lecture annuelle du Document D. 9

de ces rendez-vous maintenant rares (nouvelle version)


Une fois l’an, nous nous réunissions.

On prenait le Document D. 9 et jamais un autre texte, ensemble nous le lisions. On y passait la nuit : tant pis si certaine ligne (chacun choisissait un paragraphe au choix), nous l’entendions vingt fois. C’était bien pour cela qu’on s’assemblait : comprendre plus loin.

Dans le couloir, derrière, d’autres attendent. Ceux qui sont là, assis sur les marches, ont lu déjà, ou vont lire plus tard. On écoute ce qu’on veut, quand on veut : on n’a jamais vu pourtant que quelqu’un, pour lire, n’ait pas d’auditeur.

Chacun venait alors dans le centre de l’espace noir, sous la lumière, et choisissait les lignes qu’il souhaitait lire. Si la littérature vous enseigne quelque chose du monde, alors, à user ainsi le Document D. 9, on finirait bien par distendre cette frontière, enfin mieux savoir. Prendre un texte, un seul texte, et chaque année tenter d’aller plus loin dans ce qu’on extorquait aux mots, voilà ce qu’on voulait.

Et cela s’était fait sans intention, juste parce que - mais je ne saurais plus vous dire le compte exact d’années -, nous parlions à quelques-uns du Document D. 9 et avions décidé de nous le lire réciproquement à voix haute. Un texte dont la relecture se suffit d’une fois, qu’importerait qu’ainsi on s’assemble ?

Certains n’approchaient les mots qu’en dansant. Il était même arrivé qu’au lieu de lire le Document D. 9 ils se contentent de mouvement. D’autres apportaient plutôt une fidélité scrupuleuse à ce que chaque syllabe, chaque phonème du texte soit comme ainsi découpé dans la nuit. Les dates des rassemblements nous les gardions pour nous, ainsi que le lieu. Que fallait-il, hors la nuit, et un toit ? Il en restait tant, de ces théâtres, de ces cinémas des temps anciens, voire un coin d’une salle de congrès, un gymnase à l’abandon, une salle de danse, pour qu’on ait assez de facilité à choisir. Qui s’intéressait, hors nous autres, au Document D. 9 et à ces quelques textes où il nous semblait qu’un peu de la catastrophe, autrefois, quand il en aurait été encore temps, avait été deviné, pressenti ?

On le savait tous par cœur, désormais, le Document D. 9, mais on avait encore cette capacité de s’écouter : la voix des autres redonne aux mots cette urgence, cela qu’il aurait fallu prendre au sérieux. Agir, je viens. On en était fiers, de cela, et notre assemblée nous y tenions vraiment. Mais non : souvent, quand tel danseur avait fait son tour dans la lumière, quand les hurleurs ou les chuchoteurs avaient traversé ce long tunnel des mots, à peine si entre nous on osait parler.

Cette année, pour ma part, je l’avais lu le plus droit possible, sans inflexion, chaque temps à l’égal des autres temps, et sans presser.

La fin venait avec le matin. On posait sa main sur l’épaule amie. Un autre approchait, qui vous embrassait.

Et puis, par tout petits groupes, on repartait dans la ville. Cette danse, pourtant : moi, au début, je croyais qu’il ne s’agissait que lire.

Non, bien sûr que non.

Photo : 5 heures de lecture non stop avec remue.net à Théâtre Ouvert, juin 2006, voir ici.

(première version, le 18 juin 2006)

L’effort était immense. Une fois l’an nous nous réunissions. On prenait le Document D. 9 de Henri Michaux ou un autre texte, et ensemble nous le lisions. Cela voulait dire qu’on lui laissait la nuit, à qui lisait. Dans le couloir, derrière, d’autres attendaient. Ceux qui étaient là, assis sur les marches, avaient lu aussi, ou allaient lire ensuite. On ne lisait pas tout, non. Chacun venait là, dans le centre de l’espace noir, sous la lumière, et choisissait les lignes qu’il souhaitait lire. Le but était de se faire comprendre. Ces cinq lignes du Document D. 9 ou de tel autre texte choisi pour l’année en cours, il s’agissait que chacun y entende un peu plus. Bien sûr il s’agissait toujours d’une énigme. Un texte dont la relecture se suffit d’une fois, qu’importerait qu’ainsi on s’assemble ? Les danseurs étaient renommés. Certains n’approchaient le micro qu’en dansant. Il était même arrivé qu’au lieu de lire le Document D. 9 ils se contentent de mouvement. D’autres au contraire apportaient une fidélité scrupuleuse à ce que chaque nuance, chaque phonème du texte soit comme ainsi découpé dans la nuit. Les dates des rassemblements étaient tenus à peu près secrètes, ainsi que les lieux. Il en restait tant, de ces théâtres, de ces cinémas des temps anciens, voire des salles de congrès, des gymnases ou lieux de danse, pour qu’on ait encore assez de facilité à choisir. Qui s’intéressait, hors nous autres, au Document D. 9 et à ces quelques textes où il nous semblait qu’un peu de la catastrophe, autrefois, quand il en aurait été encore temps, avait été deviné, pressenti ? On avait encore cette capacité de s’écouter : la voix des autres redonne aux mots cette urgence, cela qu’il aurait fallu prendre au sérieux, et non comme poésie. Agir, je viens. Mais non : à la fin, quand les danseurs avaient fait leur tour dans la lumière, quand les hurleurs ou les chuchoteurs avaient traversé ce long tunnel des mots, à peine si encore entre nous on osait parler. On posait sa main sur l’épaule amie. Un autre venait, qui vous embrassait. Et puis, par tout petits groupes, sinon on se serait fait repérer, on repartait dans la ville. Cette danse, pourtant : moi, au début, je croyais qu’il ne s’agissait que lire. Non, bien sûr que non.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 18 août 2006
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