Giorgio Manganelli | 100 romans d’une page en un seul livre

"Centurie", livre immense, révolutionnaire... et disponible dans toutes les langues européennes sauf en France...


Si l’on m’autorise une suggestion, voici quelle serait la meilleure façon de lire cette brochure, mais elle est coûteuse : acquérir le droit d’usage d’un gratte-ciel qui ait autant d’étages qu’il y a de lignes dans le texte qu’on va lire ; placer un lecteur à chaque étage, livre en main ; confier une ligne à chaque lecteur ; à un signal donné, le Lecteur Suprême commencera à se précipiter du sommet de l’édifice, et au fur et à mesure de son passage devant les fenêtres, le lecteur de chaque étage lira à haute et intelligible voix la ligne qui lui est destinée. Il est nécessaire que le nombre d’étages corresponde à celui des lignes, et qu’il n’y ait pas, entre l’entresol et le premier étage, de méprise susceptible de provoquer un embarrassant silence avant le fracas. Il est louable aussi de le lire dans les ténèbres extérieures, ou mieux encore au zéro absolu, dans un vaisseau spatial en perdition.
Giorgio Manganelli. Page IV de couverture à
Centurie.

 

Le livre est paru en Italie, chez Rizzoli, en 1979. Il est traduit en français, magnifique langue du poète Jean-Baptiste Para, chez Bourgois en 1994. Centurie est un classique de notre modernité, reconnu comme tel en Italie, mais aussi aux USA ou en Allemagne. En France ? Indisponible.

Pourtant, un déplacement qui nous est essentiel. Que toute l’oeuvre de Manganelli (voir Il fut un temps où il n’y avait pas de littérature) tourne autour d’un questionnement ou d’un détournement de l’écriture, chacun de ses livres est un de ces météores noirs. Il s’avance dans la critique, dans le fait divers, relit Pinocchio ou Poe. Mais, avec Centurie, c’est à la maladie du roman qu’il s’attaque. À quoi bon ce ronron des histoires, si votre intrigue, son enjeu, sa manière et son dénouement, on peut tout faire tenir en une page ?

Alors ce serait une sorte de rictus. Mais Giorgio Manganelli, affrontant le défi de 100 romans d’une seule page, doit bien déplier 100 fois le dispositif possible. Alors c’est toute la gamme du fantastique, tout le spectre narratif de la langue qui sont convoqués.

« Son métier est le rêve » (72), « Il se réveille au milieu de la nuit et prend clairement conscience de n’avoir rien compris aux Allégories de sa propre vie » (84), « Cet homme est mal à l’aise, c’est évident » (87), « Dans la ville à demi abandonnée, dévastée par la peste et par l’histoire, vivent quelques habitants qui déménagent continuellement d’une maison à l’autre » (88), « Dans sa précédente incarnation, cet homme était un cheval » (91), « L’inventeur du cygne noir est un homme mélancolique » (93), « Un homme avide de rêves rêvait si abondamment que, dans l’immeuble où il habitait, personne d’autre ne réussissait plus à rêver » (96), « Un écrivain écrit un livre sur un écrivain qui écrit deux livres, l’un et l’autre sur deux écrivains, dont l’un l’un écrit parce qu’il aime la vérité, l’autre parce qu’elle lui est indifférente. De la plume de ces deux écrivains sortent au total vingt-deux livres où l’on parle de vingt-deux écrivains dont certains mentent sans le savoir, certains mentent en le sachant, certains cherchent la vérité en sachant ne pouvoir trouver [...] » (100), même de recopier les 100 incipits est un formidable déclencheur d’imaginaire, ou d’écritures en cascade.

Paradoxe (tout petit) : je cherchais ce livre depuis un moment. Je le trouve d’occasion sur Amazon,11 € plus 3 € de port. Deux jours plus tard, il m’arrive... de Tours, une librairie du centre-ville centrée sur l’occulte, et dans laquelle je ne suis jamais entré, pourtant à 150 mètres à peine de la librairie Le Livre, dont le libraire m’a fait connaître Manganelli (et bien d’autres), et m’avait offert... de me prêter son exemplaire.

Paradoxe (moins petit) : c’est Italo Calvino qui introduit Centurie dans l’édition Bourgois. J’en reprends quelques lignes ci-dessous. Calvino l’ouvreur, Calvino le découvreur.... Et Calvino lui-même désormais mis sous séquestre par Gallimard suite à d’obscures enchères financières avec son héritière – l’oeuvre est pour l’instant quasi inaccessible, allez trouver Dans la ville invisible, magnifique traduction historique de Jean Thibaudeau... Voici quelques mots pris à l’introduction (je sais que j’ai pas le droit, propriété Gallimard) d’Italo Calvino à l’édition française :

« Il était temps. Depuis vingt ans, la littérature italienne possède un écrivain qui ne ressemble à nul autre, incomparable en chacune de ses phrases, un inventeur inépuisable et irrésistible dans le jeu du langage et des idées : il n’avait jamais été traduit en français jusqu’à présent. Cela signifie que l’idée que le lecteur s’est faite de la littérature italienne des dernières décennies était privée d’une donnée fondamentale : à partir du moment où la silhouette de Manganelli se découpe sur l’horizon, tous les rapports de perspective du paysage environnant se modifient.

« [...]

« Manganelli est le plus italien des écrivains tout en étant le plus isolé dans la littérature italienne. Le plus italien parce qu’il est issu directement de la prose de notre XVIIe siècle, dans son somptueux spectacle de syntaxe recherchée, de noms, de verbes et surtout d’adjectifs inattendus, dans cet art de faire jaillir du prétexte le plus insignifiant les gerbes d’une fontaine verbale, un tourbillon d’analogies, une cascade d’inventions hilarantes. [...] Je dirais que nul plus que lui ne représente en même temps la tradition et l’avant-garde. La tradition parce qu’il part toujours d’un idéal formel très construit et cultivé, dans la syntaxe de la phrase et la logique de l’invention et de l’argumentation. L’avant-garde, parce que, dans l’usage de la pensée et des formes d’expression, il n’est pas de défi qui fasse reculer Manganelli. La charge subversive de son écriture explose au début des années soixante, à un moment où la littérature italienne bouillonnait comme un grand chaudron, sur le feu du désir longtemps contenu d’un renouvellemnt radical. »

Dire aussi combien ces formes totalement innovantes nous concernent d’encore plus près aujourd’hui, brièveté, récurrences, narrativité, avec la publication blog.

CI-dessous, scannés arbitrairement dans la partie centrale du livre, une petite suite de ces 100 romans en une page successifs – chaque fois strictement un seul paragraphe (cela aussi, une belle proposition d’écriture). Qui sait, cette mise en ligne incitera peut-être (Jean-Baptiste, on est avec toi ?) les éditions Bourgois à le proposer à nouveau – et qui sait, pourquoi pas en numérique... Moi là il me suffirait d’une heure pour le faire... Des fois c’est à se taper la tête contre les murs.

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 à passer voir aussi : dans La main de singe, la machine à écrire de Giorgio Manganelli

 


TRENTE ET UN

À dire les choses franchement, cet homme ne fait absolument rien. Il paresse. Il reste allongé sur un lit, s’étire, change de position. Il va d’une pièce à l’autre. Il se fait un café. Non, il ne se fait pas de café. Non, il ne va pas d’une pièce à l’autre. Il pense aux choses merveilleuses qu’il pourrait faire, et il en éprouve un léger malaise qu’il serait toutefois exagéré de qualifier de remords. Simplement, l’inactivité est un genre d’activité auquel il n’est pas habitué. Si j’étais militaire, médite-t-il, un de ces militaires qui ne se sentent hommes que lorsque tonne le canon et que se présente une raisonnable possibilité d’être tué ou de rester mutilé, et de toute façon de se voir métamorphosé en monument, je devrais dire que je me comporte non seulement comme si le canon ne tonnait pas, mais quasiment comme si la paix universelle venait d’être déclarée, parallèlement à la destruction des monuments. Comment se sentirait-il, pareil militaire ? Un homme inutile. Mais il y a une différence fonda-mentale : en effet ce militaire serait vraisemblable-ment malheureux, et il finirait par chercher querelle à un agent de police qui, étant vêtu d’un uniforme, pourrait être pris pour un ennemi. Mais, poursuit cet homme, je ne suis pas malheureux. Non, je ne suis pas heureux, je ne suis pas impudent à ce point. C’est ainsi que je me dis être réjoui, par exemple, par ma commode : or ma commode est un objet dis-gracieux et mal fichu, et si je m’en réjouis cela veut dire que je la traite comme un bon chien qui ne mord personne et ne salit pas le parquet. J’aime également le petit lustre, bien que ce soit un faux lustre à l’air un peu idiot. J’adore mes pantoufles ; quoique leur profession soit assez limitée elles l’exercent avec une indicible passion, jamais des pieds de stars ou de saintes ne furent tenus dans un écrin plus affectueux. Il se trouve qu’on ne peut rien penser de bon d’un individu qui avoue aimer ses pantoufles. En fait, il cherche à ne pas penser. Mais pour dire la vérité, il n’y parvient pas. On ne peut pas dire, au sens propre du terme, qu’il pense, mais il a l’impression que dans une zone profonde de son être, généralement assourdie par les autres zones, il est en train de penser à toute allure, ou de faire des projets, de méditer des choses, des choses – mais allez savoir quoi ; rien de sérieux, rien de vrai dirons-nous : mais avec tant d’habileté, de ruse et de rapidité qu’aucune possibilité ne lui est laissée d’être coupable. Quelques heures durant, son métier consiste simplement à écouter la montre. Mais quelle montre ? Ah, vraiment, il ne le sait pas. Pas celle qu’il porte au poignet, et qui a rythmé son travail de toujours. En quelque endroit sans doute un tic-tac simule la pensée et scande – l’espace d’un éclair cela lui semble évident – des heures qui n’ont pas encore, qui n’ont jamais commencé.

 

TRENTE-DEUX

Cet homme est en plâtre. C’est normal, c’est un monument. Il pourrait tout aussi bien être en marbre, mais la commune a choisi le plâtre, qui revient moins cher. L’homme en plâtre ne s’en offusque pas ; le plâtre n’est pas une matière resplendissante, mais elle est digne ; elle se salit, ce qui est signe de labeur et de vie quotidienne, une noble vie. Vu qu’il est en plâtre, il a probablement de la famille : une femme en plâtre dans un square, deux enfants en plâtre dans un jardin privé, ou dans le hall d’un orphelinat. On sait que les monuments en marbre n’ont pas de famille. Le marbre est beau, a de beaux reflets, il est propre, mais si froid. Aucun homme en marbre n’a de femme en marbre, à l’exception des rares cas où l’on a dû, pour des rai-sons d’État, agencer un mariage dynastique. A juste titre l’homme en plâtre est content de la manière dont on l’a habillé : pantalons un peu étroits, patte lisse, veste à pans, comme si le vent soufflait, un gilet pourvu de tous ses boutons et dont il est très fier, parce qu’un gilet est l’indice d’une bonne et digne carrière. On a glissé un livre sous son aisselle droite. Il ne sait pas du tout de quel livre il s’agit, le titre est du côté de la rue, afin que les gens puissent le lire – en réalité, à part quelque enfant désœuvré, jamais personne ne le lit. Il ne sait pas de quoi parle le livre, ni s’il lui appartient ou si on le lui a seule-ment prêté. Il lui est pénible de ne pas pouvoir lire le titre ; il a tenté de le deviner sur les lèvres lisses des enfants, mais il n’y est pas parvenu. Autre chose l’ennuie, l’embête un peu ; il est debout – en vérité, il sait qu’existent des monuments assis, mais n’en fait pas grand cas – sur le socle, et quelque chose est écrit sur le socle. Le nom, les dates de naissance et de mort doivent y figurer. En tant que monument, les dates ne l’intéressent pas ; en revanche, le nom l’intéresse, parce que c’est celui de l’homme dont il est le monument. Il est heureux d’être monument, mais pourquoi ne pas lui dire de qui ? Bien, l’important est d’être un bon monument, et de s’amuser avec les pigeons qui vous volettent autour. Ce que le monument ne sait pas, c’est que l’homme dont l’homme en plâtre est le monument est furieux. Lui, ce plâtre ! Lui, ces pigeons ! Et ce livre sous le bras, lui qui en a écrit de si nombreux, et de bien plus gros et décisifs ! L’homme est fou de colère, d’ailleurs il a toujours eu mauvais caractère. Depuis qu’il est mort, il y a maintenant vingt ans de cela, il n’est jamais passé par ici. Simplement, quand il pleut à verse, il se montre au bout d’une ruelle et formule le vœu que l’homme en plâtre s’écroule, se brise en morceaux, se dissolve, lui et ses fientes de pigeons. Il est vraiment dommage que personne ne lui dise à quel point cet homme en plâtre est content d’être son monument, tout comme l’est sa femme d’ailleurs, Clio, la muse de l’Histoire.

 

TRENTE-TROIS

Avec le temps, il est devenu un fanatique de l’attente. Il aime attendre. Lui-même très ponctuel, il déteste que d’autres le soient, leur maniaque exactitude le privant de l’incroyable plaisir de cet espace vide où il ne se passe rien d’humain, de prévisible, d’actuel, et où tout a l’odeur galvanisante et indéfinissable du futur. Si le rendez-vous est fixé à un coin de rue, il lui plaît d’inventer de possibles équivoques : il va d’un coin à l’autre, revient sur ses pas, regarde partout autour de lui, scrute, traverse la rue ; l’attente se mue en aventure, elle devient agitée, infantile. Il y eut une époque où un retard de dix minutes le plongeait dans une sourde colère, comme si on l’avait insulté. A présent il aspire à des retards de quinze, de vingt minutes. Mais le retard doit être authentique, et par conséquent il ne s’agit pas pour lui d’arriver en avance. Parfois l’attente est immobile ; il trouve un objet quelconque où s’asseoir, contre lequel s’appuyer, et là il se met à balancer une jambe, lentement ; ses yeux fixent le bout de sa chaussure, chose qu’il ne pourrait faire à aucun autre moment de la journée. Si le retard se prolonge, il change de jambe, et se met à étudier la configuration du genou ; puis il ôte son chapeau et en observe attentivement la doublure. Il épelle le nom et l’adresse du chapelier ; il enfonce à nouveau son chapeau avant de bavarder un peu avec lui-même, comme en compagnie d’un étranger qu’il aurait tout juste rencontré : il parle du temps qu’il fait, de la mode, et même de politique – mais avec prudence, parce qu’on ne sait jamais de quel bord peuvent être les gens. Il aime fixer des rendez-vous en des lieux isolés, sous les arcades par exemple, qui lui permettent de marcher longuement, de savourer n’importe quel retard avec le lent plaisir du maître de maison qui attend ses invités au milieu du jardin. Pendant les attentes, en effet, il devient propriétaire du coin de rue, de la rue elle-même, du lieu fixé pour la rencontre ; c’est là qu’il s’installe et prend ses fonctions d’hôte, et le retard est le cadeau naturel qu’un propriétaire généreux offre aux étrangers qui viennent de loin – alors que pour sa part, toujours, il reste à la maison. Si le ciel se couvre de nuages et si le vent se met à souffler, il propose des rendez-vous près des églises. La pluie peut bien se mettre à tomber, il adore s’abriter à l’intérieur de l’église, presque toujours sombre et déserte, et s’y livrer à la clandestine piété de l’attente. Il compte les cierges, salue d’un hochement de tête saint Antoine accompagné de l’orphelin en haillons, puis ses yeux se tournent vers l’autel, son corps est détendu, sans impatience, il regarde fixement, traversé par une secrète espérance, dans cette image de l’attente qui est le chef-d’œuvre de sa vie.

 

TRENTE-QUATRE

Celui-là est vraiment routinier. Peu importe l’heure à laquelle vous le voyez, il est toujours vêtu, l’a toujours été, d’un costume gris : il a trois costumes identiques, qu’il porte tour à tour. Il a trois paires de gants foncés, trois paires de chapeaux. Il se réveille à sept heures moins cinq et se lève à sept heures. Trois pendules synchronisées pourvoient à l’exactitude de son réveil, elles sont réglées sur l’heure de Greenwich ; trois autres pendules sont en permanence confiées aux soins d’un unique horloger, conscient de la gravité de sa tâche. A huit heures il est prêt à sortir. Trente minutes de marche le séparent de son lieu de travail : il a renoncé à prendre les transports urbains, à cause de leur imprévisible inexactitude. A cinq heures quarante-cinq, il est de retour chez lui. Il se repose pendant trente minutes. Il ne lit ni livres ni journaux, qu’il tient pour de véritables dépôts d’inexactitudes. Il mange sobrement, ne boit pas d’alcool. Il se pro-mène pendant une heure, à la maison ou autour de la maison, en fonction du temps. Il déteste le temps en qui il voit un signe de l’inexactitude fonda-mentale de l’univers. Il refuse le vent et la pluie. A dix heures et demie, il se couche. C’est alors que cet homme déterminé et maître de lui devient le théâtre d’un féroce combat : en effet, il déteste les rêves. Il rêve parfois qu’il meurt, qu’on le tue, et il s’en réjouit dans la mesure où il suppose que sera ainsi châtié et détruit le moi des rêves. Il s’entraîne à oublier les rêves, à se persuader qu’ils n’existent pas. Toutefois, le fait précisément que, n’existant pas, ils aient néanmoins une forme le trouble profondément. Même le non-être est capable de désordre. Lors de son trajet quotidien, il accomplit ce qu’il appelle un « exercice spirituel » ; il s’agit de contenir le monde dans les limites d’un itinéraire étroit, où de moins en moins de choses puissent se produire. Cet « exercice » sert en fait de couverture à un dessein plus subtil, obstiné et savant. Il entend faire de son itinéraire et de sa maison un lieu unique, le point cardinal de l’ordre du monde. Il veut que son pas soit la pendule exacte du monde. Il est persuadé que le monde n’est pas en mesure de tenir tête à son exactitude. Il en est même venu à nourrir un projet encore plus téméraire. Un jour, il accomplira un geste inexact, incompatible avec le monde ; et celui-ci, il le sait, en sera déchiré et dispersé comme un vieux journal par un jour de grand vent. Siégeant sur le Trône de Dieu, le cadre en costume gris gouvernera le Néant épuré de tout rêve.

 

TRENTE-CINQ

Cet homme fera la rencontre d’une femme dont il ne croit pas être amoureux, et dont il craint de tomber amoureux. Prudent de nature, il surveille ses propres sentiments, les examine un par un. Aucun d’entre eux n’indique un état amoureux, cependant l’examen incessant et minutieux, l’interrogatoire, confèrent à chacun de ces sentiments une coloration de faute qui ne diffère pas foncièrement de la rougeur qui vient aux joues de qui tombe amoureux. Cette femme rencontrera cet homme : elle ne l’aime pas, mais elle se méfie au plus haut point de toute possibilité de l’aimer ; toutefois, bien que ne l’aimant pas, elle se comporte comme qui démenti¬rait auprès des autres et pour soi-même un amour qui n’existe pas. Tous deux très subtils en matière de distinguo, ils se méfient par conséquent l’un de l’autre, tout en continuant à se chercher. Cultivés, leurs propos ne sont pas exempts d’une certaine fougue passionnée et experte ; il ne fait pas de doute que les sujets qu’ils abordent, et qui ne nous regardent pas, les enflamment d’un intérêt authentique et abstrait, mental ; tous deux font en effet preuve d’une solide vocation intellectuelle : plus assurée chez la femme, plus frivole et inconstante chez l’homme. Chacun d’eux reconnaît en l’autre une personnalité au caractère richement communicatif, ce qui est très appréciable ; il ne fait aucun doute que ni l’un ni l’autre ne sauraient trouver d’interlocuteurs aussi pertinents. La jalouse surveillance de la sévérité de leurs sentiments fait qu’ils ont tendance à s’en tenir à des propos d’une intense généralité, d’une abstraction très poussée, résistant âprement à toute sortie hors du monde des idées. Ils ne parlent pas des gens, ne font allusion à aucun vivant qu’ils pourraient tous deux connaître, évitant farouchement de se référer à des êtres corporels en tant que tels. Ils estiment qu’il serait vraiment opportun de poursuivre ces entretiens une fois morts, n’était le fait qu’on ne peut savoir si les morts ne connaissent pas tant de choses qu’ils ne peuvent discuter de quoi que ce soit, ou s’il leur est désormais impossible de discuter étant donné qu’ils sont morts. Quand, sans qu’ils s’en fassent part, ces pensées les effleurent, ils sont la proie d’une angoisse qui pour être éphémère est loin d’être superficielle. Ils adorent discuter l’un avec l’autre. Ils aiment les voix, ils aiment les arguments, les doutes, les perplexités, les exceptions, les objections, les paradoxes, les syllogismes, les métaphores. C’est pour eux un étrange désarroi mental que de penser à une vie sans la voix de l’autre. Alors, pour un instant, ils font silence ; ils se méfient caractère vocal de la voix, gardienne vaniteuse de la pureté des idées.

 

TRENTE-SIX

L’architecte à qui l’on a d’un commun accord confié la construction de la nouvelle église n’est pas croyant. Il est tolérant à l’égard de la communauté ecclésiastique et du clergé, un peu moins à l’égard des fidèles ; mais de toute manière il n’a rien d’un persécuteur. Il a la conviction absolue que Dieu n’existe pas et que les prêtres n’en continuent pas moins de célébrer des cérémonies dépourvues de sens objectif dans le seul but de se distraire eux-mêmes, et de distraire les fidèles, de la conscience de l’inexistence de Dieu. L’architecte sait que les mots « esprit, âme, péché, rédemption, vertu » sont dépourvus de toute signification, mais il ne peut toutefois nier en saisir le sens dans les limites de ce qui lui est nécessaire pour s’entretenir avec les acquéreurs de la nouvelle église. C’est un bon architecte, sobre et imaginatif : il a construit des écoles que l’on a reconnu être « baignées de lumière », des hôpitaux « paisibles et accueillants », un hospice de vieillards très raffiné, des gares fonctionnelles, un quartier tout entier qui est l’orgueil de la ville qui lui en a confié la réalisation. Aujourd’hui, pour la première fois, il va devoir construire un édifice qu’il tient pour absolument inutile, et d’autant plus mensonger qu’il sera réussi. La conscience professionnelle de l’architecte est grande. En soi et pour moi, construire une église consiste simplement à construire un édifice aux fonctions particulières, spécifiées par les acquéreurs. Dans ce cas précis, les acquéreurs partagent des convictions qu’il considère non seulement insensées, mais immorales. Si on lui confiait la construction d’un gibet, accepterait-il sans hésiter ? Mais une église est-elle un gibet ? Dans un certain sens, oui ; c’est un lieu conçu comme un port de transit vers le néant. Qu’il orne le lieu du transit : voilà ce que lui demandent les acquéreurs. Il ne serait alors pas différent des prêtres eux-mêmes, qui ornent ce néant et le dissimulent derrière les voiles de leur imagination cérémonielle. C’est donc qu’ils lui suggèrent de se faire prêtre ? Il pourrait être prêtre du néant, un décorateur qui ne voile, n’élude, ni ne dissimule. Et cette église donc, est-elle un lieu entièrement faux, ou bien un lieu trompeur mais véridique ? D’autres voies existent-elles pour rejoindre le néant ? « Décore le néant, construis le néant, donne-nous un néant éternel », fait-il dire aux prêtres. Il effleure de la main l’herbe rase du terrain désert, l’herbe qu’il va falloir extirper pour bâtir l’édifice, et ses pensées ne sont plus qu’un mélange d’autel, de prêtres, d’herbe, et de néant.

 

TRENTE-SEPT

La femme qu’il attendait n’est pas venue au rendez-vous. Lui cependant – cet homme vêtu de manière plus jeune qu’il ne siérait – n’en ressent nulle offense ; mieux, il n’en souffre pas du tout. S’il était plus attentif, il devrait avouer en éprouver du plaisir, un plaisir léger mais indubitable. Il peut formuler diverses hypothèses sur les raisons qui ont conduit la femme à ne pas se présenter au rendez-vous. Tout en examinant ces hypothèses, il ne s’éloigne pas du lieu fixé pour la rencontre mais s’en écarte un peu, comme s’il s’agissait d’un gîte où quelque chose de cette femme, voire sa personne entière, pouvait se tenir tapi. Peut-être l’a-t-elle oublié. Parce qu’il aime à s’imaginer en individu inconsistant, il se plaît à formuler de telles hypothèses ; cela voudrait dire dans ce cas qu’elle a, elle aussi, reconnu en lui un être exigu, fortuit, de sorte que la seule façon de s’en souvenir consiste à l’oublier. Elle pourrait avoir pris sa décision dans un moment de caprice, ou peut-être de colère, car c’est une femme impétueuse ; ce qui signifierait alors de sa part une reconnaissance de la capacité qu’il a de la tourmenter, une plaie minuscule, non pas un chagrin assurément, mais quelque chose qu’elle ne peut éloigner de sa vie, du moins certains jours. Il peut s’être trompé sur l’heure du rendez-vous, et il s’aperçoit justement que lui-même ne sait plus très bien à quelle heure il avait été fixé. Mais il ne s’en inquiète pas, car il lui semble naturel que l’heure soit imprécise, étant donné qu’il se considère en perpétuel rendez-vous avec la femme qui n’est pas venue. Ne s’agirait-il pas d’une erreur de lieu ? Il sourit. Cela signifie peut-être qu’elle se cache, qu’elle se réfugie en quelque endroit secret et que l’absence est alors signe de peur, fugue, ou peut-être bien un jeu, un appel ? Ou bien le rendez-vous était-il fixé n’importe où ? Et dans ce cas aucun des deux n’a vraiment manqué l’autre, ni en ce qui concerne l’heure, ni pour ce qui est du lieu. Il devrait donc en conclure que le rendez-vous a non seulement été respecté, mais que chacun s’y est conformé avec une absolue précision, et qu’il a été interprété, compris, consommé. Le léger plaisir se transforme peu à peu en prémices de joie. A tel point qu’il décide que le rendez-vous a été vécu si intensément qu’à présent il ne saurait rien lui offrir de plus haut, de plus total que ce qu’il vient de lui donner. Il tourne brusque-ment le dos au lieu fixé pour la rencontre, en susurrant un tendre « Adieu » à la femme qu’il s’apprête à rencontrer.

 

TRENTE-HUIT

Il est pensif, sans aucun doute, mais cela n’a rien d’exceptionnel chez lui, car c’est un homme qui aime penser méthodiquement, lucidement, en distinguant finement les concepts qu’il manie avec une compétence de vrai professionnel. D’un certain point de vue, ce qui le laisse aujourd’hui pensif, c’est le fait d’être pensif, car sa réflexion vient d’aborder un thème qui lui semble globalement inadéquat, ou plutôt qui lui apparaît invalidé par la réticence foncière dont il fait montre à l’égard des idées claires et précises ; un léger malaise commence en fait à l’atteindre, il serait préférable de l’apaiser. Le thème en question est l’amour. Il ne fait pas de doute qu’il éprouve un vif intérêt pour une jeune femme qui, au dire des experts, est amoureuse – leur avis se fonde sur des signes manifestes. Or lui est tout à fait certain que son intérêt aussi vif qu’indubitable relève d’une variante de l’amitié, de la participation, de la collaboration affective – c’est là un terme qu’il trouve très satisfaisant – mais qu’il est absolument étranger à l’amour. Il a cependant l’impression que la jeune femme, chez qui il ne nie pas un certain prestige tant moral que physique, a tendance à proposer une interprétation peu claire, inadéquate, insuffisamment et injustement réfléchie de leurs rapports. La chose l’embarrasse, car il ne fait aucun doute par ailleurs qu’il considère sous un jour sincèrement favorable la présence de la jeune femme dans sa vie. Mais aussi, par respect pour sa propre probité mentale, il ne peut accepter que la jeune femme, d’un caractère sans doute un peu irréfléchi, ait le sentiment d’être plus ou moins au seuil d’une relation, ou encore qu’elle lui prête des pensées peu claires et puisse imaginer, par exemple, qu’il n’instaure pas une rigoureuse frontière lexicale entre « violente affection » et « amour ». Il est on ne peut plus pleinement conscient de ne pas être amoureux, de n’avoir aucune disposition pour une relation privée, et de ne pouvoir envisager une telle chose dans aucun futur concevable. Sa position lui semble claire, honnête, explicite. Il ne comprend pas pour-quoi la jeune femme a tant de peine à saisir des propos si lucides, pourquoi elle reste interloquée devant sa proposition de relation non relationnelle, sans amour mais affectueuse, chaude mais détachée, ce qui lui semble, à lui, une suggestion claire et utile. Il ne nie pas, d’un autre côté, que l’amour de la jeune femme le flatte énormément, et si la jeune femme abandonnait de tels sentiments, cela serait de sa part un signe d’inconstance ; et il lui serait difficile d’être l’ami de quelqu’un d’inconstant et de peu clair. A ce point de sa réflexion, le voilà de nouveau pensif. Il a l’impression d’être tombé dans un piège tendu par le « peu clair », l’anxiété qui commence à le ronger ne cessera que lorsqu’il en sera totalement, irréparablement sorti.

 

TRENTE-NEUF

Rapide, une ombre court le long des barbelés, à travers les tranchées, près des silhouettes nocturnes des armes ; le messager est pris d’une grande hâte, une furie heureuse le guide, une impatience sans répit. Il porte un pli qu’il doit remettre à l’officier responsable de la place forte, lieu de morts nombreuses et de quantité de clameurs, de lamentations, d’imprécations. Le messager agile traverse les grands méats de la longue guerre. Ça y est, il a rejoint le commandant : un homme taciturne, attentif aux bruits nocturnes, aux fracas lointains, aux éclairs rapides et insaisissables. Le messager salue, le commandant - un homme d’un certain âge déjà, au visage rugueux - déplie le message, l’ouvre, et lit. Ses yeux relisent, attentifs. « Qu’est-ce que ça veut dire ? » demande-t-il curieusement au messager, étant donné que le texte de la dépêche est écrit noir sur blanc, et que clairs et communs sont les mots employés. « La guerre est finie, mon commandant », confirme le messager. Il consulte sa montre : « Elle est finie depuis trois minutes. » Le commandant relève la tête, et c’est avec une infinie stupeur que le messager aperçoit sur ce visage quelque chose d’incompréhensible : une impression d’horreur, d’effroi, de fureur. Le commandant tremble, il tremble de colère, de rancœur, de désespoir. « Fiche-moi le camp, charogne ! » ordonne-t-il au messager ; celui-ci ne comprend pas, le commandant se lève et, de la main, il le frappe au visage. « Décampe ou je te tue ! » Le messager s’enfuit, les yeux pleins de larmes, d’angoisse, comme si l’effroi du commandant s’était emparé de lui. Donc, pense le commandant, la guerre est finie. On en revient à la mort naturelle. Les lumières vont s’allumer. Il entend des voix lui parvenir des positions ennemies : on crie, on pleure, on chante. Quelqu’un allume une lanterne. Partout la guerre est finie, il ne subsiste aucune trace de guerre, les armes précises et rouillées sont définitivement inutiles. Combien de fois l’ont-ils pris en mire pour le tuer, ces hommes qui chantent. Combien d’hommes a-t-il tué et fait tuer dans la légitimité de la guerre ? Car la guerre légitime la mort violente. Mais à présent ? Le visage du commandant est inondé de larmes. Ça n’est pas possible : il faut que l’on comprenne immédiatement, une fois pour toutes, que la guerre ne peut pas finir. Lentement, péniblement, il soulève son arme et vise les hommes qui chantent, là-bas, qui rient et s’embrassent, les ennemis pacifiés. Aucune hésitation, il commence à tirer.

 

QUARANTE

Entre les dernières heures du dimanche finissant et les premières du lundi naissant, il commence par organiser sa semaine en combinant un subtil et savant entrelacs de rencontres. Il consacre habituellement son lundi, jour obtus qui supporte le poids instable d’une semaine, à l’une des cinq ou six de ses amies « nature » : il nomme « nature » celles de ses amies qui ne posent aucun problème affectif, sexuel, intellectuel ; qu’il pourrait tout aussi bien, d’un jour à l’autre, décider de ne plus revoir, et avec lesquelles il n’a pas même eu une innocente faiblesse. Ses amies « nature » sont au nombre de cinq : deux sont frappées de crises de dépression, une autre est angoissée, la quatrième absolument idiote, mais prête à rire de chacun de ses bons mots, la cinquième relativement équilibrée mais trop cultivée. Les dépressives, lorsqu’elles ne sont pas dépressives, sont, l’une aimable et délicate, infra-maternelle ; la seconde, étonnamment communicative et sincère, un tantinet maniérée ; remarquable est l’angoissée, en dehors de son angoisse, et prudente, légère, inexistante, soumise. Mettons qu’il choisisse l’angoissée et la trouve disponible. Il ne peut exclure un tardif accès d’angoisse, c’est pour-quoi il fixera pour le jour suivant deux rendez-vous – l’un avec un ami imaginatif et généreux, l’autre avec une femme de tout repos, un peu banale et inaccessible aux crises. Il décidera plus tard. Le mercredi, il souhaiterait rencontrer une femme qu’il désire, mais qu’il n’aime pas, il n’ose cependant pas lui parler avant d’avoir songé à son jeudi en compagnie d’une femme consolante à l’extrême, peut-être amoureuse, à laquelle il pourra confier les inévitables déboires du précédent rendez-vous, quel qu’en ait été le résultat. Le vendredi est masculin : il a trois amis, aucun n’est influent, l’un d’entre eux un peu trop intelligent à son goût, un autre malheureux et de ce fait enclin à la gratitude, un troisième ennuyeux parce que amoureux et, comme de juste, non payé de retour. Le samedi, il devra se joindre à une compagnie quelconque, qui l’accueille générale-ment sans prêter attention à lui, mais sans animosité. C’est le jour anonyme et il lui suffit de ne pas être contraint de danser. Il choisit donc des compagnons d’âge mûr. Il boit rarement trop ; il ne se fait pas d’amis nouveaux ; il ne rentre jamais tard. Le dimanche l’attend, terrible jour du Seigneur, s’il n’était mort, de la famille et du sexe. En vue de cette journée vide, il a étudié l’itinéraire de la semaine ; dans le but unique et précis de différer la révélation et le suicide, comme il fait, patiemment, depuis le jour de sa naissance.

 

QUARANTE ET UN

Le fantôme s’ennuie ; il est difficile pour un fantôme de ne pas éprouver, la plupart du temps, un profond, un interminable ennui. Naturellement, il vit dans un château abandonné, dans des conditions plus que médiocres. Il y a des rats, des hiboux, des chauves-souris. Le château n’a qu’une valeur artistique très moyenne – deux balcons en faux gothique flamboyant, une fresque indéchiffrable où figure le saint habituel – et il n’attire par conséquent la curiosité de personne : ni des autorités, ni des chercheurs, ni des touristes. Il n’attire même pas les amours clandestines : l’itinéraire pour s’y rendre est long, tortueux, et il faut traverser un pont dangereux. Il est tout à fait probable que le château est destiné à une décadence continuelle, jusqu’à la désagrégation totale. Il est probable que dans les journaux de la province où jamais rien ne se passe, des articles illustrés paraissent de temps à autre sur ce château : il n’en a jamais vu, il voudrait savoir si on y parle de lui, même en tant que simple objet de superstition ; ce n’est pas un fantôme ambitieux. Un fantôme peut méditer, lire, se promener, et s’il est suffisamment stupide ou s’il souffre d’ennui, il peut faire du bruit et agiter les rideaux ; ceci bien entendu dans le cas où il y a quelqu’un à épouvanter. Un fantôme peut abandonner le château qui lui a été confié pendant une semaine seulement après le premier siècle de résidence, pendant deux semaines après le second, et ainsi de suite : c’est assez bureaucratique. En théorie, étant donné le mode de déplacement rapide propre aux fantômes, il pourrait aller rendre visite à un autre fantôme. Mais il ne sait pas, et nul jamais ne le lui dira, où logent ces fantômes. En outre il lui faut encore attendre vingt-huit ans avant son premier congé ; il est vraiment un peu tôt pour bâtir un quelconque projet. Il sait que certains fantômes résident en ville, mais après un siècle de solitude l’idée de se rendre là-bas lui fait horreur. En théorie, un fantôme pourrait venir lui rendre visite : mais comment serait-il averti que dans ce château habite un fantôme hospitalier ? Hospitalier ? Honnêtement, le fantôme se demande s’il est vraiment hospitalier. Désire-t-il rencontrer pendant quelques jours ou quelques heures un autre fantôme ? Il se demande de quoi ils pourraient bien parler ; protocolaires comme le sont les fantômes, ils emploie-raient la majeure partie de leur temps à faire les présentations. Une fois les présentations terminées, ils pourraient passer aux cérémonies d’adieu. Mais il est plus probable qu’il ne recevra aucune visite pendant cette semaine-là, et qu’il ne tentera pas davantage d’en faire. Ce sera simplement une semaine très tendue, pleine de soubresauts, d’illusions de coups frappés à la porte, dans l’attente du siècle suivant.

 

QUARANTE-DEUX

Un homme essaie d’oublier une femme ; ce n’est pas une situation exceptionnelle, hormis le fait qu’il n’aime pas cette femme. Une femme essaie d’oublier un homme, un homme qu’elle non plus n’aime pas. Ils n’ont eu aucune relation amoureuse, même par erreur, mais des propos ont été échangés, et sans doute ont-ils formulé des hypothèses et des projets putatifs. Les hypothèses tenaient toujours compte du fait que l’homme et la femme ne s’aimaient pas, bien qu’il s’agît d’hypothèses les concernant tous deux. Ils ont parlé de quantité de choses sans intérêt, et de certaines choses importantes mais très générales. Ou plutôt, il serait plus exact de les dire abstraites. Ils se sont embarqués dans un jeu inconsistant d’abstractions, désertes du point de vue affectif, mais d’une formidable puissance mentale. Cherchent-ils, par conséquent, à oublier les abstractions ? Ils savent qu’il n’en est rien. Ce qui les soucie, c’est d’en avoir parlé ensemble dans une situation où ils n’étaient pas le moins du monde amoureux, accomplissant par là un acte en quelque sorte illicite, et qui ne peut que les concerner désormais. Ils ont avoué, en riant, se sentir les complices fortuits d’un délit qui, au fond, leur était étranger à tous deux : mais en réalité ce délit étranger les intéressait énormément. A présent, leur vie est tourmentée par le passage de figures abstraites, d’hypothèses insaisissables qu’ils sont impuissants à dissoudre et qu’ils ne parviennent pas non plus à rendre compactes : chacun a transmis à l’autre ses propres abstractions, et par une bizarrerie assez fréquente mais rarement peaufinée à ce point, les abstractions ont formé système, se sont agencées en une trame qui les lie à présent, bien qu’ils se sentent, sur tous les autres plans, entièrement étrangers l’un à l’autre. Mais le fait même d’être étrangers est solidaire de cette machinerie d’abstractions qui les investit, il en est même l’un des points centraux, s’il n’en est pas tout simplement le centre. Eux qui n’ont rien d’individus passionnés ont connu le sort étrange d’être poussés vers une expérience passionnelle qui ne concerne ni le corps, ni les mots, ni le futur, ni le passé. Lentement, répliquant par une abstraction à toute abstraction, ils érodent l’image de l’autre ; mais ils redoutent qu’une fois cette image effacée, une fois que la figure de l’autre aura été expulsée de leur vie, ne demeure la trame de cette passion abstraite, cette bizarrerie du destin qu’il est impossible d’oublier puisqu’elle n’a pas de visage.

 

© Giorgio Manganelli, Centurie, traduction Jean-Baptiste Para, introduction Italo Calvino, Bourgois, 1997.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 février 2014
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