Jimi Hendrix | fragments d’une enfance (extraits)

fragments dans les fragments des fragments


Donc avoir tout repris, mais d’abord casser la tentation linéaire. Une fragmentation, presque une atomisation, mais aller jusqu’à la résolution maximum et qu’importe la source. Se contraindre à ce que chaque fragment soit monodique, et tant pis s’il y en 1500 ou 2000 au bout.

 

127 – #story, alcool en couple


Léon Hendrix raconte que lorsque son père et sa mère arrivaient au bout de l’alcool, le soir, le ton montait et que revenait l’assaut. Alors ils s’enfermaient avec Buster dans la deuxième chambre. Il dit que son père ne battait pas sa mère, mais qu’elle lui lançait au visage ce qui lui tombait sous la main, bouteilles de bière pour commencer. Alors ils se mettaient dans le placard et refermaient la porte sur eux, dans le noir. Lorsque cela se calmait, le grand frère disait à Léon que ça allait, maintenant, qu’ils pouvaient ressortir. Leon se souvient du goût de la bière, quand ils la volent au fond des bouteilles. Et puis il ajoute avoir découvert que sa mère laisse exprès un peu de boisson – les garçons sont beaucoup moins nerveux, ensuite, et s’endorment plus facilement. Il le dit d’un ton amer. Jimi Hendrix, lui, n’en parlera jamais.

 

131 – #story, du surnom Buster


Jimi Hendrix n’avait jamais pu accepter ce changement de prénom auquel son père l’avait contraint, en allant le reprendre en Californie. À trois ans, un enfant sait son nom. De John Allen on le débaptise James Marshall. Que le père n’ait pu se faire au souvenir permanent de ce Johnny inconnu, on le comprend. Mais Jimmy, condensé en Jimi, vaudrait mieux que Johnny pour la légende. Ça se fait au cinéma : il y a Batman, Superman, et puis la série de science-fiction Flash Gordon. Ils ne peuvent voir chaque samedi, dans la salle du quartier, qu’un épisode de quinze minutes, sinon ce serait trop cher.Les deux enfants, James et Leon, attendent ce moment toute la semaine, et mettront deux mois à voir le film entier. L’idée du voyage sur une autre planète ou vers d’autres étoiles ne le quittera plus. Le héros s’appelle Larry Crabbe mais on le surnomme Buster, Larry Buster Crabbe – l’enfant s’identifiera à lui complètement : – Je suis Buster, le sauveur de l’univers. Jusqu’au point une fois de sauter du toit de la maison (c’est juste le rez-de-chaussée et l’étage, mais quand même), persuadé qu’il peut s’envoler. Buster règle la question du Johnny devenu Jimmy : il ne répond qu’à Buster, et même son père s’y range.

 

132 – #story, frères et soeurs


Leon, c’est l’enfant des retrouvailles d’Al et Lucile. L’année suivante vient Joseph, dit Joe. Pas de palais, deux rangées de dents, une jambe plus courte que l’autre et un pied-bot. Il faudrait de l’argent, beaucoup d’argent pour l’opérer, et on n’en a pas. Il restera à la maison, alité ou à traîner. Les deux grands feront leur vie ensemble, chez la tante Dolorès, qui a pourtant huit enfants, tandis que les parents s’occupent du petit infirme. Puis c’est Kathy, prématurée de quatre mois, et aveugle. Pendant un an, on se résout à s’occuper des deux grands et des deux infirmes et puis c’est trop lourd, Kathy part pour l’orphelinat. Pamela naît à ce moment-là : on est trop pauvre, et on sait l’adresse, on s’en sépare aussi. Jimmy et Leon ne se rendront même pas compte de la naissance d’une dernière fille. Et puis, un jour, Joe qui était dans son berceau la veille, n’y est plus : ce n’est que des années plus tard qu’ils le retrouveront.

 

133 – #lieux, Vancouver


Quatre heures de voiture : de Seattle à Vancouver il n’y a pas si loin. Mais c’est changer de pays. On va « au Canada ». C’est là-bas que le père est né, et dès son retour il confie les enfants à sa soeur, l’oncle Frank et la tante Pearl, pour l’été. Il y aura la ville, et cet ailleurs de la ville, là où les parents ne se battent pas, là où on est des étrangers en séjour temporaire, et que tout est beau à voir, même si on ne voit que la même chose : une ville américaine près du Pacifique. Lorsque la mère aura définitivement quitté la maison (mais le lien de Lucile et Al restera imprévisible et tumultueux), Al dépose à nouveau les enfants à Vancouver, chez une autre de ses soeurs, Pat. Jimmy ira à l’école primaire et Leon au jardin d’enfants. Al les rejoint le dimanche, c’est une année d’équilibre. Le mari de Pat décède brutalement ce même hiver : Leon n’en a que peu souvenir, mais Jimmy, avec ses cinq ans de plus ? Pat revient à Seattle, et pendant un temps habitera la deuxième chambre, les enfants dormant avec le père dans la première. Elle sera la mère de remplacement, jusqu’à bientôt se remarier avec un homme dont le prénom lui aussi est Pat.

 

138 – #story, la ville souterraine

Là où Seattle sur son bord de mer a érigé cette énorme autoroute à deux étages, un pour chaque sens, tablier à trois voies, la ville venait jusqu’à ce qu’ils disent « la mer » , qui pourtant est bien loin de la mer. Mais Seattle comme Chicago, s’aligne au bord de cette eau qui quand même est celle du Pacifique, l’océan qui pousse jusqu’à la ville un étroit et profond repli – on voit l’autre bord, quand à Chicago on ne voit pas l’autre côté du lac. Mais la ville, au début, s’était construite sur des marais, zones inondables. Façon de l’Amérique de conquérir trop vite. Alors la Seattle moderne s’est reconstruite un étage au-dessus, enserrant dans ses fondations les restes de la ville fantôme. Cette année-là, après l’école, ils sont livrés à eux-mêmes : Buster emmène son jeune frère, ils traversent les voies de chemin de fer, et longent l’eau jusqu’à cette fissure dans le béton. On s’y glisse : il y a ces pans de vieilles maisons vides dans la nuit, d’anciennes boutiques (une laverie dans laquelle on peut entrer). Un monde comme on les rêve, sous la ville qui les ignore. Il n’y a aucune relation directe de ce souvenir d’enfance à la musique de Hendrix. Il n’y a rien qui nous empêche e savoir, sous la musique de Hendrix, les villes abandonnées où son rêve nous emmène.

 

139 – #story, les services sociaux


Al a pu changer de travail : période où il fait partie des services municipaux. Pas éboueur, plutôt aux opérations spéciales de nettoiement. Le soir, il continue à la station-service City Light. Avec l’augmentation de salaire, on déménage, fini de l’ancien « bloc » réservé aux vétérans de l’armée, il peut louer une maison plus que modeste, avec deux chambres et séjour mais avec une cour minuscule devant et jardin tout aussi petit à l’arrière : pour les deux fils dont il a la charge (plus de nouvelle des autres), une bascule de monde. Leon dit que leurs gants de basball étaient si décousus et déchirés qu’ils n’osaient pas aller au parc jouer avec les autres. Mais chez eux ils peuvent, et inviter des copains pour le football dans la petite cour. Le père ne revient qu’au milieu de la nuit, et la paye est passée en cartes en boisson. Pas de colère chez les deux fils : ils disent qu’en dehors de la boisson Al est un chic type. C’est juste comme ça. C’est l’époque où ils mettent un temps infini à revenir de l’école, explorant tous les recoins possibles de la ville, restant dans le parc jusqu’à la nuit. Dans la maison, ils sont seuls. Le réfrigérateur n’est pas toujours plein. Al fait cuire une casserole de spaghetti remplie à ras bord, et qui doit leur servir trois jours. Ils remarqueront la voiture verte, puis un soir les services sociaux frappent à la porte. Al prétendra que, lorsqu’il rentre tard, les enfants sont chez une tante. Puis leur recommande, les jours à venir, de ne pas allumer la lumière quand ils sont à la maison mais que lui n’est pas revenu : vivre dissimulé chez soi, tant qu’il y a la voiture verte. Al s’arrange pour qu’une de ses soeurs et son nouveau copain vienne habiter la deuxième chambre, les deux garçons à nouveau dans le lit du père, ça dure quelques semaines mais la soeur et le copain s’installent chez eux. Les services sociaux auront raison : Jimi a quatorze ans, il peut rester avec le père, Leon en a huit, il partira dans une famille d’accueil, à trois rues. Buster lui rendra visite tous les soirs, le père beaucoup moins. ‘est une famille qui l’accepte comme des leurs, mais, un an plus tard, proposera carrément l’adoption et Al se rebiffe. Pourtant, il a perdu son travail, lui et Jimi sont revenus vivre dans un appartement grand comme un placard à balai, chiottes et salle d’eau dans le hall pour tout le monde. Leon est dans une autre famille, ça se passe moins bien. Il est perdu, révolté, revient chez le père – ainsi se seront élevés le grand frère et son protégé.

 

142 – #story, la radio


Souvenir de Leon. La plus belle possession dans la petite maison, c’est la radio du père. Il y a quelque chose de magique dans cette boîte. Un soir où ils sont seuls, comme d’habitude, il va chercher un tournevis et démonte la plaque d’isorel à l’arrière. Là sont les lampes, le monde fragile des câbles, l’odeur si spécifique aux appareils électriques. Leon a peur : on fait quelque chose d’interdit. Puis Jimi remonte l’ensemble, et bien sûr le poste ne marche plus. Al s’en aperçoit dès son retour, et chargé d’alcool il est mauvais. Jimi dit que c’est lui seul, et que Leon n’a rien fait. La rouste sera pour les deux. Et puis ils sont enfermés dans la chambre, sans lumière ni manger. Jimi dira simplement : « Je cherchais la musique. Je voulais voir où était la musique. » Leon dit que c’est son premier souvenir où il associe Jimi et la musique.

 

143 – #story, ukulele


Leon dit que c’est dans ses familles d’accueil successives, prenant à charge ces enfants pour la petite allocation des services sociaux, qu’il a compris que la famille qu’ils forment à eux trois, Al, Buster et lui n’est pas dans la pauvreté, mais en-deçà du seuil qui définit la pauvreté. Le père parfois a des éclaircies, jour de paye où il va acheter un pantalon à ses fils, ou même un vélo d’occasion, parmi ceux qui sont accrochés au mur, pour quelques dollars, dans la boutique qui lui fournit sa tondeuse-débroussailleuse. Il se dit jardinier, mais sa réputation au bouche-à-oreille c’est plutôt nettoyeur, odd-jobs man. Le samedi il emmène ses fils avec lui, ils travaillent jusqu’à l’épuisement. Un après-midi, il s’éclipse boire une bière et ne revient les chercher qu’à la nuit. Eux ils sont allés au supermarché, Buster a piqué des tranches de pain et ils les ont mangées sur place, cachés dans les rayons, terrorisés. Quand on les appelle, ou qu’un collègue leur a fait confier le travail, c’est que c’est rempli d’ordures, ou de ronces jusqu’au-dessus de la tête. Al accepte tout. Chez cette dame, cependant, ce samedi-là, il en va autrement. Un garage à deux voitures, l’expression est déjà banalisée comme mesure d’espace. Ils sont dans les quartiers riches du sud-est de la ville, côté lac. On commence à remplir l’arrière du pick-up. Simplement, vieux meubles, bazar de vide-grenier, Al est comme un enfant le matin de Noël. Leon dit qu’au travail il a une honnêteté qu’il n’a pas forcément pour les combines de la vie civile : il va voir la dame, lui dit que bien sûr tout part à la benne (dump), mais est-ce qu’elle accepterait qu’il mette de côté certaines choses pour les réparer ? Pourvu que son garage soit nettoyé, dit-elle, ça lui est égal. Al trouve sous un matelas deux vieux fusils de la guerre civile. Il n’y tient plus, les planque dans la cabine du pick-up et part de suite chez un revendeur, laissant les gosses. Eux ils savent que ce sera suivi d’une bière pour la soif et de quelques autres, que l’argent probablement y passera. Ils continuent de transporter le bazar du garage à la rue. Buster met alors la main sur un vieil ukulele, auquel il reste seulement une corde. Il est fasciné. Lui aussi va voir la propriétaire, qui lui accorde bien volontiers de le garder. Quand le père revient, soûl une fois de plus, il est prêt à repartir immédiatement : – Chouette, on va le revendre. Et le gamin s’interpose : – Elle me l’a donné. Al va s’incliner, et dans les semaines, les mois à venir, Buster va tout essayer. Jouer sur une corde, la détendre et la retendre. S’en servir de rythmique. Y tendre des ficelles ou des élastiques pour le jeu de cordes qu’on n’a pas de quoi se payer. Et, dit Leon : il arrivait à reprendre des notes d’Elvis Presley, à la radio.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 avril 2014
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