Ambrose Bierce | Huile de chien

avec « Le club des parenticides », le fait d’armes d’Ambrose Bierce dans la littérature de l’absurde



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Ambrose Bierce, le fantastique jusqu’à l’absurde


Traduire est une activité formidable : tout le travail a été fait par l’autre, du moins le plus excessif, le plus irréductible – l’écriture. On peut être contraint à un processus similaire pour établir le même texte dans sa nouvelle langue : je ne me vois pas en traducteur de Pynchon. Traduire Lovecraft est pour moi un rendez-vous qui se prépare longtemps à l’avance, et demande qu’on ne se partage pas.

Avec Ambrose Bierce, que révéraient Lovecraft et es pairs, la langue est parfaitement tendue, emprunte au vocabulaire du droit, de la médecine, aux techniques du journalisme aussi, et ici, dans Le club des parenticides à la langue juridique pour rendre encore plus imparable la fiction. Traduire alors est une sorte de repli mental, qui vous redonne des forces, un temps auquel on peut revenir à l’envi chaque fois pendant une ou quelques heures.

C’est ainsi que ce dernier mois j’ai traduit ces merveilleuses histoires de maisons hantées, revenants et apparitions, de soldats morts et pas morts, de ses Histoires de fantômes.

Avoir découvert un homme, mais juste le début de ses secrets. Une oeuvre énorme et tendue.

Et c’est un maître de la fiction, qu’il faut rendre disponible (y compris son autobiographie).

Mais j’ai choisi, pour ne pas me priver de ce temps de bonheur à le traduire – respecter cette phrase abstraite et juridique, mais qui donne avec une précision incroyable les ambiances de cette Amérique toute jeune et provinciale – un autre de ses recueils les plus fameux : voici Le club des parricides.

Quatre histoires, écrites entre 1909 et 1912 – deux longues, deux brèves, de quoi bâtir un beau livre numérique.

Pas d’inquiétude, avec les maîtres on peut aller en confiance, même si le début des histoires peut faire frémir de dégoût : ça fait partie du job, et ça rebondit vite. Le rire aussi fait partie de l’arsenal des maîtres.

Et la récompense du traducteur c’est de découvrir combien cela peut tenir à un seul mot. Prouesses virtuoses, on n’a qu’à suivre, c’est comme d’assister à un concert backstage.

Reste, sous le fantastique, un mystère : à quelques minces années de là, mais de l’autre côté de la Terre, quelques Russes liés au mouvement qu’on a nommé le « futurisme » feront entrer l’absurde en littérature. Ils ne connaissaient pas Bierce, il ne les connaîtra pas.

Mais celui qui a inventé l’absurde comme ressort de la fiction, c’est bien à lui l’antériorité.

Bon voyage dans Huile de chien, la plus brève et la plus weird – les trois autres nouvelles, L’incendie imparfait, les deux autres nouvelles dans le livre numérique.

FB

 à lire aussi sur Tiers Livre : La fenêtre clouée et Seul avec le mort.

 

Ambrose Bierce | Huile de chien


Mon nom est Boffer Bings. Je suis né de parents honnêtes, dans une des plus humbles positions de la vie sociale, mon père étant fabricant d’huile de chien, et ma mère ayant un cabinet dans un petit appartement à l’ombre de l’église du village, où elle éliminait les enfants non souhaités. Dès l’enfance j’appris les techniques de leurs deux industries ; non seulement j’aidais mon père à se procurer des chiens pour ses cuves, mais ma mère requérait fréquemment mes services pour évacuer les vestiges de l’activité de son cabinet. En accomplissant mon devoir, j’avais parfois besoin de toutes mes ressources, tant les hommes de loi du voisinage étaient opposés au métier de ma mère. Ils n’avaient pas été élus pour y mettre un terme, et ce n’avait jamais été une question politique, mais il en était ainsi. L’activité de mon père, fabriquer de l’huile de chien, était bien sûr moins impopulaire, même si les propriétaires de chiens disparus le regardaient avec une suspicion qui, parfois, débordait sur moi. Mon père avait pour soutien silencieux tous les médecins de la ville, lesquels établissaient rarement une ordonnance qui ne prescrivait pas ce qu’ils avaient l’habitude de désigner par Ol. Can. C’est vraiment le meilleur des médicaments jamais découverts. Mais la plupart des gens rechignent à effectuer un sacrifice personnel pour les affligés et il était de notoriété publique qu’on interdisait aux chiens les plus gras de la ville de jouer avec moi – une mesure qui peinait ma jeune sensibilité et qui pendant certaine période me poussa à des actes relevant presque de la piraterie.

À considérer ce lointain passé, je ne peux que regretter, par moments, qu’en contribuant indirectement à la mort de mes chers parents je fusse l’auteur de désagréments qui affectèrent profondément mon avenir.

Un soir, en traversant l’huilerie de mon père avec le corps d’un enfant non souhaité, dont j’avais à débarrasser le cabinet de ma mère, je découvris un sergent de la police qui semblait surveiller mes faits et gestes de près. Si jeune que je fusse, j’avais appris combien les comportements répréhensibles conditionnent la mise en alerte d’un sergent de la police, même sous une apparence banale, et je me dérobai à ses regards en me réfugiant dans l’huilerie par une porte dérobée dont je savais l’existence et que je verrouillai soigneusement derrière moi, me retrouvant seul avec mon petit cadavre. Mon père avait fermé pour la nuit. La seule lumière dans l’atelier venait du four, qui éclairait d’une lueur cramoisie, riche et profonde, le dessous d’une des cuves, projetant ses reflets rougeoyants sur les murs. L’intérieur du chaudron bouillait tranquillement, laissant occasionnellement remonter à la surface un morceau de chien. M’asseyant pour attendre que l’agent ait disparu, je tenais le corps nu de l’enfant non souhaité sur mes genoux et caressai tendrement ses courts et lisses cheveux. Oh, comme il était beau ! Même dans ce tout jeune âge les enfants m’émouvaient particulièrement, et regardant ce chérubin je pouvais presque sentir mon cœur espérer que la minuscule blessure rouge de sa poitrine – le travail de ma mère chérie – n’ait pas été mortelle.

Mon habitude d’ordinaire était d’aller jeter les bébés à la rivière dont la nature nous avait judicieusement pourvus à cet effet, mais cette nuit je n’osai pas quitter l’huilerie, par peur du sergent. « Après tout, je me dis à moi-même, ça ne peut pas changer grand-chose si je le dépose dans cette cuve. Mon père ne reconnaîtra jamais les os comme étant ceux d’un bébé, et les quelques décès qui pourraient résulter de l’administration d’une huile d’une espèce légèrement différente de l’incomparable Ol. Can sera chose parfaitement secondaire dans une population qui croît si rapidement. » En bref, je commis le premier pas dans le crime et me condamnai moi-même à un chagrin sans fin en déposant le bébé dans le chaudron.

Le jour suivant, à ma grande surprise, mon père se frottait les mains de satisfaction, et m’informa – ainsi que ma mère – qu’il venait d’obtenir la plus parfaite qualité d’huile qui se pouvait imaginer ; que les médecins à qui il en avait remis des échantillons l’avaient confirmé. Il ajouta qu’il n’avait aucune connaissance de comment ce résultat s’était produit ; les chiens avaient été traités selon la procédure habituelle, et étaient d’espèce ordinaire. Je considérai de mon devoir de le lui expliquer – quoique j’eusse préféré que ma langue en reste paralysée si j’avais pu en entrevoir les conséquences. Déplorant leur ignorance jusqu’alors des avantages de réunir leurs industries, mes parents prirent de suite les mesures pour réparer leur erreur. Ma mère déménagea son cabinet dans une aile du bâtiment de l’huilerie et, pour ce qui concernait son activité, ma tâche s’arrêta : on n’avait plus besoin de moi pour éliminer les corps des jeunes superflus, et il n’y avait plus besoin d’attirer les chiens à leur perte, puisque mon père se passait d’eux désormais, même s’ils continuaient de tenir la place officielle dans l’appellation de notre huile. Jeté si soudain dans la paresse, on aurait pu s’attendre à ce que je devienne vicieux ou dissolu, mais non. La sainte influence de ma mère chérie était sur moi pour me protéger des tentations qui assaillent la jeunesse, et mon père était diacre dans une église. Hélas, ce fut de ma faute que de si estimables personnes connussent une fin si triste.

Trouvant double profit à leurs affaires, ma mère se dévoua à sa tâche avec une assiduité neuve. Elle ne se consacrait pas seulement à traiter des enfants superflus ou non voulus, mais prit d’autres chemins, acceptant des enfants bien plus grands et même presque adultes, pourvu qu’ils entrent dans l’huilerie. Mon père, enthousiasmé par la qualité supérieure de l’huile désormais, pourvoyait ses cuves avec zèle et diligence. La conversion de leurs congénères et voisins en huile de chien devint, en gros, la passion de leurs vies – une cupidité absorbante et submergeante prit possession de leurs esprits et remplaça leur confiance dans le Ciel – qui jusqu’ici les inspirait tout aussi bien.

Entreprenants comme ils l’étaient devenus, on convoqua une réunion publique où des résolutions sévères furent prises à leur encontre. Le meneur intima que tout nouveau raid sur la population serait accueilli avec hostilité. Mes pauvres parents quittèrent la réunion désespérés et le cœur brisé plus, je crois, bien affectés mentalement. En conséquence de quoi je trouvais prudent de ne pas rentrer à l’huilerie avec eux, mais de passer cette nuit dans une étable.

Vers minuit, une intuition mystérieuse me fit me lever et venir observer par une fenêtre la salle du fourneau, où dormait désormais mon père. Les feux avaient été poussés comme si on s’attendait pour le lendemain à une moisson abondante. Un des larges chaudrons grondait sourdement, avec l’impression mystérieuse de se contenir, comme s’il se réservait pour déployer sa pleine énergie. Mon père n’était pas couché ; il s’était levé en chemise de nuit, et préparait un nœud dans une forte corde. Aux regards qu’il lançait à la porte de la chambre de ma mère, je sus aussitôt le projet qu’il avait en tête. Sans voix et paralysé de terreur, je ne pus rien faire pour l’empêcher ou le prévenir. Et soudain la porte du cabinet de ma mère s’ouvrit sans bruit, et les deux se retrouvèrent face à face, avec apparemment la même surprise. Elle aussi était en chemise de nuit et dans la main droite elle tenait son instrument de travail, son poignard à la lame longue et effilée.

Elle aussi avait été incapable de se refuser un tout dernier profit, là où l’inamicale action des citoyens et mon absence l’avaient poussée. Pendant un instant ils se regardèrent droit dans leurs yeux écarquillés, puis se jetèrent l’un sur l’autre dans une indescriptible furie. Tout autour de la pièce, l’homme maudissant, la femme criant, tous deux luttant comme des démons – elle pour le frapper de sa lame, lui pour l’étrangler de ses grosses mains nues. Je ne sais combien dura le malheur que j’eus d’être spectateur d’une décomposition aussi affligeante de leur bonheur domestique mais, à la fin, après un affrontement encore plus vigoureux, les combattants se séparèrent brusquement.

L’arme de ma mère, plantée dans la poitrine de mon père, prouvait à l’évidence leur mise en contact. Pendant un instant ils se regardèrent à nouveau de la façon la plus inamicale ; et puis mon pauvre père, blessé et sentant sur lui la main de la mort, se précipita en avant et, surmontant sa résistance, il agrippa ma mère dans ses bras, la tira jusqu’au bord du chaudron bouillant, puis rassemblant ce qui lui restait d’énergie s’y jeta avec elle. En un instant les deux y eurent disparu, ajoutant leur huile à celle qui avait provoqué la veille cette réunion du comité des citoyens et la réunion publique.

Convaincu que ces éléments malheureux mettraient un terme à toutes mes tentatives d’une carrière honorable dans cette cité, je déménageai dans la fameuse ville d’Ottumwee, où j’écris ce mémoire le cœur plein de remords pour un geste étourdi ayant entraîné un aussi lugubre désastre commercial.


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1ère mise en ligne 23 juillet 2015 et dernière modification le 7 février 2022
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