outils du roman | 4, impossible retour (mais d’ici même)

outils du roman, suite : laisser venir le lieu comme personnage même


On me tenait par des détails, qui retenaient des détails, qui me retenaient par d’autres détails.
Henri Michaux, L’impossible retour.

 


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 les contributions reçues

 

Le nombre de contributions reçues et insérées dans les précédents exercices le dit : maintenant c’est lancé et bien lancé. Et ce sont ces contributions elles-mêmes qui vont montrer le chemin pour exploration commune.

Confirmation pour moi : si l’atelier a pour fonction essentielle d’amener à l’écriture, de déceler des contenus et permettre de leur faire passage, conduire progressivement à un corpus qui appelle ensuite de lui-même à son développement (et c’est aussi le schéma suivi l’été dernier avec les 8 propositions Duras, ou des nombreuses propositions rassemblées dans Tous les mots sont adultes), je voudrais ce laboratoire d’été vraiment sur ma route de recherche, lieu d’intervention où me conduit aussi le travail au long cours avec le studio d’écriture de Cergy : en l’intitulant les outils du roman, prendre la prose dans son flux et lui injecter ses tenseurs, sa radicalité, la perception qu’on peut avoir de ses paramètres simultanés et polyphoniques.

D’où la forme prise ici : j’avance avec le plus de régularité possible mes propositions hebdo (il y aura quelques ferries et autoroutes, mais on y arrivera), et chacun les prend à son rythme et dans son ordre, selon humeur et compatibilité.

On a des rendez-vous qui se dessinent à très brève échéance : avec le dialogue, avec la construction de personnage.

Dans l’appui, je continuerai de me baser sur le Creative writing no-guide du légendaire Malt Olbren (encore un petit tiers à traduire), mais en explorant ce qu’il en est de notre territoire des exercices qu’il développe à partir de moments précis de la littérature américaine. Et probablement pour moi des zones plus secrètes : travailler sur le roman non pas pour revenir à ses archétypes, mais pour se donner une liberté d’écriture qui ne soit pas dépendante de sa forme socialement dominante et normalisée.

Ceci posé, pour cette 4ème proposition, et tandis que les textes des précédentes continuent de s’écrire et de me parvenir, le souhait de solidifier et de laisser se développer pour chacun, si possible, un corpus qui serve de matière, d’ancre et appui pour les aventures extérieures.

Question aussi sur le rapport, dans le roman, du réel à l’imaginaire : dans la capacité même à donner présence à l’immédiat, au quotidien, savoir que tout tient à l’imaginaire, qu’on est sur le processus même de l’invention fantastique (celle qui, pour son propre accomplissement, doit se dissimuler dans le plus strict respect apparent de l’ordinaire).

But très clair à partir de maintenant : dans les premières contributions, on se concentre sur action ou développement, et la fiction c’est la construction d’une illusion de réel à l’arrière. C’est de cette illusion même qu’on va traiter : se saisir du lieu de la fiction, son décor, là où elle baigne, que ce soit une chambre, une maison, une rue, une ville, une simple vue délimitée par un cadre, et le traiter en lui-même dans sa potentialité fantastique.

Dans les ressources téléchargement, reprendre le PDF du Malt Olbren, et la fiche imprimable avec l’extrait de Henri Michaux du texte L’impossible retour (extrait de Face aux verrous).

Dans un premier temps, je vous inviterai à lire attentivement deux exercices existants, celui de Malt Olbren, et un autre personnel à partir du même texte, mais juste comme cloisons, contextes, avant de fixer notre propre piste :

 le première piste c’est donc ce grand classique du creative writing US qui a pris le nom générique d’exercice du coincé, au point que Malt Olbren suppose un peu trop dans sa présentation que ses élèves l’ont déjà croisé. Principe : on isole un personnage seul dans son décor, on l’immobilise, et tout ce qui s’écrit vient de la relation de ce personnage à ce qui l’entoure, mais en contraignant l’ensemble à s’en tenir au minimum – Bartleby devant sa fenêtre (dispo en téléchargement), ou la pièce rétrécissante de Le puits et le pendule d’Edgar Poe. Dans la tradition de l’exercice US dit du coincé, le personnage est artificiellement immobilisé en plein contexte (ou flux) du roman, pour nous forcer à écrire son environnement immédiat, table, chaise, murs, fenêtres, déco, vue, sentiment de présence à ce fragment arbitraire du réel. Et la confiance que cette accumulation même nous décale vers la fiction, ou du moins que la force imprévue de ce que l’écriture débusque fournisse assez d’éléments discrets pour renforcer en retour la narration ;

 la deuxième piste c’est un exercice que je pratique personnellement depuis assez longtemps, mais que je n’ai jamais réussi à complètement stabiliser, comme si chaque fois on pouvait l’emmener dans une direction différente, au lieu de le contraindre (mais bien sûr ça dépend des participants, toujours des textes éblouissants qui en résultent – aussi un critère pour l’animateur d’ateliers, entre les exercices qui permettront à chacun de faire un mini pas de plus, et ceux qui se révèleront des indispensables franchisseurs d’étape, mais pour une partie du groupe seulement). Donc il s’agit bien de partir de ce texte Michaux (j’en répète bref extrait ci-dessous, voir fiche imprimable pour plus). C’était l’hiver 2010-2011 en nocturne à la BU d’Angers, un atelier comme on s’en voit peu d’offerts, vous y trouverez ma présentation, ainsi que quelques-uns des textes mis en ligne dans la séance même (avec Daniel B. à la logistique, ça contribuait à l’ambiance).

Je ne reviens pas sur l’exercice d’Angers, je l’ai re-pratiqué depuis à SciencesPo, à Cergy, mais je crois que ce qui manquait c’était précisément la catalyse US : je proposai de reprendre la fabuleux fragments de Michaux en partant mentalement, chacun, d’un lointain. C’est ça qu’il faut renverser.

Ma proposition, très précisément : prendre strictement pour thème cet impossible retour de Michaux, le suivre formellement au plus près (fragments autonomes, perception narrateur subjective, pas de dialogues). Mais s’imposer la violence suivante : vous vous dissociez de vous-même écrivant, c’est vous-même qui mentalement allez partir au lointain, pour appliquer l’exercice à l’ici-même.

Alors on sera revenu exactement au point de départ Malt Olbren : c’est le contexte immédiat de votre scène romanesque qui va devenir le laboratoire de l’imaginaire, des grossissements, distorsions, étonnements. Quand bien même l’intérieur d’une voiture. Quand bien même un coin de cuisine. Vous en êtes mentalement parti loin. Là où vous écriviez votre scène, le personnage est fixe, provisoirement immobilisé. Il s’accroche à tout, la vue, les murs, la présence même d’une chaise ou d’une table pour énoncer ce mystère qui l’y retient – son impossible retour.

Ni Michaux, ni Malt Olbren, mais pile les deux ensemble. On essaye ?

But : gain en présence, gain en vision, gain en imaginaire de l’immédiat réel.

 

Et spécial salut aux amis de Jérusalem, qui reprennent certains de ces exercices en live !

 

 

Henri Michaux | L’impossible retour (extrait)


... et toujours on me retenait et je ne pouvais rentrer dans ma patrie. On me tirait par mon manteau, on pesait sur mes plis.
... et toujours on me retenait. Les habitants étaient petits. Les habitants étaient sourds.

Il fallait faire la file. Il fallait ne pas se tromper de file. Il fallait, au-delà des passages ouverts, se retrouver dans le bon tronçon de la file disloquée, parmi les tronçons sans fin d’autres files qui se croisaient, s’entrecroisaient, se contournaient.

Les habitants étaient nombreux, étaient extrêmement nombreux. Il n’y avait pas d’emploi, il n’y avait pas d’endroit, il n’y avait pas de repos pour tous ces habitants. Le flot des innombrables habitants sans cesse nourrissait toutes les files.

Il fallait sans quitter sa place, envoyer un message en avant. Il fallait envoyer un messager à l’avance. Il fallait l’avoir envoyé à l’avance pour, au débouché de sa file, à une heure, à un endroit précis qu’il fallait avoir prévu, se trouver devant la place même qu’on avait retenue.

Les habitants étaient rusés, les habitants étaient calculateurs, les habitants étaient glabres.
Il fallait avoir l’oeil aux écriteaux, aux nouveaux écriteaux, aux changements d’écriteaux. Il fallait avoir l’oreille aux directives, aux directives modifiées, au retour aux premières directives.
Il fallait patienter. Il fallait se contraindre. Il fallait pouvoir tout recommencer. Il ne ne fallait pas montrer d’impétuosité.

.... et toujours on me retenait loin de ma patrie. Les habitants étaient renfermés. Les habitants n’étaient pas pour les questions. Les questions allaient dessus comme sur un mur.
... et toujours on me retenait, on ne me permettait pas de rentrer dans ma patrie. J’avais mal, j’avais mal à ma poitrine, où une grande voile toujours tendue me poussait vers mon amie, la très secrète, la merveilleuse, celle qu’on ne peut nommer, celle dont on ne peut faire le tour, celle à qui on ne peut jamais assez se rafraîchir.

Les habitants étaient têtus, les habitants étaient sans passions. Il fallait être l’habitant pour comprendre l’habitant. L’air était triste. La lumière était sans moelleux, la terre était mouillée, l’ennui était épais. Les chiens sentant la contrainte n’aboyaient pas.
... et toujours on me retenait, on me retardait. On me tenait par des détails, qui retenaient des détails, qui me retenaient par d’autres détails.

[...]
Les files continuaient d’avancer. Les files continuaient de ne pas aboutir. Le bateau ne partirait pas, ne partirait pas, avec moi ne pourrait pas partir.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 juin 2014
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