il n’y avait pas d’air. Une gêne pourtant m’avait poussé à refermer la fenêtre. Et puis le soir ça avait éclaté : des éclairs recouvrant le ciel, un grondement de tonnerre qui faisait trembler et les vitres, le plancher et les murs, et puis un ultime claquement qui avait semblé infiniment proche. Assis sur le matelas, sans avoir allumé, les yeux grands ouverts face à la fenêtre, et sans plus oser rejoindre ni l’autre pièce, celle avec la table et le canapé, ni la petite cuisine près de la porte d’entrée que j’avais verrouillée, je me tenais jambes et bras serrés et j’avais peur.

Le tremblement augmenta, il sembla que la noirceur avalait comme dans le fond d’une bouche cette pauvre maison jusqu’au toit, craquant et secouant.

Et puis cela passa. L’écriture revint. Mais, dans le cahier, je notai aussi le mouvement et la poussée de ces fissures et renflements au fond du chantier abandonné, et les mouvements que me semblaient dessiner ce que je percevais, allongé dans mon sac de couchage, dans la lumière imparfaite de la ville.

Quand les quatre semaines furent écoulées, à peine ce fut le matin que je repliai mes Balzac et mes Dostoïevski dans mon sac, repliai mon drap et mon duvet, laissai dans le placard le reste de pâtes et les trois boîtes de sardine à l’huile, claquai la porte et sortis, me demandai si ce serait mieux de laisser la clé dans la boîte aux lettres (je n’avais jamais vu ici de distribution de la Poste, ni même de ces prospectus qui sont une plaie), la gardant avec moi finalement. Au carrefour plus loin je pris un bus, m’arrêtai dans le centre-ville et pris un café comme d’atterrir dans un monde à la fois inconnu mais dont chaque détail était une langue familière, puis rejoignis la gare.

J’avais rendez-vous avec Audeau trois semaines plus tard, un bref rendez-vous : il ne s’agissait que de le conduire une fois de plus à la gare de Niort, et il ne me dit pas où il partait. Je lui remis la clé. Il la rangea dans ce cartable de cuir avachi qui lui semblait indissociable, avec ce soin maniaque qui le rendait parfois si horripilant. Il y avait un livre aussi, et je ne lui en demandai pas le titre. Il resta silencieux jusqu’à la Garrette, village qu’on traverse tout droit par une seule rue, puis il parla : « Ils ne sont pas nombreux, les endroits où on les entend, me dit-il. Et pourtant eux ils nous savent. C’est à nous de faire le chemin. On sait où ils sont, et on sait comment les entendre. Mais ils se reproduisent, ils sont mobiles. Ils aiment l’abri des villes. Ils ne savent pas qu’ils condamnent les villes. » Et puis, après un silence : « Ou peut-être le savent-ils aussi. »

Là-bas aussi, mais bien longtemps plus tard, cinq ans ou dix ans (oui, dix ans, mais ça me semble si peu avouable : j’avais donc si peur au-dedans ?) j’y suis retourné, cette fois en voiture, et n’ai pas eu vraiment de difficulté à identifier le carrefour, et la rue en angle.

La vieille maison avait disparu, sa voisine aussi. C’étaient à leur tour d’être devenues terrains vagues, entouré de palissade et rien dedans, à peine quelques moellons. En face, là où était le chantier, un immeuble avec en bas un supermarché. Oui, mais on s’était arrêté aux dalles et piliers, et on n’avait jamais terminé.

J’ai bien reconnu très vite cette sensation, comme la fois où j’avais marché tout droit, comme pour m’enfuir : certain assombrissement du ciel, certaine immobilité soudaine de l’air. J’ai embrayé et brûlé le feu rouge.

Il m’est régulièrement arrivé, dans d’autres villes, de les percevoir. Mais eux ne me détectaient pas. Pas comme ceux d’en dessous le deux-pièces. J’ai ce savoir. Ils sont dans beaucoup de villes.

C’était peut-être cela, que voulait transmettre Jean Audeau. Je n’en ai même pas vraie confirmation.

 


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1ère mise en ligne 2 mai 2015 et dernière modification le 14 septembre 2015
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