tunnel des écritures étranges | sites vitrifiés sur demande

de comment rendre pérenne le destin de nos sites (d’un web des morts)


Ce texte a été rédigé et d’abord publié dans le cadre d’un vase communicant avec Philippe Aigrain, qui l’a accueilli dans son atelier de bricolage, un grand merci pour cet échange, et la résonance avec le texte qu’il m’avait confié : ça écrit en nous.

 

Évoqué de nombreuses fois ici et par d’autres sites, le paradoxe où nous sommes : même aspiré régulièrement par les robots du sous-sol de la Bibliothèque nationale, et consultable sur place, selon l’incrément de la date des sauvegardes, qu’on cesse chacun de payer à notre hébergeur de loyer de notre site et il disparaît instantanément.

Il disparaît sans trace, quelques vagues fantômes de billets dans les caches des moteurs (qui les stockent dans les réservoirs naturellement réfrigérés de stations pétrolières offshore à l’abandon), les citations et reprises de certains éléments dans des sites amis, et pour le reste rien n’a existé.

Nous l’assumons : que reste-t-il d’un concert, d’une représentation théâtrale, de ce qui était au-delà de la meilleure captation technique multimédia, et qui n’a pu être enregistré, quelle que soit la richesse de la trace ? Le site nous aura au moins permis, à nous plumitifs, que ce concert ou cette tragédie de l’écrit soit étendue à hauteur de nos vies, et c’était bien.

On a donc proposé cette technique. D’un côté, on avançait sur les utilisations possibles des cendres des vivants. Pour le site, il suffisait du contraire : où le site vivant était poudre, sable, poussière, infinie dispersion et infinie présence, vol au moindre vent et partage incessant des matières jusqu’aux plus légères, on le recomposerait en dur.

Ce qu’on ne savait pas, c’était comment ensuite effectuer une quelconque modification. Tout cela, tout le monde y pensait en même temps. Ce grand miroir à Internet que devait constituer ce réseau de microscopiques satellites géostationnaires à alimentation solaire, rediffusant sur la totalité du sol terrestre, facilement et gratuitement, la totalité du web, quelle avancée – mais il ne savait pas accueillir vos informations ou ajouts en retour, c’était un « outernet » qui revenait à la logique de l’annonce faite par le chauffeur aux passagers de son bus.

Mais qu’importe : vous n’étiez plus là, le site était votre monument, il ne bougerait plus.

On avait parlé du chiffre dix-sept à cause des dix-sept sphères de l’Aleph, mais dix-sept multipliés par le nombre de sites web émanés chaque année des morts (chiffre qui s’accroissait exponentiellement, même si ce qu’on nommait le « web des morts » mettrait bien plus de temps à doubler le web des vivants que, par exemple et selon les récents calculs, notre vieux Facebook compterait plus de pages de disparus que de pages de vivants) c’était une quantité d’objets bien supérieure à ce que pouvait en produire et recueillir la terre.

Alors on avait réduit à cinq. Cinq sphères, aux dimensions précisées par les traditionnelles dimensions des dix-sept sphères de l’Aleph : quatorze centimètres environ.
Dedans, tout votre site. On la posait devant une lampe laser, et n’importe quel ordinateur devenait votre propre site. Vous n’aviez pas de lampe laser ni d’ordinateur, regarder de très près la sphère et la tendre à la lumière du jour (on ne parlait plus de soleil, on ne le voyait plus), et vous distinguiez de page en page, progressivement, toutes les images et tous les textes, vous progressiez dans le site en déplaçant simplement la sphère tenue dans vos deux mains.

Des cinq sphères, l’une était remise à la famille. À sa charge de la conserver, l’honorer, du même coup – en pratiquant l’opération qu’on disait communément désormais « opération de l’Aleph » sur la totalité de vos traces numériques, on avait réglé l’impossible question des cendres, des urnes, des cimetières. On ne gardait que l’identité numérique : elle était sphérique, lourde, brillante, avait quatorze centimètres de diamètre et s’appelait l’Aleph.

Si des problèmes de familles ou d’indivision (on avait repris le vocabulaire notarial des maisons) rendait difficile la garde de la sphère familiale, elle pouvait être dupliquée mais sur paiement pris au legs du mort.

Des cinq sphères, la deuxième était l’apanage de la Bibliothèque nationale, qui s’engageait alors à effacer toutes les traces précédentes des aspirations partielles et incrémentielles de votre site. Ainsi, la seule version définitive, consultable et partageable de votre site était son état ultime, quand bien même, dans les derniers moments, vous eussiez tout effacé sauf la page d’accueil avec un simple message d’au revoir. La remise des sphères des morts à la Bibliothèque nationale s’appelait « dépôt légal », il était obligatoire, la Bibliothèque nationale avait en compensation été déchargée de toute mission de conservation des livres, imprimés, estampes, images, médailles et autres une fois transférées sur support numérique et donc compilées aussi en sphères vitrifiées (on disait que cent cinq sphères avaient suffi pour tout garder), et que les tours étaient belles, désormais, libérées de leurs bois réfractaires, n’abritant plus dans leurs étages que ces sphères transparentes empilées.

Des cinq sphères, la troisième retournait à la terre. On sait que ç’avait été le drame de cette pauvre humanité pourtant inventrice : elle avait fait l’hélicoptère, l’ordinateur, le fusil. Mais pour ses téléphones, éoliennes, serveurs, il lui fallait ces terres rares dont la gestion géopolitique avait causé sa presque extinction prématurée – alors on avait décidé de rendre à la terre, comme un pardon, ce qu’on avait fait de meilleur à la terre : dans ces tranchées ouvertes pour la saigner de ce qu’elle avait de plus fin, de plus rare, où de noirs lacs de dizaines de kilomètres carrés continuaient d’accueillir ses résidus polluants, on avait immergé les sphères. C’était aussi de bonne précaution : personne ne viendrait jamais les repêcher là.

Des cinq sphères, à la quatrième on autorisait le destin inverse. Pour la première fois dans cette époque-là, des sondes avaient quitté le système solaire pour dériver dans l’infini galactique. On avait profité de la profusion encore à cette époque des vols commerciaux qui les faisaient pour un oui pour un non (ou une chose à vendre) sauter de pays à pays : à dix mille mètres d’altitude, et en calculant bien, profitant même de cette poussée pour propulser l’avion et réduire sa consommation de carburant, quelques centaines de sphères embarquées étaient lâchées par chaque avion selon un angle et une vitesse calculées pour leur permettre d’échapper à la gravitation terrestre puis (si elles avaient de la chance, on ne garantissait rien : mais n’était-ce pas une vieille loi de la reproduction animale elle-même ?) à l’emprise du soleil et enfin à son système même. Où elles iraient, combien de temps faudrait-il pour qu’une ou plusieurs soient recueillies et lues, qui pour le savoir ? Mais on créait que ce soit possible.

Des cinq sphères, la dernière était appelée « sphère du mort ». C’était la première fabriquée, au risque d’imperfections éventuelles. Celle-ci, c’est le mort lui-même (ou sa famille, si aucune directive n’était incluse dans la sphère elle-même) qui décidait d’où elle serait abandonnée. Sur une pente, et on la laissait rouler. Dans la mer, et on la laissait couler. Sur la place publique d’une ville, et elle irait où la pousseraient les pieds anonymes, les chocs, ramassages et égouts. La « sphère du mort » représentait dans cet ultime système de croyance la fragilité, le destin et sa pauvreté. Elle disait notre condition : sa surface s’obscurcissait ou s’écaillait. Des morceaux de site pouvaient être arrachés à la première vitrification. Elle nous rappelait cet éphémère de notre condition.

Mais dans ce système dit « système de l’Aleph » ou « web des morts » une étape historique et décisive avait été franchie : l’identité numérique pérenne et composite avait remplacé le goût incompréhensible de la trace organique (on disait même qu’à cette période les morts, pour tout ce qu’on avait ingéré de conservateurs alimentaires dans notre parcours, ne pourrissaient plus) par cet objet transparent et parfait, et lesté du meilleur que nous laissions : nos sites, nos images, nos écrits.


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1ère mise en ligne 30 avril 2014 et dernière modification le 25 décembre 2014
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