fictions du corps | notes sur les hommes qu’on décidait de garder jeunes

pour en finir avec la vie joyeuse, 23


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On n’accordait pas plus qu’ailleurs de privilège à la jeunesse : certaine capacité d’écart ne s’acquérait qu’avec l’âge. On avait d’abord remarqué ça pour les sportifs et les musiciens, ou les entrepreneurs : certaine capacité de foncer, là où nous autres ne voyions que des murs, ou à trouver passage libre juste à côté, quand nous nous évertuions à surmonter l’obstacle, le nez contre lui.

Bien sûr ce n’était pas toute la jeunesse – certains. Alors, ceux-là, on avait décidé de les garder jeunes.

On avait relu ce texte classique sur l’axolotl : se maintenant définitivement à l’état d’embryon, elle en gardait cette capacité de vivre et se reproduire en milieu aqueux (respirant par ses branchies déployées), ou de vivre et se reproduire en milieu sec (ses branchies ravalées en sommaires poumons).

Une certaine qualité d’insolence, une certaine immaturité. Cultiver cela avec les moyens à la disposition de la collectivité : plaisirs adaptés, discussions et raisonnements en boucle, confiance en soi.

C’était plus difficile au terme de la période qu’on appelait de conservation. Ils avaient beaucoup travaillé, mais quel dispositif de travail n’atteignait pas un jour sa limite.

Ils avaient vieilli cependant : sous les lunettes à la mode, les coupes de cheveux définitivement fixées, le petit bouc qui faisait si bien à l’époque, on les aurait dit grimés. Alors on leur trouvait un coin, une épicerie. Ils pouvaient continuer, avoir leurs habitudes et réunions – on leur fabriquait une radio spéciale trentenaire, et personne ne se moquait s’ils adoptaient, quelque peu artificiellement, les us et coutumes d’autres bien plus jeunes qu’eux-mêmes. Ils ne s’apercevaient de rien en général, et on ne les embêtait pas.

On perfectionnait le système. L’argent y aidait, les voyages. Certain environnement qui les flattait : ô jeunesse de l’esprit d’innovation, remerciements à l’entreprise, prix de ceci et médailles de cela. L’eau tiède coulait clair sur le concept d’une jeunesse qui ravivait la société : mais c’était parce qu’ils fréquentaient seulement qui leur ressemblait.

On commençait désormais à en apercevoir, dans les parcs, au sortir des piscines ou des salles de cinéma : de véritables vieillards à la peau lisse, aux vêtements tranchants un peu ridiculement sur l’âge. Ils buvaient du thé, mangeaient sain et pratiquaient l’exercice du corps. Ceux-là, c’est toute leur vie, qu’on les avait gardés jeunes – un concept.

C’est plutôt là, que commençait le problème : les établissements pour vieilles personnes, lorsqu’ils devaient les accueillir. Ces luxueux camps de vacances, où ils continuaient de se rendre. Et la brutalité des portes fermées, quand les fonds d’investissement passaient à d’autres qu’eux-mêmes au revoir et merci.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 janvier 2014
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