on ne s’en sortait plus sur le web avec ces pseudonymes

d’une cacophonie grandissante


Bien sûr, il en restait qui ne se mêlaient de rien : et ceux-là pensaient fermement qu’après tout nous n’avions qu’à quitter un instant nos machines, regarder le ciel, se contenter de lever son verre et lire le journal pour ce qui concernait la chose publique. Mais ce n’était pas qu’une question de choix : impliqués, on l’était, notre travail même passait par là.

La division s’était donc progressivement établie. Ceux qui gardaient leur nom et, sinon une raison sociale, du moins savait-on les trouver facilement. Après tout, pour prendre l’avion, pour toucher n’importe quel salaire, on devait bien attester de son identité. Les autres usaient de pseudonymes. On supposait qu’en ce cas ils usaient facilement de plusieurs, identités fabriquées des deux sexes, signatures qui devenaient à moyen terme plus ou moins reconnaissables dans le grand brassement des paroles.

Certainement, les deux catégories n’étaient pas si étanches : quelqu’un, intervenant ici sous sa légitime identité, pouvait se promener sous masque du sexe opposé ou nom de guerre (un prénom parfois, des initiales, une seule lettre), dans la grande foire aux paroles. Mais on estimait qu’ils se faisaient, ceux-là, progressivement plus rares.

C’est que la cacophonie devenait grande. C’étaient des juges, comprenez-vous. On reprenait n’importe quel bruit de coulisse et vous, qui y étiez mis en cause, deviez venir vous en justifier : une sorte de télé-réalité agrandie, pourvu qu’on épingle qui avait nom plus établi. D’autres fois, à quelques jours d’intervalles, ils n’y pensaient plus, repris à leurs plaisanteries qu’on aurait dites autrefois de caserne. Ils s’y vautraient. Ils y attendaient leur prochaine cible.

Et la discrétion ne les avait jamais étouffés : quoi que vous disiez ou écriviez, vous les retrouviez en paquets de mots déballés, intrus dans votre jardin, assis sur vos chaises. On finissait par en avoir des gestes de fou.

Quelques grands pseudonymes paraissaient maintenant dans la société sous leur enseigne de caravansérail. Dans les salons, on se les montrait : on les désignait par le pseudonyme devenu craint. Après tout, que voyait-on : deux bras, deux jambes sous une tête en général dégarnie et quelques muscles ramollis. L’usage intensif de l’ordinateur, à moins de sacrifier trois heures de son quotidien aux usages barbares des salles de gymnastique et leurs prothèses (mais qui en aurait eu le luxe), n’est pas tendre avec les abdominaux. On les plaignait un peu, les pseudonymes : l’enseigne, ils la promenaient en avant, la dressaient au-dessus de leur tête, mais qui étaient-ils, derrière, que cette escrime de parole.
On avançait progressivement à deux vitesses. C’est le statut même de cette parole qu’il fallait désormais mettre en cause.

Dans certaines villes, on avait déjà transféré vers la circulation virtuelle une partie des tâches des anciens palais de justice. On parlait de vous dans un forum. Les pseudonymes vous assignaient. On répondait parfois sous un faux nom, on essayait de leur retourner cette légitimité qu’ils s’attribuaient : la salissure grandissait. On tournait le dos : toutes ces paroles restaient là, disponibles, et combien de fois aviez-vous ensuite à vous en justifier. Il y eut des suicides.

On avait imaginé, un temps, que ces mondes de la parole vide, ne traitant que de leur quotidien, s’effondreraient finalement sur eux-mêmes comme les corps physiques. On n’en prenait guère le chemin. Qui se sentirait concerné viendrait ici protester ?

En fait, on se sentait bien dans l’impasse.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 juin 2006
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