Serge Airoldi | Adour histoire fleuve

... une autre façon de voir le long ruban d’eau, lequel relie bien davantage que des lieux...


On tombe dans ce livre sans pouvoir en remonter, ça m’est arrivé hier, et pourtant je ne suis pas de ce territoire, je ne connais pas ces noms, encore moins ces paysages et ces histoires.

Je connais l’auteur, par contre, Serge Airoldi – avec l’ascendance italienne qui fait qu’en France il vous racontera plutôt Venise ou le Piémont, mais que sa conception du monde le porte plutôt à vous parler de la Palestine ou de la Syrie, des voyages et des embûches. Il écrit plutôt côté poésie, a publié chez Cheyne, et aux USA personne ne s’étonnerait qu’il ait parallèlement gagné sa vie dans le coeur de la machine du principal journal régional, enquête et terrain, traitant aussi bien de l’international que du fait divers.

Mais, aux Rencontres à Lire de Dax, j’ai acheté ce livre sans le lui dire parce que pour lui apparemment c’était juste un travail lié à son amour de sa région, ses ciels, son goût des hommes rencontrés ici.

Il se trouve que l’idée est à la fois évidente et singulière : prendre un fleuve (définition, part des montagnes, se jette dans la mer), celui-ci fait exactement 335 kilomètres et le livre 335 pages (non, rien d’Oulipien ou d’homothétique). Gracq l’a fait dans ses Eaux étroites, livre singulier et étrange, où on rencontre Poe et Nerval, et où le temps s’abolit mais sur 3 kilomètres d’un bout de rivière en cul-de-sac. Il y a 2 ans, POL avait publié un livre singulier à l’extrême, Pierre Patrolin, La traversée de la France à la nage et cette métaphore de l’eau, la façon dont on voit les villes à l’envers, c’était énorme, et fabuleusement beau. Rien que le souvenir de Patrolin m’aurait mené à Adour histoire fleuve. Et surtout le compagnonnage, auquel moi j’ai pensé tout de suite, du Dépaysement de Jean-Christophe Bailly avant de découvrir en cours de lecture que non seulement Serge Airoldi y avait délibérément inscrit sa forme littéraire, mais à tel moment du livre vient retraverser un des lieux (et quel lieu, ce fabricant de nasses...) qui est un des noeuds du Bailly...

Ce qui est étonnant, dans Adour histoire fleuve, au point qu’on se dit qu’on pourrait le faire de suite chacun pour ses propres rivières, la Charente de mon adolescence, la Sèvre Niortaise des grands-parents maternels, la Choisille sous ma porte, en suivant les même techniques : le paysage peint à fresque, mais façon road movie. Les routes suivies en voiture, les arrêts sur la place du village, les bords de cités, et bien sûr leurs ciels, leurs bois. La montée des eaux, l’histoire des inondations. Ou, pour chaque point récurrent de plus haute densité géographique, estuaire y compris, le grondement roulant des saisons, l’épaisseur parfois des années. Mais, aussitôt, commence ce dépli : comme si chaque fois on trouvait des livres. Romancier connu, poète méconnu. Mais, ressaisis dans leur coin de monde, son pli, ce que l’écriture avoue passe alors dans ce livre-ci et son écriture au présent, et devient hommage. Et dépli du temps : l’histoire est partout chez nous violente, avec des zones opaques. Ouvrons ces zones, et le temps prend son relief. Alors l’histoire des livres et l’histoire des hommes se répondent autrement. Alors l’histoire des livres signifie par rapport à l’histoire des hommes – et tant pis si c’est rétrospectivement, et que ce n’est pas gagné pour le présent.

335 kilomètres, 335 pages, et 32 chapitres. Dans l’avalement où j’ai été de cette lecture, je prends une séquence de 3 sur les 32 incises, avec titre et thème, et chacune le défi d’une forme unique de saisie du réel. En ce sens-là aussi, on mesure la tâche d’écriture : contrainte du non-recommencement d’approche.

Ici, voici les toponymes, et la poétique animale de la vie sauvage – celle qui reste –, voici une rencontre, et un texte emboîté, cette lettre à mon fleuve. Et suivra, joint sur joint, un dépli cette fois historique : Malesherbes fut à Dax, et écrit sur Dax – que nous dit son journal ? Enfin, ce titre encore plus curieux de Mon Adour bizarre : et l’auteur livre une des clés du travail (parti de la littérature et non du fleuve, la preuve par Jean-Paul Kauffmann qui, lui, écrivit de la Marne), et à nouveau ses pas dans celui d’un auteur, que moi je ne connaissais pas (je dois faire semblant et ne pas le dire ?), Michel Ohl par lequel tout ce qu’on a traversé devient imaginaire, les noms recomposés, mais nous amène à une magnifique interrogation sur un point essentiel, qui nous concerne tous, et encore plus décisif s’il est question de territoire, de cinétiques (déplacements dans l’espace avec la voiture, déplacements dans le temps avec les archives, les rencontres et les livres), la carte géographique (lu récemment Le monde plausible de Bertrand Westphal), et tout d’un coup de l’Adour nous voilà à nous expliquer du mot anabase et de Xénophon...

Comme pour Yvon Le Men en sa Bretagne, je suppose que ce livre se vendra à quelques bons milliers d’exemplaires dans sa région, mais n’en franchira pas les frontières, alors que c’est précisément de cette expérience de la géographie et du réel qu’on a chacun besoin pour notre timbre-poste de monde à portée de main....

Exportons l’Adour !

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Ci-dessus : l’Adour, traversée de Dax, dimanche 27 avril 2014, 7h19 (photo iPhone).

 

 

Serge Airoldi | Adour histoire fleuve


 

Lettre à mon fleuve

Ce jour-là, des milliers et des milliers de grues volent dans le ciel. Elles prennent des directions et changent d’orientation avec d’amples ourlets qui donnent à leur vol le sens d’un alphabet et au ciel la qualité d’un livre où s’écrit une histoire sans fin. J’ai rendez-vous à Mées avec Patrick Lamaison sur les conseils de Michel Caup. Michel m’avait dit : « Patrick est l’homme de la situation, c’est lui qu’il vous faut pour parler de l’Adour. » Quelques jours plus tard, Patrick Lamaison m’avait téléphoné. « Bonjour, Michel Caup m’a dit de vous appeler, je le fais, si je peux vous être utile... » La spontanéité m’avait plu et une semaine après, nous étions devant la mairie de Mées, ne nous connaissant pas encore, n’ayant dit que l’essentiel, mais déjà en train de regarder en l’air et de nous émerveiller du ballet des grues que les scientifiques nomment grus grus grus.

Là, encore dans un univers de goudron et de village, je comprends ce qui m’attend dans la nature où nous avons décidé de nous rendre. Patrick ne se lasse pas du spectacle et fait un poème de ces trajets complexes des animaux migrateurs. Enfin, nous partons. Moi, couvert comme pour une expédition, il fait encore frais à cette saison. Patrick, lui, habillé léger mais équipé d’un long bâton abîmé par le temps et les usages. Direction : les barthes. « Les barthes et l’Adour sont intimement liés, me dit aussitôt Patrick. L’un ne va pas sans l’autre. » Habitué des lieux, je ne l’ignore pas, mais j’attends beaucoup de ce fervent ami des sites terraqués qui bordent le fleuve depuis Mugron jusque dans le sud, en pays de Seignanx et même aux portes de Bayonne où se trouve la plaine d’Ansot. De la Chalose au Pays basque, la géographie présente toutefois des nuances et même de sérieuses différenees géographiques. Patrick me prévient : « Pour moi, les barthes, ça va de Saint-Vïncent-de-Paul à Saubusse, après et avant, je ne connais pas. » Je suis rassuré. Nous ne partons pas pour une thèse de doctorat sur la formation des prairies humides, la vie des tritons, des visons d’Europe et des canards sauvages. Nous allons dans les barthes de Saubusse, avec une simplicité de premiers hommes, avec un angle de vue, et je vais voir ce que je vais voir.

Là, je suis souvent venu, en toutes saisons, aimant l’hiver et les boues infernales qui transforment le paysage en tranchées de 14, aimant les crues énormes qui font de cet espace ouvert et de ces ciels américains qui les inondent de lumière, des lacs sans limite possible, comme un miroir insondable. Aimant aussi les animaux, les vaches, les chevaux, tous les chevaux, les juments comtoises, les chevaux des barthes, les mules, les pottocks basques, les pelages baie, bruns et couleur du charbon, les crinières d’or où le soleil aime jouer. Aimant la vie rurale dans les prairies fauchées une fois l’an, aimant l’air tout entier, l’éclat du jour, les joies de la lune ronde. Aimant aussi l’impossibilité d’une frontière en ces lieux qui élaborent eux-mêmes une limite au gré des eaux et des ans. Aimant par-dessus tout le Jouanin, ce ruisseau tout enclin à l’ondulation que je découvre maintenant avec un regard nouveau, alors que je croyais savoir beaucoup de lui.

Pour arriver là, Patrick m’a fait circuler sur des sentiers incertains où la voiture geignait au passage des ornières. Puis nous avons marché le long du ruisseau, sans que je sache quel était son nom et ce qu’il devenait plus loin, là où j’avais mes habitudes. Nous sommes passés sous la voie ferrée et avons découvert la grandeur de la barthe, avec un banc de sable blanc sous les pieds que le ruisseau devait aux récentes crues. Là, Patrick s’arrête et ouvre les bras, tout en fermant les yeux et je crois avoir entendu un soupir de grand bien-être. Il réagit comme Jomaa, mon ami bédouin qui m’a guidé quelques semaines plus tôt dans le désert du Wadi Rum et que j’ai surpris perché sur un rocher magnifique, couleur de sang, d’ocre et de poussière de lumière, le regard perdu à l’horizon et les bras écartés comme les doigts des mains, pour mieux saisir toutes les parcelles de plénitude disponibles à cet endroit, à cet instant.

De l’autre côté du Jouanin, fourrés, taillis, broussailles qui sont la traduction de barthes en gascon, forment un labyrinthe inextricable où, dans ces marais peu propices à la promenade, vivent les animaux, invisibles dans la plaine, le jour en tout cas, mais toujours à l’affût dans le secret de la végétation et mut à leur affaire la nuit. Devant nous, dans la terre molle gorgée d’eaux, des traces par centaines révèlent une intense activité. Patrick les lit et les commente. Soudain, le chant d’un oiseau nous interrompt. Il est très musical, enjoué et doux. Patrick m’annonce que nous sommes reçus par la bouscarle de cetti, « l’oiseau du pêcheur qu’on entend mais qu’on ne voit jamais dans les ronciers ». Jamais, je n’ai entendu ce nom d’oiseau et sa découverte, en même temps que son chant, agit comme une révélation. Le fait de le nommer me rend le paysage dans lequel il existe avec ses trilles plus consistants que jamais. Ici, je suis venu, croyant connaître les chemins, les reconnaissant d’ailleurs, loin devant, croisant des chevaux dont j’ai déjà vu la silhouette. Et pourtant, à cette seconde, tout à l’écoute de la bouscarle de cetti, je suis dans l’autre monde rêvé. Et Patrick m’offre tout cela, avec trois mots.

Plus tard, il désigne dans le lointain le vol d’un milan royal, et aussi il m’indique le labeur du balbuzard pêcheur et la grâce des hérons et des aigrettes. Il m’apprend la syntaxe des vanneaux et des courlis cendrés, les planques des écrevisses dans les herbes, le langage des cigognes qui nichent dans de puissantes architectures faites de branches et de mousse, posées au sommet des arcs qui portent les caténaires de la SNCF. Ce jour-là, les cigognes s’agacent de la farandole des grues. Patrick me dit n’en avoir jamais vu autant à la fois. Puis il me parle des brochets. Cette année sera une belle saison. « L’eau a monté au moment où ils frayaient. » Pendant qu’il parle, il fouille du regard les moindres interstices des fossés, des canaux et des trous d’eau dans le ruisseau. Patrick a-t-il besoin de me dire qu’il laisse toujours « traîner l’œil » ? Après les lamproies, les plies, les goujons et les gardons, il développe le chapitre des truites fario. Pour lui, ce sont des « bijoux », avec leurs nageoires parfaites et, aussi, l’indication formelle qu’elles donnent de la qualité des eaux. Ces eaux, je les connais depuis longtemps. Plus en aval, j’ai souvent passé du temps à l’ombre d’un buisson, allongé sur un tapis d’herbes rases. Là, je découvre pourtant une autre circulation du ruisseau dans le pré. Le soleil de face donne des allures de ruban d’argent au Jouanin et alors, j’ai le sentiment, encore plus fort que jamais, d’être au lieu exotique de mon imagination.

Et Patrick se régale. Ici, il me montre l’endroit où il a saisi un brochet, puis deux, puis trois, pour le film d’un cinéaste animalier qui travaille pour la télévision. Ailleurs, il me signifie que, dans ce que je devine à peine être un trou, probablement se trouve une anguille. Et que les anguilles, il sait les piéger. Et qu’autrefois, quand il prenait une grosse pièce, sa peau épaisse servait à lier les fléaux. Patrick parle maintenant d’un âge d’or. Il ose une confidence en sachant que je ne me moquerai pas : « Tu sais, je crois pouvoir te le dire, souvent je vois la barthe comme elle était jadis. J’entends les oies qui n’existent plus ici, j’entends les voix de mes amis, je les revois, ils font du vélo, ils portent une faux sur l’épaule, ou une pelle, ils vont voir les chevaux, lever quelques nasses et se réjouir de pouvoir faire un petit banquet avec les prises du jour. »

J’écoute Patrick et, au moment où il va me parler de ce sujet-là, c’est moi qui ose.

« Puisque tu es capable d’imaginer les hommes d’autrefois, t’arrive-t-il d’en voir naviguer ?
— Oh oui, enchaîne Patrick.
— Des hommes comme par exemple des Vikings ?...
— Exactement, me confie Patrick. Des Vikings, oui, et d’autres encore. Je les vois arriver, je les vois sur le fleuve cherchant des signes, des repères sur les eaux, sur les berges... »

Les Vikings auraient pu nous occuper longtemps, si soudain un courlis cendré n’avait pas attiré l’œil de Patrick qui laisse le sujet de côté pour me parler de l’enfance. « J’ai été élevé à Mées par une tante, me dit-il. Jusqu’à cinq ou six ans, j’allais au ruisseau près de chez elle où je ramassais des bricoles. Mais je n’avais pas le droit de dépasser le pont de Tireli. Plus tard, j’ai eu le droit d’aller jusqu’aux barthes et, un jour, je me suis échappé : j’ai couru jusqu’à l’Adour. Et là, je me suis dit : "C’est ici que je vais passer ma vie." C’est ce qui s’est passé et, aujourd’hui encore, je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je suis dans les barthes. Comme avant, j’aime patauger dans les ruisseaux et à chaque pas, faire échapper quelque chose. Comme avant, j’aime chercher dans les livres ce que j’ai vu dans la nature : les noms des oiseaux, des plantes, des minéraux. Enfant, cela occupait tout mon temps. À Mées, je me souviens aussi des troupeaux d’oies qui arrivaient à la fin de la journée et qui se regroupaient place de la Poste. Pendant une demi-heure, elles gueulaient comme tu ne peux pas l’imaginer et soudain, au signal, mais ce signal était imperceptible, après le vacarme, elles se taisaient et rejoignaient chacune leur ferme. Il y avait aussi les vieux que je voyais revenir avec un gardon, une carpe. Ils sifflaient, ils chantaient, ils étaient heureux de pouvoir pêcher, chasser, ramasser des champignons. Je voulais être un jour comme eux. »

Aujourd’hui, les oies ont disparu des barthes. Mais ici, à Saubusse où nous nous trouvons, le lieu a conservé son identité, avec ses immenses prairies, ses haies, ses animaux en liberté. Patrick me parle à présent des putois, des genettes, des fouines, des couleuvres à collier qui fréquentent en ces lieux les salamandres, les tritons, les crapauds, les sangliers et les chevreuils qu’on ne voit que très rarement en plein jour. C’est-à-dire jamais. Depuis vingt ans, je me promène ici, cherchant l’émotion du spectacle et de la saison. Ici, j’aime l’hiver et ses boues, les inondations folles qui laissent des traits de boue dans le paysage quand les eaux se retirent. J’aime le printemps et ses jonquilles et ses ruisseaux gorgés d’eau que les chevaux traversent puissamment. Parfois, j’ai eu la curieuse sensation de voir le paysage et les chevaux au milieu des hérons et des trous d’eaux, posés dans la grande prairie comme une scène des premiers temps. J’étais dans ce pays lui-même, pris dans les rets d’une imagination, dans un relief stupéfiant aussi, inconnu de moi jusque-là, et alors, je me trouvais aux temps avant l’Histoire, avant même la Préhistoire. J’étais à l’aube du monde et je regardais comme devaient le faire les hommes du début, là-bas, dans le lointain, le promontoire qui domine toutes les barthes de Tercis, de Rivière et de Saubusse.

Cet éperon rocheux est une incongruité dans la géomorphologie de la plaine qui borde l’Adour. Or l’Adour, là-bas, à Tercis d’où je viens, contourne des roches formant une falaise, comme un mur. À cet endroit du fleuve, l’amas rocheux et les cavités qui accompagnent cet événement insolite, forcément ont excité l’imagination et attiré les scientifiques qui savent là des particularités géologiques associées à la ride anticlinale. La communauté scientifique internationale s’intéresse aussi à l’implantation humaine dès l’aurignacien et le périgordien (entre -30 et -20 000 ans avant J.-C.) qui trouve là un gîte d’approvisionnement en silex. À l’âge du fer aussi et bien plus tard, au temps des Romains, les hommes sont venus et ont vécu là. Plus loin encore dans le temps, les faits donnent la mesure de ce que nous sommes. Lors d’un congrès international qui s’est tenu à Bruxelles en 1929, le site de Tercis a été retenu comme « point stratotype global » pour la limite des deux étages campanien et maastrichtien. Ces affleurements sont d’autant plus intéressants, insistent les scientifiques, qu’ici, vers -71 millions d’années, le site était une transition géographique nommée « mer de Tercis » entre les bassins nordiques et l’ancien océan méridional appelé Téthys. Ici, donc, c’est le royaume des roches calcaires. Voici la Pointe et, plus loin, l’Œil du Hibou, du fait de la roche qui évoque deux orbites de l’animal.

Dans le bas de la Pointe, voici la grotte de la Muette. Là, à la fin du XIXe siècle, un Anglais y aurait passé plusieurs étés en lisant, en pêchant et en buvant du whisky en belle quantité jusqu’au jour où l’on vit son corps au fil de l’eau. Qui était cet Anglais ? Était-ce un Anglais ? D’où venait-il ? Quel fut son trajet dans la vie pour arriver dans un tel lieu, pittoresque certes, mais guère confortable ? Que lisait-il ? Qui l’a sorti de l’eau ? J’aimerais savoir cette histoire dans le détail. J’aimerais connaître le voyage de l’Anglais pour arriver là. Pour finir là. Les seules informations dont je dispose sont celles que révèlent en 1937 Richard Octave Feuillet dans un texte publié par la Société des Sciences Lettres et Arts de Bayonne, et qui s’intitule : « Voyage en zig-zag à travers les Landes et les Basses-Pyrénées ». Richard Octave Feuillet est le fils de l’académicien Octave Feuillet, disparu en 1890. Richard Octave vécut à Ondres sur la côte landaise où il repose et à Bayonne aussi. Il écrit : « Quand on est en bateau et qu’on descend le cours du fleuve depuis Dax, on aperçoit de loin le banc calcaire qui se termine sur la rivière par un à pic très élevé, d’aspect très impressionnant. Au pied même de cette falaise, au niveau des basses eaux, se trouve l’entrée d’une grotte profonde dont on ne peut approcher que par eau. Elle fut assez longtemps le refuge estival d’un Anglais. Chaque année, après l’avoir fait aménager avec un lit, une table, un fauteuil en rotin, quelques objets de toilette, quelques sommaires ustensiles de cuisine, mais un confortable approvisionnement de whisky and soda, il venait l’habiter un ou deux mois. Tous les quatre jours, un aubergiste de Rivière lui apportait, dans une barque, les provisions dont il avait d’avance fixé la nature ; et il restait là, lisant, fumant, pêchant, rêvant et buvant. Un matin, l’aubergiste vit passer au fil de l’eau le corps de son singulier client. Peut-être était-il tombé à l’eau, peut-être une crue subite et indiscrète avait-elle surpris ce Bacchus solitaire, au milieu d’une des béatitudes de son inconscience alcoolique. »

Dans le prolongement de la Pointe, vers l’est, voici une falaise que l’on nomme aussi Mur de Bédat et, plus loin encore, la grotte de César. Ici, on exploita longtemps le calcaire. Un jour, je me rendis dans la carrière. Pour y parvenir, malgré l’interdiction d’usage, bien vite contournée, j’avais pris le chemin qui conduisait au lieu, enveloppé par des ronces menaçantes et par des abeilles à l’ouvrage. Dans les acacias qui dominaient les ronciers, elles formaient des nuages et se retrouvaient plus tard dans les ruches que je vis plus loin en arrivant dans la carrière. Le spectacle des étages et des roches me fascina. Je décidai aussitôt d’emprunter les chemins qui permettaient l’ascension, jusqu’au moment où il fallait inventer le sentier, enjamber des fils barbelés et atteindre le plateau. C’était un pré cabossé avec de hautes herbes protégées, en guise d’enceinte, par une couronne d’arbres qui donnaient du mystère à ce lieu où j’avais l’impression d’être l’inventeur, même si la main de l’homme, c’était une évidence, était partout tout autour de moi. De cette hauteur, je vis, de l’autre côté de la carrière, un autre plateau, plus bas cependant, où des chevaux broutaient. Comme dans les barthes le jour où je crus découvrir l’aube du monde, cette vision des chevaux qui ne manifestaient aucune inquiétude me semblait correspondre au premier jardin de l’univers. Ils étaient beaux, puissants et ils se nourrissaient comme si cet acte simple portait en lui toute la philosophie que les hommes ont développée depuis des millénaires. Je me sentais bien et j’aurais voulu demeurer en ce lieu, à cette cinquantaine de mètres au-dessus du fleuve encaissé sous la robe de roches, invisible depuis cet endroit ; j’aurais voulu connaître cette disposition d’esprit pour toujours.

Je le savais en m’y rendant : cette carrière riche en fossiles est également célèbre dans le milieu international des géologues. J’avoue ne pas avoir creusé davantage cette question scientifique. J’ai seulement pris le lieu pour ce qu’il était, constatant avec regret que les traces humaines, en l’occurrence industrielles, polluent singulièrement l’endroit qui mériterait un autre destin. Mais là est un autre débat.

Après cette visite solitaire dans une chaleur dont je me souviens qu’elle était rude et qu’elle contraria l’expérience du lieu, je m’étais rendu après le pont du Vimport, dans un chemin qui me conduisit sur la berge face aux Roches. Longeant le fleuve dans des herbes épaisses, parfois couchées, j’avais marché jusqu’à une ferme où un chien aboyait fort et où j’aperçus des chevaux dans des enclos. La belle saison encourageait les fleurs à s’épanouir et, à force de curiosité, je m’étais avancé jusqu’à l’endroit le plus éloigné possible dans la verdure et son incroyable foison. Tout à côté, l’Adour laissait vivre, de part et d’autre, des langues de vases que le soleil prenait pour un miroir.

Patrick, bien sûr, connaît ces roches, cet Hibou et cette carrière. Passionné par les fossiles, les silex, les grattoirs pour les peaux et toutes manifestations susceptibles de dire un passé immémorial, il m’avoue soudain avoir un jour pleuré en regardant les Pyrénées qui se dressaient au loin, belles, bleues, éternelles alors qu’il venait de trouver un silex biface, je ne sais plus où, et qu’il serra alors si fort dans sa main, étreint par l’émotion de tenir l’objet des milliers et des milliers d’années après son précédent propriétaire, qu’il se blessa jusqu’au sang.

« Que veux-tu ? C’est comme ça, m’explique-t-il. L’aspect scientifique est important mais, en ce qui me concerne, je préfère associer plus que tout l’objet à l’homme qui l’a laissé là. Entre lui et moi, il y a 20 000 ou 30 000 ans. Sa main est la mienne et tu ne peux pas savoir à quel point je sais comment elle fonctionnait parce que la mienne fonctionne encore comme elle. Je sais comment cet homme lointain pêchait, comment il fabriquait tel objet pour capturer tel animal. »

À nouveau, des vols impressionnants de grues envahissent le ciel. Patrick se tait et dit : « Ici, c’est comme un livre. » Nous avançons pour voir d’autres prairies que je connais déjà pour les avoir arpentées en toutes saisons et à toute heure du jour, très tôt en hiver, parfois tard en été. Une fois, alors que je m’étais approché d’un tas de carottes jetées dans les herbes pour les chevaux – cela faisait une étrange tache de couleur dans le lointain et provoquait une répulsion quand on se trouvait à proximité —, j’entendis un roulement de tambour. Soudain, une jument, tenue par un licol à côté de laquelle courait une femme, m’apparut et, derrière elle, une horde d’une bonne cinquantaine de chevaux. Jamais je n’avais vu un tel spectacle. Une fois peut-être à Sienne, juste avant le palio, quand des cavaliers, vêtus comme des hussards, avaient effectué trois fois le tour du Campo dont la dernière au galop et sabre au clair. Mais cette fois, c’était la fantasia des chevaux libres, crinières au vent, sabots lourds, écrasant tout sur leur passage, courant au tas de carottes avant d’être rassemblés et dirigés vers un enclos. Tout près de cet endroit, se trouve un portail où un fer à cheval peint en bleu a été cloué et où, un jour, j’ai trouvé du crin accroché.

Comme moi, Patrick n’aime guère les tas de carottes, comme il n’aime guère savoir que du maïs a envahi ses belles barthes de Mées. À l’époque, il n’avait pas mâché ses mots et le journal local s’en était fait l’écho. Aujourd’hui il s’est apaisé mais n’a pas changé d’avis.

Nous poursuivons notre promenade et nous parlons de la chasse à la jument que j’ai vu pratiquer il y a des années, à Tercis. Ce devait être en 2000. L’homme qui me reçut avait dressé une jument pour qu’elle apprenne à progresser dans les barthes avec un chasseur caché contre son flanc qui posait délicatement le canon de son fusil sur son dos pour viser sa cible et tirer sans qu’elle bronche. Une chasse d’indien. Patrick me donne aussi le détail de la pêche à l’anguille au parapluie après l’orage, de la pêche à l’anguille à la main cette fois, de la pêche aux brochets et aux lamproies. Il me parle des résurgences qui se trouvent ici et là dans les barthes et qui ressemblent à de gros yeux par où l’eau arrive dans les prairies. « Autrefois, les anciens racontaient cette légende selon laquelle deux bœufs et un bros avaient disparu engloutis dans une de ces résurgences et que l’attelage avait ensuite été retrouvé sur la plage centrale de Capbreton. » Patrick sourit mais ne commente pas. Moi, une nouvelle fois, je pense à ce qui constitue la légende et je fais avec ce récit populaire qui mêle gloutonnerie, fantaisie horrifiante, question de la source, du rejet et de l’expulsion, des eaux et du mystère intégral de la circulation des courants souterrains. Le cœur de l’homme ne grandit jamais. Il n’accueille que les volumes possibles.

Patrick me dit maintenant que le temps s’achève et qu’il doit me quitter pour aller faire son travail. Il collecte le lait dans les fermes. Au volant de son camion citerne, il va de lieu en lieu où les agriculteurs ont fait la traite. Je lui dis qu’autrefois, je prenais un plaisir très grand à tirer le lait des vaches de mon grand-père et à vider les lourds bidons dans un réservoir que les techniciens nommaient tank. Pour moi, qui ne comprenais pas encore l’anglais et qui ignorais donc la traduction des techniciens savants, les tanks à lait étaient devenus la formule toute dite que j’aurais pu écrire « temps qu’à lait », sans comprendre quelle poésie surréelle je disais alors.

Avant de rejoindre son camion, Patrick me dit aussi qu’à sa mort, il veut que ses cendres soient dispersées dans cette immensité, dans le fleuve associé. Il me dit encore avoir écrit un texte pour le fleuve. Une lettre. Je lui demande s’il sera possible de la lire un jour. Patrick me promet que sa fille me l’enverra par internet, que lui ne connaît pas ce genre de machine. Je note mon adresse sur un bout de papier. Il la regarde avec la curiosité d’un Inuit qui lirait du sanskrit. Quelques jours plus tard, j’ai reçu la lettre.

« Lettre à mon fleuve

Quand dans l’horizon infini le pourpre et le pastel deviennent lumière divine,
Sur ton onde mordorée, mon fleuve, mille tourbillons étincelants transforment ton miroir en nuées d’étoiles filantes,
Quand mes yeux émus contemplent cette étonnante galaxie, je sens mon cœur chavirer et se remplir de mélancolie.
Dans ton doux murmure, comme dans les pages d’un livre déniant aux multiples couleurs, je vois mille souvenirs de ma vie défiler.
Je vois, furtive comète, la loutre vagabonde disparaître dans tes flots dans un sillon d’argent.
Je vois, étranges cohortes, mystérieux fantômes, les hérons disparaître dans la nuit.
Je vois sous les branches du vieux chêne tombé dans ton lit un œil dans lequel se reflète la beauté du ciel, le vieux brochet guette.
Et dans le scintillement céleste, quand apparaît l’astre de la nuit, s’élève, blanche multitude diaphane le ballet d’amour et de mort des éphémères.
Je me suis enivré de tes senteurs de menthe sauvage,
J’entends encore les cris des oies turbulentes, les cris et les rires de mes amis disparus, je revois le doux regard de mon vieux chien.
Du pays de l’ours où tu es né à la vague océane où tu disparais, mon fleuve, j’ai trouvé auprès de toi le bonheur infini, tu as donné un sens unique à ma vie, un jour mes cendres se mêleront à ton flot,
Je suis à toi comme tu es à moi et nous voyagerons pour l’éternité.
 »

 

Une semaine avec Malesherbes

La rencontre avec Patrick Lamaison m’a laissé à la fois plein d’espoir sur l’enthousiasme que les hommes peuvent porter dans le cœur, et aussi avec ce sentiment du lieu que je croyais connaître et dont je m’étais aperçu, le temps d’une longue discussion au centre même du paysage aimé, que j’avais tout à découvrir de lui. Depuis le début ou presque.

Un autre détail m’avait intéressé. C’était le récit d’une chasse aux trésors particulière qui avait allumé une flamme dans l’œil de Patrick. Amateur de silex, de fossiles et de toutes les traces possibles du monde et des hommes, Patrick était aussi un infatigable inventeur de pirogues qui sommeillent dans le fleuve et aussi de boules de terre cuite qui servaient au célèbre jeu de la toupiade. Ce jeu se pratiquait autrefois au milieu du fleuve et, en 1767, de passage à Dax, Malesherbes en fit une brève description dans ses notes d’une richesse folle sur les lieux, les mœurs et l’Adour.

En 1767, du 4 au 11 août, Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes voyage en effet dans la région de Dax. Ce long périple en France l’a conduit de Grenoble jusqu’en Provence, dans le Languedoc, les Pyrénées et enfin les pays de l’Adour.

Fils d’un chancelier de France, premier président de la Cour des Aides en 1750, membre de l’Académie des Sciences, Malesherbes est directeur général de la Librairie royale, autrement dit, il exerce la censure dans le royaume. En fait, il protège discrètement ce qu’il est chargé d’interdire. Au temps du grand œuvre qu’est l’Encyclopédie des Lumières, cette qualité n’est pas secondaire. Tombé en disgrâce en 1771, rappelé par Louis XVI qui le nomme ministre et secrétaire d’État de la maison du roi, Malesherbes démissionne en 1776, le jour de la révocation de Turgot. Il revient au gouvernement en 1787 et 1788 comme ministre d’État, mais se retire à nouveau, mécontent de la date choisie pour la convocation des États généraux. Quand la Révolution survient, il n’émigre pas mais se retire sur ses terres. C’est lui qui choisit de défendre Louis XVI avec Tronchet et Desèze quand le roi est traduit devant la Convention. Arrêté en 1793, sa vie s’achève sur la guillotine en avril suivant.

Vingt-sept ans plus tôt, Malesherbes voyage pour s’informer sur la manière d’être du peuple, sur l’économie, et tient pour cela un carnet de route où il note à la façon du promeneur pressé. Le voyage à Dax intéresse les feuillets 133 à 179.

Malesherbes arrive à Dax le 4 août à la nuit tombée. Il vient d’Orthez et de Puyoô où il a dîné. Il note : « De Puyoô, je n’ai suivi cette route i que peu de temps après quoi on se détourne pour prendre celle de Dax. On entre ici dans un vilain pays ; on traverse d’abord des pays inégaux et cependant boisés en chênes, châtaigniers et maïs au-dessous des fougères, bruyères et autres attributs de pays de landes... » Dès son arrivée à Dax, il remarque et consigne que les rues « sont pavées de cailloux roulés avec des chaînes assez étroites de pierre blanche dont la carrière est dans le pays ». Le 5, il visite la bitumière de Gaujacq et déjeune à Montfort-en-Chalosse. Le 6, il se met en route pour la côte, où il passe la nuit, et évoque sa première rencontre avec l’Adour : « Sortant de Dax, j’ai passé l’Adour sur le pont. Je l’ai côtoyée quelques pas. J’ai passé ensuite dans un chemin creux de plus que la hauteur d’un homme et ombragé de chênes et d’autres arbres... » En route, il remarque le désert de landes, les terres en friches couvertes de fougères, de bruyères, de joncs marins et d’un hibiscus qu’il ramasse et dont il conserve la graine. Le vendredi 7, il chemine le long de la côte jusqu’à Capbreton. Le 8, il est de retour à Dax, avant de repartir à Bayonne le 9 et de pousser jusqu’à Biarritz. À l’embouchure de l’Adour, il veut voir Boucau-Neuf et la Barre. De ce lieu impressionnant, il écrit : « J’ai vu écumer cette fameuse barre et j’ai entendu son mugissement. Cela est beau à voir et à entendre mais bien incommode pour la navigation. » L’avant-veille, le commis de Louis XV a pu mesurer combien le détournement de l’Adour, plus d’un siècle et demi plus tôt, a considérablement affaibli l’activité économique de la région de Capbreton. Feuillet 160, il note :

« La douleur que ressentent encore les habitants d’un malheur qui a plus d’un siècle de date ne doit pas étonner si on songe que l’ensablement augmente journellement, ainsi la côte devient journellement moins praticable. D’ailleurs, le dépeuplement d’un pays n’est pas l’ouvrage d’un jour. Il y a encore trente ans qu’il y avait beaucoup de marins, officiers de la marine marchande, retirés ici avec leur famille par la juste raison que c’était leur pays. Mais quand il y a mille raisons pour quitter un pays et aucune pour s’y établir, peu à peu tout s’en va. C’est ainsi qu’un coup porté il y a plus de cent ans le rend encore pénible tous les jours. »

Partout, Malesherbes se renseigne. Il se passionne pour l’agriculture, la quantité des oies qu’il voit dans les campagnes, des petits cochons noirs qui fourmillent sous les chênes, des pignadas, de la qualité des sables et des chemins, de l’activité des ports. À Dax, « un pays de l’ortolan », il goûte bien sûr aux célèbres bruants (six francs la douzaine) que cuisine son aubergiste et indique avec force détails les techniques de cette chasse et la façon d’engraisser les petits oiseaux une fois capturés. À Dax, dont Malesherbes juge qu’elle « n’est ni une fort jolie ni une fort vilaine ville », le voyageur constate qu’il y a ici « des restes de fortifications et un château avec des tours, quelques invalides et un lieutenant du roi qui réside peu et un major qui y réside ». Il parle des promenades sur les remparts que l’évêque s’est fait attribuer par la ville « pour en faire une belle terrasse à son usage », de la place d’armes, « carré long planté en ormes », et de cette autre promenade, « très belle », « une magnifique allée de grands et vieux ormes le long de l’Adour qui va jusques à un bain ».

Si l’évocation de la promenade et du fleuve ne souffre aucun inconvénient, en revanche, la question des bains laisse à désirer dans une ville d’eaux. Nous sommes loin des « Eaux Augustes » de Dax qu’évoque Ptolémée quinze siècles plus tôt. Malesherbes décrit la scène suivante : « Les bains sont sur le bord de l’Adour, un peu en dehors de la ville. J’ai parlé de l’allée qui y conduit. Il y a deux bains d’eau et deux de boues. Ce sont quatre hangars isolés dans une cour. Les deux bains sont de chaleur inégale et à côté il y a aussi un puits d’eau chaude qu’on boit. Les bains ne sont pas d’eau courante, chacun est un bassin où on descend par des marches et où on conduit l’eau par des robinets. On couche le malade et on lui jette ensuite de la boue sur le corps. L’autre est un demi-bain, c’est une plus petite auge où on met la jambe ou le bras malade étant à plat. Je n’ai point vu de commodité ; il faut porter le malade dedans des couvertures à travers une cour. Tout ceci est en assez mauvais état. » Heureusement pour la réputation de la ville, Malesherbes reconnaît des vertus aux soins dacquois, qu’il juge plus efficaces que les eaux des Pyrénées qui doivent beaucoup de leur succès à la « fantaisie des médecins ».

À Dax, Malesherbes découvre aussi tout l’intérêt de la population pour la corrida, un spectacle alors en train de se constituer et de formaliser ses règles. Lorsqu’il arrive, la ville organise des festivités en l’honneur de son gouverneur, le marquis de Poyanne, et aurait bien souhaité programmer une corrida si le maréchal de Richelieu, gouverneur de Guyenne et Gascogne depuis 1757 ne s’y était pas opposé. Malesherbes, peu amateur de cet art, consigne : « Ce sont point des taurestations à l’espagnole ; on envoie simplement un taureau déjà un peu méchant de son naturel dans une place où il y a beaucoup de populace. Il en saborde quelques-uns. Et quand on a bien ri, on l’apaise avec perfidie car c’est pour le mener à la boucherie ; et on m’assure qu’il n’en arrive jamais d’accident fâcheux. Je le conçois d’autant moins que j’ai demandé si au moins on leur coupait les cornes et qu’on m’avait assuré que non. Jusqu’à ce que cela me soit expliqué, je suis de l’avis de M. de Richelieu. »

À Dax, Malesherbes s’intéresse aussi au comportement de la population lorsqu’il s’agir de commerce et d’industrie. Et le jugement est sévère. Le 8 août au soir, lorsqu’il rentre de Capbreton, il constate une forte activité sur le fleuve. Il écrit : « Enfin, je suis rentré à Dax par le pont sur l’Adour comme j’en étais sorti et j’ai trouvé cette fois la rivière couverte de bâtiments, ce que je n’avais pas vu jusqu’à présent parce que c’est un jour de grand marché. Et ce sont des bâtiments bayonnais qui viennent s’approvisionner à Dax de goudron, résine et d’autres denrées. Ce marché se tient tous les samedis et c’est le vendredi soir qu’arrivent les bâtiments de Bayonne. » Malesherbes constate donc que les Dacquois sont absents de ce commerce, au profit des Bayonnais qui le tiennent. Il s’en étonne, et il se souvient alors d’une conversation dans une auberge de Montfort-en-Chalosse le 5, jour où il se rend à Gaujacq pour visiter une bitumière. Il note : « Le plus important commerce [est celui de] la résine, la poix, le goudron qu’on rapporte des pignadas. Le marché en est ici [à Dax] d’où on le transporte par l’Adour à Bayonne. Cela fait circuler un argent immense. Mais il n’en reste rien parce que les Bayonnais font (oui par eux-mêmes et pas un homme de Dax n’y achète pour le revendre un tonneau de goudron, ni licite un petit bateau sur l’Adour. J’en ai demandé la raison à mon hôte qui m’a paru homme de sens et même d’esprit. Il m’a dit que l’esprit de la ville est tout tourné du côté de la judicature, que chacun n’a d’autre ambition que de faire devenir son fils avocat, ensuite conseiller, président, et que le commerce n’est dans aucune estime. » Malesherbes, quelques lignes plus loin, évoque encore « l’esprit anti-commerçant » de la ville, « qui ne se perdra qu’avec le temps ». En attendant, écrit-il : « C’est leur morgue qui les occupe. »

À Dax, à l’occasion d’une promenade le long de l’Adour, Malesherbes assiste aussi aux préparatifs d’une toupiade, qu’il nomme « toupinade ». Il n’assiste pas à ce jeu qui semble donc reprendre, alors que l’exercice avait définitivement cessé depuis 1715, mais le décrit : « On élève une tour carrée qui a les pieds dans la rivière [...], le jour de la fête, on approche un bateau où il y a cinq ou six champions qui ont pour leur défense une espèce de parapluie. Je ne sais si c’est une pratique dont l’idée peut être prise de la tortue des Anciens. Ceux d’en haut de la tour ont une espèce de casque et une espèce de bouclier. Ils se jettent réciproquement de petits pots de terre cuite creuse et percée, de façon que, traversant l’air rapidement, elles ont le sifflement des toupies. Quand ils se sont bien meurtris, on fuit. Et on trouve cela très plaisant. On m’a assuré que les toupinades sont si respectées que, si un homme en mourait, silence serait imposé à la justice. »

La description est sommaire et approximative. En fait, ce jeu qui a pris fin dès le XVIIe siècle, a longtemps fait les délices des Dacquois. Il consistait à élaborer une tour carrée en bois, nommée le Castellet, au milieu de l’Adour. Un manuscrit de 1740 révèle qu’elle avait dix pieds au carré sur vingt-cinq pieds en hauteur au-dessus du lit ordinaire. Elle avait aussi un montant dans chacun des angles, précise le document, qui indique également qu’un plancher recevait, à vingt-trois pieds de haut, les défenseurs de la tour avec un dépôt de pots de terre cuite. Un parapet de deux pieds de hauteur dominait le plancher. Des joueurs étaient choisis pour défendre le Castellet et d’autres, plus vigoureux, pour l’attaquer depuis des embarcations sur le fleuve. Assaillants et défenseurs se jetaient des pots en terre cuite ayant la forme d’une orange ou d’un melon, percés d’un trou. Ce jeu contraria fort le clergé, qui dénonça « une coutume pernicieuse », « opposée aux bonnes mœurs », qui conduisait souvent à des blessures et même à des blessures mortelles.

De ce jeu, il ne reste rien ou si peu dans les mémoires. En revanche, le fleuve a rendu les pots de terre. D’abord en 1875 à l’occasion de travaux. Et, depuis cette date, au hasard des marées et des découvertes qui passionnent toujours Patrick Lamaison.

 

Mon Adour bizarre

Descendre l’Adour ou bien le remonter. Comment procéder pour le travail du récit et de l’écriture ? La question, bien sûr, s’est posée lorsque j’ai réfléchi à ce parcours pour dire le fleuve et sa course.

J’ai finalement fait le choix de descendre le fleuve jusqu’à l’Océan. La tentation d’accomplir le chemin inverse existait. Elle était même forte. Elle répondait au désir d’aller vers la source, le point neuf. L’origine. Avec ce questionnement essentiel de la chose première avant la chose première. Nous en avons déjà parlé. Remonter signifiait aussi faire l’effort d’une ascension, comme Pétrarque gravissant un jour le Mont Ventoux, en supposant, la force mécanique est ainsi, que l’endroit initial est plus haut que l’issue : cet espace où le fleuve se dilue avant de disparaître en tant que tel dans un autre élément. Descendre avait le goût du bouchon flottant dans les eaux et subissant les événements. J’ai pris cette option en n’ignorant pas que la descente renvoie également à l’amertume d’une défaite, une débâcle peut-être, si l’on tient comme une référence L’Anabase de Xénophon.

Souvenons-nous de ce carnet de route, comme l’on dirait aujourd’hui, cette Anabase donc, un nom merveilleux pour dire l’expédition des Dix Mille montant d’abord vers l’intérieur du pays en venant de la mer, vers la riche Perse, le paradis des outardes et des onagres, des autruches et des gazelles, accomplissant l’ascension vers la source du pays rêvé où fleurissent les ors et les merveilles. Souvenons-nous aussi de la mort de Cyrus et des problèmes qui démobilisent alors les guerriers grecs. Voyons maintenant les défaites, le harcèlement incessant des ennemis, maîtres de leur terrain. Constatons la triste retraite, les difficultés pour franchir les montagnes, les fleuves, la neige, pour surmonter la faim et enfin la descente piteuse vers la mer, enfin aperçue comme une délivrance. Entendons les soldats et les généraux grecs en larmes, du haut du mont Tchechès, qui aperçoivent enfin le Pont-Euxin et qui se mettent à crier, en s’embrassant : Thalassa, thalassa. La mer, la mer.

J’en suis à ce trajet vers le haut et vers le bas, tout au fleuve Adour, avec mon choix comme viatique, lorsque je reçois, ce matin de février, le nouveau livre de Jean-Paul Kauffmann, dont j’attendais la sortie. Il s’intitule : Remonter la Marne. Depuis l’été précédent, je savais que Jean-Paul était à ce livre. Nous en avions parlé autour d’une belle table qui réunissait notamment l’écrivain éditeur Olivier Frébourg, Emmanuel Kauffmann, le fils de Jean-Paul, écrivain et journaliste, et le photographe Gérard Rondeau, à qui le livre sur la Marne est dédié. Lui aussi, auteur d’un livre et d’un film sur ce fleuve. Ce sont deux très belles réalisations où la sensibilité et l’intelligence du photographe s’expriment une nouvelle fois avec une finesse qui m’émerveille. J’ai toujours reçu avec bonheur les images de Gérard Rondeau. J’aime sa série au Maroc. J’aime ses fantômes du Chemin des Dames et l’intérieur de la maison d’Yves Gibeau où il a rendu immortels les lieux d’une vie. Lorsque j’appris que Jean-Paul se consacrait à la Marne, je parlai de mon travail et, bien entendu, le hasard des fleuves nous plaça dans une joyeuse disposition d’esprit que les meilleurs vins et que les agapes préparées par les dames achevèrent de convaincre.

J’étais prévenu. Je savais que Jean-Paul finissait de remonter la Marne, alors que je commençais seulement à descendre l’Adour. Tout au long du travail, et encore aujourd’hui où l’écriture se met en place, j’ai souvent pensé à son propre cheminement au moment où le mien se dessinait en sens inverse. Bien que les fleuves soient éloignés l’un de l’autre, j’ai pensé qu’un croisement symbolique pourrait avoir lieu. Mais où ? J’en suis encore à me le demander.

Ce matin-là de février, j’étais heureux de recevoir ce livre. Cela arrive pour certains d’entre eux que l’on veut dévorer d’une seule bouchée. Pour d’autres, ce sera l’attente et parfois une indifférence, hélas. Avec le livre de Jean-Paul, bien sûr, j’ai hâte de tout savoir, de tout découvrir, de connaître l’allure et la longueur du pas le long du fleuve remonté. Mais pour des raisons évidentes, je ne peux pas superposer une lecture dans laquelle je vais meure une acuité toute particulière et un travail d’écriture sur un sujet aussi cousin. Alors, je me contente de feuilleter le livre sans m’arrêter sur les mots et les phrases et les italiques qui m’attirent. Pourtant, vers la fin de l’ouvrage, au moment où le marcheur arrive dans les hauteurs de la source prochaine, je ne peux éviter la référence à l’anabase. Jean-Paul, remontant vers la source, le pays intérieur, cite le mot parfait : anabase. Alors je ferme aussitôt le livre, tout brouillé par cette découverte au moment même où j’allais et revenais sans cesse sur les berges du fleuve encore en crue, ici à Dax, voyant les eaux passer d’une façon méchante et impolie en direction de l’océan et alors j’entendais les incantations des compagnons en larmes de Xénophon : Thalassa, thalassa ! La mer, la mer, vers laquelle je descends étape après étape depuis les sources pyrénéennes. Et alors me vient aussi cette carte singulière des Landes - toujours la question de la carte accompagne le voyage du fleuve et le mien auprès de lui - conçue comme un poème du lieu par Michel Ohl.

Quelle carte !

J’ai connu Michel Ohl grâce à un article que j’ai écrit à la sortie de son livre Un chalet sur la Neva, Michka et les Kessel. J’avais retenu de ce texte les belles lignes qu’il consacre à la découverte, bien des années après sa disparition, des cendres de la pipe que fumait son père à l’intérieur des pages d’un roman russe que Michel-Michka ouvrait à nouveau. Quelques jours plus tard après la parution de cet article, je recevais une lettre aussi stupéfiante que gentille de l’auteur, et une correspondance s’est établie. En ce temps-là, je savais déjà combien l’écrivain, qui vit à Bordeaux, était amateur de l’exercice épistolaire et, sachant ce que j’ai reçu de lui depuis plusieurs années, je m’émerveille à l’idée de pouvoir rassembler un jour toutes les lettres envoyées aux uns et aux autres. Cette dislocation enfin endiguée, ces pièces éparses enfin réunies — c’est une utopie aussi improbable que de vouloir embrasser en un instant toute l’âme d’un seul homme —, permettrait de reconstituer une œuvre unique, originale, pleine d’une brume épaisse et d’une clarté aveuglante, une œuvre grande. C’est certain. Mais qui se lancera dans un tel opéra ?

Et alors, une fois l’œuvre accomplie, qui pourra dire où le fleuve pataphysique de Michel Ohl, membre du Collège, prend réellement sa source et dans quel océan de l’imaginaire il se jette ?

J’ignore si cette idée préoccupe vraiment Michel Ohl, et même je ne le crois pas, mais je suis sûr, en revanche, de l’unité sous des impressions d’éparpillement et cette carte des Landes, sa weltanschauung, qu’il dessina un jour, est un indice du monde véritablement réel qu’il anime et qui l’anime.

Onessa, Onessa ! Comme dans L’Anabase de Xénophon, j’imagine volontiers Michel Ohl lancer ce cri littéraire dans un de ses textes dont lui seul a le secret et l’audace. J’entends Michel Ohl clamer ce nom d’Onessa. Onessa, Onessa ! Comme le très haut et le très bas d’une vie. L’escalade et la dégringolade. Onessa. Il faut comprendre Onesse, le village des Landes où l’écrivain est né. Onessa a donné son nom au titre d’un ouvrage publié en 1993 aux éditions Schéol. Vendu alors au prix de 30 francs — c’est indiqué en quatrième de couverture avec cette indication : « Et voilà le roman banal intégral et sentimental du grand cosaque de l’Oural » —, ce livre au format lilliputien s’ouvre sur cet exergue : « Penché sur le plan d’Onessa, il était pris de vertige, rappelez-vous, lecteut, et sa tête cognait le bois de la table. » Et aussi sur cette terrible prémonition : « Un fil de bave reliait la maison natale au cimetière... »

Pourquoi évoquer, dans un joyeux tourbillon sémiologique, historique et pataphysique, l’anabase ohlienne, la montée, la chute, l’ohlisme à propos duquel j’ai envie de jouer avec l’ordre des lettres pour parler plutôt d’holisme, ce qui correspond très bien à la réalité du Tout de l’auteur qui constitue bien plus qu’une simple somme des parties ? Pourquoi évoquer dans la même fantaisie Onessa, la maison natale, le fil de bave, le cimetière et l’image du cercueil que l’écrivain trimbale sous le bras tout au long de ce livre du dédoublement et des deux vies nettes ?

Parce qu’une fois encore, la question essentielle de la carte est posée par l’écrivain comme est posée celle de la situation. Onesse, « bourg rêvé de la Rose des Vents, O, N-E, S-S-E ». C’est une nouvelle indication-révélation du lieu que me poste Michel Ohl en août 2012, citant son ami Pierre Ziegelmeyer (jongleur de mots, Régent de Blablabla et de Matéologie du Collège de Pataphysique qui a écrit sur son œuvre) et m’autorisant par la même occasion à reproduire ici quelques éléments d’explication et de compréhension.

La citation que j’envisage concerne donc la carte des Landes (« Ohl-Landes », précise-t-il).qu’il établit en 1989 en oubliant l’Adour, ou mieux encore en inventant des fleuves dont le tracé ne correspond à rien de connu. Nous y reviendrons.

Pour Michel Ohl, c’est la Mer Nègre qui se confronte à la côte de Obi-Landes, l’île du rivage, deux îles émergent : les îles beurrées et l’îlot fondant de Robinson Sucroë. Elles semblent flotter dans l’infini vide océanien comme celle de Laputa dans Les Voyages de Gulliver. Jonathan Swift y décrit cette île flottante, volante. L’île de Laputa est circulaire. Elle a une surface de quarante mille hectares, un diamètre de trois mille neuf cent dix-neuf toises ; le fond est un socle d’acier recouvert par des épaisseurs de minéraux, une terre fertile dont les pentes s’inclinent vers le centre de l’île où quatre bassins recueillent les eaux de pluie ; quand l’évaporation naturelle fait défaut, les bassins débordent, alors on élève l’île au-dessus des nuages de pluie.

L’île, forte d’un mécanisme étonnant (un axe en acier et un aimant d’une taille impressionnante), menace de s’écraser sur celle de Balnibarbi ou de la priver de soleil. D’une manière générale, les femmes de Laputa prennent pour amants les hommes de Balnibarbi. Ceux de Laputa sont trop occupés avec l’astronomie, les mathématiques et leur axe en acier.

Sur la carte de Michel Ohl, dans la « Met Nègre », une flèche indique à l’ouest la direction de « Wall Stteet » et, au sud, celle du « Golfe Caspien ». Le sud des Landes devient une « Patagonie sardonique ». Entre les lacs de Biscarrosse et de Sanguinet, il dessine un « Camino del autot out ». Ailleurs, voici un « Filet d’eau Tralala Tralala » au nord de Labouheyre, le « Ruisseau de la Verge fugace » qui passe par Onessa et Mézos pour se jeter à « Laïdeur-sur-Mer », cette « Petite forêt triste » le long des « tinéraires des Burgalipètes » qui ne sont tien d’autre que la Route Nationale 10. Plus à l’est du département ohlandien, voici le « Gtoinland » (vêts Gabarret), le « No man’s land » (tout le Tursan) avec une indication vers Lourdes, sa « Piste d’atterrissage de Vierges et ses Chasses d’eau bénite », no man’s land en face duquel s’étend, dans le Gers voisin, la « Terre-aux-risées », la « Sibérie Mentalo Périféérique », le « Creux moque-cieux », les « Steppes de Neuroleptie » au nord de « Mort d’Homme-en-Sang » (Mont-de-Matsan). Au nord, ne négligeons pas « Manciet-city » (Trensacq) ou ce « Désert de l’Amour » près de Captieux. Bien sûr, nous oublions mille choses, comme cette mention de « Ploucastel » (Latché), la « Gtève des fonctionnaires », le site de « L’Oiseau des mines Pond-Pays », le « Désert d’Aboulie » entre « Mimizan-Bière », Onessa et « Veuleville », et encore « Mandrax-les-Termes », la « Terre Plein d’Armagnac », le « Carrefour des Trois Gigots », les « Mines de Charcuterie » (à la limite probable du Gers et du Béarn), Dartigrad (Narrosse), « La Ferté-Pierre-Benoît » (Saint-Paul-lès-Dax), le « Front de mer national » et « l’Obscur canton de l’Oubliance » (grosso modo tout le pays de Seignanx qui longe l’Adour).

L’Adour justement, et les fleuves ohlandais. Au sud, l’atlas revisité ne s’intéresse qu’à un « Brahmapaille » coulant au sud de Tartas mais aussi au sud d’Amou. Étrange lit. Le Brahmapaille se jette dans le « fleuve Illà » rejoint en aval de La-Ferté-Pierre-Benoît par le « Potomaniak », avant de trouver la Mer Nègre quelque part entre « Jeune Boucau » et la Patagonie Sardonique. Allez vous y retrouver.

« J’ai remisé les cartes, mon cher », m’écrit Michel Ohl dans une lettre découpée dans un morceau de carton noir, avant de poursuivre, dans une autre : « Je me suis repenché sur cette carte qui date de 25 ans [...]. C’était ma géographie d’alors, bien des choses ont changé, le sens de beaucoup de noms m’échappe aujourd’hui. Darrigrad, c’est la ville d’André Darrigade, l’idole de mon enfance. À vrai dire, depuis sa retraite sportive en 1966, le vélo ne me passionne plus. Il vit maintenant à Biarritz, que j’appelle “Biarritziko” à cause de mon “tonton Miki”, le peintre Dimitri Ziko. Darrigade est en vérité de Narrosse. Village où se trouve une clinique psychiatrique que dirigeait autrefois le Dr Noyé. En 1970, je devais y être interné. Et puis j’ai abouti à Orthez. C’était l’époque de l’alcool et des neuroleptiques (Steppes de Neuroleptie, forêt de somnifères — Mandrax-les-Termes doit correspondre à Gamarde-les-Bains. Gamarde/Camarde. Thermes/Terme. Le redoutable Mandrax en a tué plus d’un - etc.). Je conduisais des bagnoles à l’époque, voyez-vous, et traversais des Landes fantasmagoriques. La constante, c’est la Russie, la russification. Mer Nègre/Mer Noire, Onessa/Odessa, Darrigrad, Sibérie. Mon Adour bizarre emprunte au réseau fluvial russe. Blagovechtchensk est sur l’Amour, si je ne m’abuse. [Les « mines de charcuterie » sont une blague géniale d’Allais] "Un vol d’aéroporcs / se fige glacé d’effroi / au ciel de Groinland", un truc que j’ai écrit du côté de 1980... »

Tout en cheminant avec la lettre de Michel Ohl sur le réseau fluvial russe et ohlandais, et toujours à cette question du lien entre le fil de bave, la maison natale, le cimetière et le cercueil, et bien sûr des fleuves qui l’interrogent, je me souviens de ces pages de L’Eau et les Rêves où Gaston Bachelard se demande si « la mort ne fut pas le premier navigateur ». Le philosophe poursuit. : « Le cercueil, dans cette hypothèse mythologique, ne serait pas la dernière barque. Il serait la première barque. La mort ne serait pas le dernier voyage. Elle serait le premier voyage.

Elle sera pour quelques rêveurs profonds le premier voyage. [...] Pour certains rêveurs, l’eau est le mouvement nouveau qui nous invite au voyage jamais fait. Le départ matériel nous enlève à la matière de la terre. Aussi quelle étonnante grandeur il a, ce vers de Baudelaire, cette image subite comme elle va au cœur de notre mystère : "O mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre." »

Je reprends la lettre. Ohl continue de s’interroger : « J’ai fourré des quantités de signification dans ces noms, jadis, et je ne comprends plus grand’chose [...]. Pourquoi ce "Potomaniak", j’étais potomaniaque, mais il y a sûrement une autre raison... Amou/Amou-Daria — Le fleuve Illà je me demande Il/là : qui n’est pas là, ou au contraire : qui est en ce lieu-là — "Le NO MAN’S LAND et l’Obscur Canton...", eh bien, c’est comme le pressentiment de la décomposition de la mémoire, et puis : Biarritz, Bayonne, Villefranque, c’était le bonheur de l’adolescence en train de mourir dans le souvenir... J’ai abouti plusieurs fois à M.-de-M. en ambulance. À Sainte-Anne ou Layné. Layné, ce fut après une tentative de suicide. Le sang avait jailli. Un ami malade m’a appelé un jour de Sainte-Anne pour me dire : "Maman s’endort." C’est l’anagramme de Mont-de-Marsan. Dans les asiles on se cherche souvent dans les chiffres et dans les lettres. Vous retrouvez l’araignée de MORT-D’HOMME près de la maison natale : mère Épeire. »

L’araignée à laquelle Michel Ohl fait allusion prend toute la ville de Mort-d’Homme-en-Sang. Dans le petit livre Onessa, une carte détaillée d’Onesse revue et corrigée a été dessinée par l’écrivain. Rappelez-vous, lecteur : c’est sur ce plan d’Onessa qu’il était « penché » et « pris de vertige » au tout début de l’ouvrage. Faisons un zoom sur ce plan : une grosse araignée a tissé sa toile sur le lieu même de la maison natale. Dans la toile, sont ptisonniets de petits personnages dessinés grâce aux trois lettres du patronyme : O, H, L. O est la tête, H le tronc et les bras, L les jambes. Tout autour, voyons « l’impasse Hi-Han », « le pourpris de l’amour bœuf », « le ruisselet d’O », « le ponceau de la prétendue dispersion des cendres », « le terrain de bouse-ball », « le boisillon de la risible fuguette », « le rond-point des identifiailles », « le point de vue des mate-à-mort » qui donne sur le grand espace où figure trois fois le mot TOMBEAU !

L’Adour n’y est pas, bien sûr, il n’a rien à faire dans cette latitude mais « Brahmapaille » oui. Plus au sud. Dans l’endroit possible du fleuve réel où le mouvement nouveau nous invite nu voyage jamais fait. « Brahmapaille ????, s’interroge Michel Ohl. Poutredieu qu’ai-je voulu dire ? »

Voici maintenant la fin d’Onessa. Ce sont trois mots : on est ça !

On est ça, mêlé au biologique et abreuvé à la source des rêves sauvages.

Onessa, Onessa. L’anabase. Le chemin ascensionnel vers l’intérieur du pays, du pays poème toujours demeuré désir. Le chemin inverse vers une délivrance. Le voyage jamais fait. Le cercueil qui serait la première barque et non la dernière. La mort, ce vieux capitaine. Le fleuve qui n’existait pas, comme nous le croyions depuis le début des temps et de ce livre. Michel Ohl. Sa carte du monde à côté. Son Adour bizarre. On est ça. Rien que ça.

 

© Serge Airoldi & éditions Le Festin, 2013.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 avril 2014
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