fictions du corps | Note sur ce fameux prestidigitateur (dernière)

pour en finir avec la vie joyeuse, 48


sommaire général _ précédent _ suivant

 

 

Il exerçait ce tour en pleine ville, dans les galeries commerciales, sur les places publiques.

Il disait que ce même exercice, accompli sur la scène de son spectacle, n’avait guère d’intérêt : la position de spectateur de spectacle s’identifiait trop, et de trop près, à la position de qui vous regardiez.

Parfois il vous demandait que vous assistiez à l’exercice comme témoin, s’était parfois fait filmer pour l’exécution de ce tour.

Au demeurant, pour un spectateur, tout était simple : le prestidigitateur faisait face à la personne choisie pour l’échange, et il avait soin de pendre pour cela quelqu’un qui lui ressemble (il disait qu’il pouvait accomplir ce tour avec quiconque, mais que cela le mettait trop mal à l’aise sinon, et qu’il n’aimait pas cette situation d’angoisse qui en résultait, à trop de différence).

Dans un premier temps, dont lui seul connaissait le déroulé et mesurait l’attente, il y avait juste une confrontation à distance : comme de la longueur ajoutée de ses bras tendus à lui et des bras tendus de la personne choisie pour l’exercice.

Et puis soudain on se rapprochait. On était face à face tout près, à se toucher presque (mais en gardant quelques millimètres, sans se toucher, se toucher non, insistait-il) et là, après quelques secondes seulement mais dont on sentait bien l’intensité, une brève accolade et chacun repartait dans sa direction.

Vous me direz que le tour n’est guère spectaculaire, et peut sembler banal. Oui mais voilà : l’échange de corps avait eu lieu. L’une des personnes (le prestidigitateur, inclus dans le corps de la personne choisie) semblait attendre, un rictus un peu sardonique aux lèvres. L’autre personne (la personne choisie, qui reprenait sa vie, mais sous l’apparence et dans le corps du prestidigitateur) comme surprise de sa nouvelle condition, mais plutôt pataude ou maladroite, inventoriant ses poches, faisant des étirements, tentant même de jouer au prestidigitateur.

Il paraît (c’était en tout cas ce qu’énonçait le prestidigitateur) qu’il ne s’agissait pas vraiment d’un exercice, en ce sens que l’échange pouvait être définitif. Il disait que la personne choisie partirait en courant, lui il serait bien embêté.

Mais il y avait toujours cet instant, au bout de quelques secondes ou quelques minutes, ou la personne choisie, dans sa peau et son apparence de prestidigitateur, se regardait elle-même, du moins ce qu’elle était auparavant, et découvrait ce rictus, un peu ironique, un peu contemplatif, un peu cynique, et que de cette découverte résultait l’appel au secours.

Parfois la personne choisie se précipitant brutalement sur elle-même, prise de panique. Parfois tombant dans un désarroi infini, et pleurant à se découvrir elle-même à distance, un tel rictus sur la face.

Le prestidigitateur imposait une nouvelle accolade, chacun reprenait son corps et son rôle, et on se quittait bon ami.

N’empêche, et si une fois dans le passé l’exercice avait réussi, sans l’échange retour, à qui donc avions-nous affaire ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 21 mai 2014
merci aux 625 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page