Cergy | un mardi comme un autre (des coordinations)

que le travail d’enseignant c’est d’abord savoir ce que ça bouscule en soi-même


Vu et fait ce mardi, dans l’ordre.

Un travail de peinture qui s’ancre sur un voyage à Tokyo, soit 9714 kilomètres de Roissy à Narita. Faire que sa main parcoure 9714 kilomètres sur la toile, par allers-retours d’1m25 dûment mesurés. La peinture s’éclaircit progressivement à mesure des aller-retours devant la toile. Il dit qu’il est attentif à tout ce qu’il pense et ressent pendant le temps quotidien de ses allers-retours. J’avais repéré la toile depuis un moment, je sais maintenant comment elle évolue et pourquoi. Réflexions sur cartes, topologies, temps, voyages. Repensé en secret à Opalka. Mais comment la toile finie pourra rendre compte de l’expérience ou l’aventure ou le voyage qu’elle contient ? Il y a d’autres oeuvres, d’autres dispositifs, je m’en tiens à celle-ci.

Puis.

Assis par terre dans très petit atelier repeint au noir. Le parleur-rappeur (qui n’est pas l’élève invitant) sort d’un sac de jute, son « sac à perf », une suite d’objets. Les perfs ont été faites à 2, l’élève et lui, le rappeur-parleur. Les perfs n’ont strictement pas de trace, sinon l’objet extrait du sac (à une exception près cependant). Exemple de perf : aller de nuit sur un lieu de deal, offrir de mini sachets en plastique avec forme brune rectangulaire dedans et la phrase « tu as besoin de quoi ». Sauf que la petite forme brune dans le minuscule sachet de plastique est un haïku. Ils sont aussi allés dans un ciné porno, et sont allés chuchoter à l’oreille des spectateurs des poésies classiques, avant de se faire virer. Il y a 7 perfs en tout. Ce que dit le rappeur-parleur est totalement improvisé. Puis film de 11 minutes, travelling le long d’un lieu industriel à l’abandon, ignoré de ce qui l’entoure, le même élève parfois posté immobile et minuscule dans le décor. Je ne rends pas compte, seulement je prélève.

Puis.

Elle dit qu’elle procède par prélèvements. Il s’agit de prélèvements de villes, de livres, d’oeuvres. Puis qu’elle réinjecte. La même figure peut se retrouver alors dans le déploiement textile d’une couverture, dans un meuble reconstitué avec cases de liège, dans des vidéos à même les villes où elle marche, dans des sérigraphies. Elle parle du rôle de l’oeil quand il est peint, du rôle de l’oeil peint dans l’histoire de la peinture, l’oeil qui voit parce qu’il est peint sur le corps ou l’habit ou la toile (ou l’aile de l’ange). Le mot ocellé.

Puis.

Là rien, on est au Columbia, face au RER, là où Rohmer avait tourné son Conte avec dalle de Cergy. En général on déjeune au gré des croisements et envies avec les collègues, les plats du jour sont assez ressemblants dans chaque lieu possible. Je pense que c’est bizarre que ce soit le 4ème mardi où on ait eu ce besoin de se retrouver les mêmes 4 enseignants de cette « coordination », que ça doit témoigner de la nécessité de reprise de force intérieure.

Puis.

Dans ce brassement de fin de service cafet (elle est tenue par les étudiants et à leur profit, montrer Keynote à une, mettre à jour les heures de rendez-vous individuels pour la semaine prochaine, tenir à jour dans mon NotationalVelocity la rubrique que j’appelle « dépôt », livres personnels prêtés (ce que je m’étais juré de ne pas faire, mais c’est un des paradoxes qu’ici on le puisse). Ou ce qui passe en permanence entre collègues ou avec l’équipe admin des petits signaux orange d’alerte parce que ça aussi c’est le jeu. Aimé à midi la réflexion de Pierre Savatier : « on est fonctionnaire, cela veut dire accepter ce qu’on nous demande », et quand c’est lui qui l’énonce ça ne risquait pas d’être du côté de ce que La Boétie nommait servitude volontaire.

Puis.

Performance. Elle est seule. Au sol des cerises écrasées. S’y mêle un (fac simile) de document officiel de la Préfecture de police de Paris avec arrêté d’expulsion. La performance est en langue étrangère. L’environnement d’objets et ce que cela constitue de rituels. Choses qu’on ajoute dans sa tête (parler avec elle du Nô). Puis deux films. Extrait seulement du deuxième, qui dure 45 minutes, mais doit durer 3 jours une fois fini. Assise sur une chaise en bord de Seine, elle tricote une écharpe de longueur indéfinie. Elle dit qu’elle souhaite devenir elle-même, dans cette répétition des tournages, un des signes permanents de la ville et savoir ce que cela change, à elle, à la ville.

Puis.

Film. Seize minutes. Une langue venue épaisse à la Giraudoux, comme arrachée aux ombres du XVIIIe et le quatuor d’acteurs presque en huis clos dans un échange à la Liaisons dangereuses. Maquillages, maquillages filmés, maquillages qui se prolongent dans l’aube de la ville, maquillages qu’on enlève. Distanciation à la Bresson de la voix. Ne plus savoir où on est, ni le statut spécifique de ce cinéma. C’est peut-être cela qui est bien. Elle parle aussi de ses sculptures, dans un univers proche. Je laisse les collègues réagir, j’ai du mal à m’extirper du film.

Puis.

Étrangeté de la cour au soir. On est une sorte de marché rural. La journée pèse. On a des messages pour untel ou untel. Ballet, sans se mêler du ballet des autres.

Puis.

En rendez-vous. Être soi-même surpris des protocoles que pour soi-même on s’est institué. Je n’ai jamais eu de formation à l’accompagnement pédagogique. Être vigilant en permanence sur la question qu’on pose, ce qu’elle peut générer ou déranger, mais surtout d’où est-ce qu’on la prend en soi-même et qu’est-ce qu’on n’a pas réglé de soi-même qui nous fonde dans cette question. D’autant plus qu’il s’agit d’une étudiante avec laquelle, l’an dernier (et je l’ai gardé en moi comme un échec, même je crois le seul) on n’avait pas réussi à lancer ce fil par dessus la brèche. La question pédagogique est permanente : trajets de constructions, avec passerelles et ouvertures, veiller à l’appui institutionnel. Toujours zones frontières là aussi. La question du temps qu’on passe dans une école et ce qu’on demande à l’école. Puis des textes, des noms aussi (Pennequin, Boute) : l’école n’est jamais une fermeture dans les pratiques des étudiants. Puis la technique : travailler un texte c’est aussi le dispositif qu’on se fabrique dans sa machine. Et passer aux vidéos. Avec texte, puis sans texte. Puis la question de ce qu’Internet déplace, ce qu’on y regarde. Ce qui peut-être rituel de reproduction du théâtre chez Rodrigo Garcia, et n’est que scène trash dans les HowToBasic (chercher dans YouTube). Les exercices que mène un petit groupe d’élèves dans cette direction, et diffusés où pour qui comment. Mais le vocabulaire caméra. Mais la gestuelle. Mais la position sujet. Je dis qu’en littérature parfois les périodes les plus importantes sont celles-ci, où on doit réapprendre le vocabulaire depuis son grain minimum, sans perspective devant. Je dis que c’est une question qui est posée à nous tous, que le livre ne soit plus forcément le destin de l’écrit, et que de la pluralité de ces objets forme avec texte et corps et mouvement et image, nul n’a plus hiérarchie mais que c’est peut-être ça l’immense chance. Elle dit que dans sa coloc elle occupe la seule chambre sans fenêtre et qu’il lui convient que ce qu’elle filme ou peint ou écrit remplace la fenêtre absente. La nuit dehors est tombée.

Puis.

Pas de rendez-vous, mais il était sur ma route avec son iPad. J’ai le temps, il me lit un texte. Je dois ensuite attraper son iPad pour essayer de reconstituer la durée du texte lu, je n’en avais plus aucune idée. C’est mineur, mais ça pose la question du lyrisme, de l’architecture, de comment ce qui s’établit dans l’instant de cette narration et sa clôture agit à rebours sur l’ensemble plus vaste, à venir, qui la contiendra. On parle de Broch, La mort de Virgile. Il me dit qu’il a commencé à lire la correspondance de Flaubert.

Puis.

Je craignais qu’il n’ait attendu que j’en aie fini avec l’avant-dernier rendez-vous, m’ai vu occupé et soit parti, mais non, il était lui-même dans l’atelier de gravure et avait quitté le temps. Il apporte trois travaux minuscules, demi paume de la main, flip book avec texte. Ce n’est pas la première fois qu’on se parle, mais c’est la première fois qu’on le fait dans la construction de rendez-vous. Il m’a aussi envoyé des images par mail, mais j’ai du mal à les visualiser, il faut boomer sur le .tiff et alors je ne vois plus qu’un détail. Il repart et rapporte 4 planches imprimées de plus d’un mètre de large. Comprendre la nature de ses textes. Je ne suis pas quelqu’un avec de l’humour, et encore moins dans mon boulot. Je n’en souffre pas. Parmi mes très proches il y a de grands clowns (Amédée Bricolo, Didier Galas même s’il est dans des traditions antérieures, l’Arlequin notamment). Cette façon de ses personnages d’aller seul dans une logique qu’il ne servirait rien de qualifier d’absurde, tant elle est rigoureuse avec elle-même, me renvoie intérieurement à Karl Valentin. Je suggère aussi d’aller chez Beckett, Premier amour. C’est le luxe de travailler ici, on donne des pistes, on sait qu’ils iront voir parce qu’il s’agit de leur travail. Puis sur mon ordi on lit deux textes de Daniil Harms. Je me retrouve à dire que, là où il est de son travail, peut-être il n’y aurait qu’une porte de communication intérieure à pousser, comme parfois dans les hôtels, pour se retrouver dans une pièce où le texte serait premier mais qu’il naîtrait au texte depuis ce même endroit précis, et cette maîtrise. Il me dit qu’il a des carnets, scènes de métro, scènes de rue. Puis comment il travaille ici à la palette graphique : que chaque personnage est un seul trait continu, ce qu’on doit construire en soi-même pour tenir un personnage d’un seul trait rapide et continu.

Puis rien, partir. Serrer la main à Romain, le gardien, chaleureux et ouvert. Faire cette photo du hall ci-dessus, quand plus personne. Plus tard je ferai mon propre rituel des 4 mêmes photos de la dalle. Je ne peux même pas dire que le soir je travaille pour moi : laisser juste le temps filer.

Est-ce qu’aujourd’hui j’ai été un seul moment enseignant d’écriture ou littérature, non, ça me trouble encore beaucoup. Surtout dans l’exercice collectif de la coordination, où le travail qu’on mène les uns vers les autres, le collectif des 4 enseignants, est une requête au même niveau permanent que le décalage induit par les travaux d’élèves. On ne répond pas avec du savoir, ni même notre cuir endurci de vieux combattants (encore que, je suis le plus âgé des 4 mais je n’aime pas y penser), quand bien même aussi l’art de recevoir des coups dans le cuir c’est ce qu’on a appris (apprend toujours) et que ça se transmet pareil que dans un gym de boxe il y a des techniques pour recevoir autant que pour donner (souvenirs de Loïc Wacquant). Se placer d’où le travail présenté ne nous est pas identifiable, énonce une singularité, la rejoindre, faire qu’elle s’énonce.

Ce n’est pas ici un compte rendu. Liberté de parler uniquement pour ce qui est de la réflexion induite à rebours, sur soi-même.

L’envie que j’aurais en permanence de faire des photos, non pas des oeuvres forcément, mais d’un détail, d’objets, voire même nos propres postures, ou les lumières. Ou ce qui me mine de l’objet cassé la semaine précédente, savoir pertinemment que les excuses ne comptent pas, mais voir est pour moi un exercice assez savant dans la masse floue et les taches noires, plus l’ordi, plus l’encombrement de soi-même, je n’ai littéralement pas vu la minuscule forme blanche – et il fallait que ça tombe non pas sur une chose d’atelier ou de ce chantier que sont toutes ces salles, mais un objet personnel de l’étudiante posé en équilibre sur cette rambarde de radiateur, a-t-elle dit ensuite, pour symboliser la fragilité. Porter cela aussi.

Et qu’en 5ème ils sont 42 et autant de problématiques, et autant de problématiques que les 220 de cette école, dont je dois connaître un tiers environ. Ou le refuge qu’on a à se dire qu’avec les frais non remboursés les jours où je suis ici c’est du travail bénévole ( professeur deuxième classe échelon 1), le paradoxe c’est donc que je sois rémunéré plutôt lorsque je ne viens pas – ça protège, en fait.

Aujourd’hui webdoc le matin en binôme, et cet après-midi les 3 heures d’atelier d’écriture pour lesquels j’ai apporté Seï Shonagon, le Livre des merveilles d’Etienne Binet, et Anachronisme de Tarkos, je serai plus dans mon élément.

Je n’ai pas encore domestiqué les mardis. Je sais que les 3 autres non plus. Des 27 enseignants de cette école, on doit bien être 20 dans de telles migrations d’atelier en atelier, dans toutes les loggias et salles : pas de jour où pourtant on se croise moins.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 5 novembre 2014
merci aux 197 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page