personnages #5 | dialogue à un seul qui parle

une approche de l’art difficile du dialogue, par un surprenant exercice d’asymétrie des locuteurs


 

dialogue à un seul qui parle (avec Charles Juliet)


Le dialogue est la forme d’apparence la plus banale, identifiée dans le roman le plus ordinaire. C’était déjà comme ça dans notre langue en 1532 :

Et lors Pantagruel leur dist. Estes vous qui avez ce grand different entre vous deux ?
Ouy, dirent ilz, monsieur. Lequel de vous est demandeur ? C’est moy, dit le seigneur de Baisecul.
François Rabelais, Pantagruel, Claude Nourry, 1532.

Avec déjà le savoir de l’irruption du dialogue dans le récit parlé :

Donc commença en la maniere que s’ensuyt. Monsieur il est vray que une bonne femme de ma maison portoit vendre des oeufz au marché. Couvrez vous Baisecul, dist Pantagruel. Grand mercy monsieur, dist le seigneur de Baisecul. Mais a propos passoit entre les tropicques vers le zenith diametralement opposé es Troglodytes, par autant que les mons Rhiphées avoient eu celle année grande sterilité de happelourdes...
François Rabelais, Pantagruel, Claude Nourry, 1532.

Ou du recours au style indirect pour faire coexister trois locuteurs dans la page :

[...] au plus pres du lieu ou l’on vent les vieulx drapeaux, dont usent les painctres de Flandres, quand ilz veullent bien à droict ferrer les cigalles, & m’esbahys bien fort comment le monde ne pont veu qu’il faict si beau couver. Icy voulut interpeller & dire quelque chose le seigneur de Humevesne, dont luy dist Pantagruel. Et ventre sainct Antoine, t’appartient il de parler sans commandement ? Ie sue icy de ahan, pour entendre la procedure de vostre different, & tu me viens encore tabuster ? paix de par le diable paix, tu parleras ton sou, quand cestuy cy aura achevé. Poursuyvez, dist il à Baisecul, & ne vous hastez point. Voyant doncques, dist Baisecul...
François Rabelais, Pantagruel, Claude Nourry, 1532.

Il n’empêche que le dialogue est l’exercice le plus difficile, justement celui pour lequel il ne peut y avoir d’autre préparation que d’intégrer progressivement tous ces paramètres comme musculaires de la langue.

C’est peut-être même la plus haute épreuve à quoi on peut mesurer, quand on feuillette un livre, la force d’un auteur, à cet art de faire résonner comme si elle valait pour soi seule n’importe quelle réplique dite.

L’exercice que je présenterai ici à un statut particulier, parce que venu d’un auteur que j’ai peu fréquenté. Page exceptionnelle, et qui peut-être tire son exception de son contenu même, celui qui écrit traversé par ce qu’il décrit, en l’occurrence un maître de l’art d’écrire : Proust dans son lit, qui le reçoit et lui parle.

Intégrer la parole, dialoguée ou pas, dans un dispositif narratif, sans qu’elle soit redondante par rapport à ce dispositif. Faire fonctionner ces paroles pour qu’elles vaillent par elles-mêmes, indépendamment du sens qu’elles transportent. Faire surgir en travers de la page un personnage, et que le contexte dans lequel il surgit existe en même temps. L’étape suivante sera d’en organiser la construction. Ici, on va se limiter à faire vivre ces trois registres séparés dans une même écriture.

Pour mettre en œuvre cette asymétrie, j’emploie les Rencontres avec Samuel Beckett de Charles Juliet. À quoi cela ressemble ? D’abord, des morceaux sans dialogue, tout ce qui concerne le narrateur étant au style indirect :

Je vais à lui, me présente. Il me regarde en silence pendant quelques secondes tout en gardant ma main dans la sienne. Il ôte ses lunettes et nous entrons.

Il retire sa veste, me fait asseoir sur la banquette, tandis qu’ils s’installe sur une chaise qu’il place résolument de biais, en sorte que nous ne nous faisons pas face. Pantalon de velours sombre et quelque peu élimé. Pull-over à col roulé, bleu-gris.

Réflexions sur la façon même de mener la conversation, pour le narrateur :

Comment amorcer notre dialogue ? Parler de choses qui ne sont pas de première importance semble tout aussi impossible que de lui assener d’emblée les questions que je désire lui soumettre. Il y a en lui une telle gravité qu’il impose silence à votre agitation, vous tire vers le centre, avise soudain ce qui sommeille en votre nuit.

Surtout des surtout, la moindre parole que dira l’autre sera littéralement consignée dans le texte, avec la plus grande exactitude, mais précisément comme une partition musicale de la voix, donnant son inflexion, son tour. Pour cela, on en évacue le contenu, qu’on repasse au style indirect. Si ce qui est dit concerne le narrateur, on ne le montrera que dans le lointain, comme un commentaire. On ne garde du dialogue que ce qui désigne celui qui parle – et si cela c’est acquis, tout sera définitivement permis...

Puis il s’enquiert de qui je suis. De l’itinéraire qui a été le mien.

À nouveau, je lui pose d’autres questions sur son travail et son oeuvre.

Non, il ne peut se faire une idée de la charge énergétique qu’elle contient. Ni imaginer ce que peuvent représenter ses livres pour ceux qui les lisent.

— Je suis comme une taupe dans une taupinière.

Depuis qu’il écrit, il ne lit pratiquement plus, estimant que ces deux activités sont incompatibles.

Parfois, un « Oui » ou un « Je sais » seront mille fois plus lourds pour la connaissance de celui qui parle, que tout un développement, justement parce qu’ils sont une marque dialogique irréductible. Le travail du narrateur sera alors de nous faire remarquer l’usure de la laine du pull-over au poignet, là où elle dépasse de la veste...

Autre cadeau que nous lègue Charles Juliet, le fait que les deux hommes soient aussi réservés l’un que l’autre dans l’usage de la parole (euphémisme !) fait que le moindre échange est très précisément situé, dans l’attitude, les regards, l’attente, et chaque parole évidemment laisse de l’espace pour être interprétée, déchiffrée. D’autre part, trois rencontres successives, à de longs intervalles, donc trois façons différentes de construire la rencontre, aussi bien dans le réel que dans le récit. Et quelle tension, tout du long contenue – le livre alors est lui-même le miroir grossissant de ce qu’on va chercher à faire :

Je lui parle de la « pauvreté » de son univers, tant en ce qui concerne la langue qu’en ce concerne les moyens mis en œuvre : peu de personnages, peu de péripéties, peu de problèmes abordés, et cependant, tout ce qui importe est dit, et avec quelle vigueur, quelle singularité.

En souriant, il convient que, quelque part, les deux manières doivent se rejoindre.
— Souvent, continué-je, je me suis demandé comment il a pu se faire que vous n’ayez pas été écrasé par la honte.

Il va me répondre, se ravise. Comme la fois précédente, il s’immerge totalement en lui-même, et alors, il semble que rien en lui ne vive plus : le regard incroyablement intense, fixe et aveugle, le visage et le corps pétrifiés…

Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, POL, 1999.

Comme plusieurs fois dans la démarche de ce livre, toute le temps de préparation en amont sera de convaincre les participants qu’ils n’ont pas à partir dans un long texte monolithique, mais retenir l’écriture au bord de la rencontre proposée, et qu’il leur faut avant tout se faire violence pour en sortir : le lieu, ce qu’il y a sur les murs, les vêtements, un coin de manche, un zoom sur le visage, une manière de se tenir, la posture, les temps (silences, attentes).

C’est un exercice que j’aime particulièrement, à mesure que je le pratique, parce que tout tient à la façon dont vous-même êtes préparé à le conduire. Il y a une part funambule :
 demander aux participants de se concentrer sur une rencontre réelle, même très lointaine, mais qui a été importante comme inflexion de leur parcours. Les rassurer en disant que le dispositif de fiction protègera cet enracinement autobiographique, l’occultera.
 bien insister que ce texte de Charles Juliet n’est pas la rencontre avec un homme célèbre, mais qu’au contraire tout dans la vie de Beckett désamorce ces comportements devenus une sorte de règle aujourd’hui. Ne pas aller chercher la rencontre extraordinaire, mais celle qui produit de l’énigme. Cite le célèbre et fort film de Peter Brook sur Gurdjief, Rencontre avec un homme remarquable.
 une incitation majeure tiendra à la façon dont vous saurez préparer les participants à l’infinie singularité de celui qu’on rencontre : en produisant des éléments concrets de la biographie de Samuel Beckett, c’est la complexité de la vie du plus anonyme qu’on fera résonner.
 enfin, attention : on collectera beaucoup de rencontres de hasard, échange avec un SDF, échange dans un train, mais désamorcer en amont qu’il puisse s’agor d’une rencontre banale. Et tout tient au ton de voix de celui qu’on rencontre – « dialogue à un seul qui parle », cela suppose que celle ou celui qu’on rencontre, justement, parle. Combien de fois j’ai vu des textes tout absorbés par l’arrivée et les préliminaires de la rencontre, et à peine entendait-on la voix de l’autre une fois à la fin... Dans ce cas, lors de la lecture, je fais procéder à une deuxième lecture, où on commence par ces bribes de voix, et où on traite arrivée et préliminaires par flash-back, travail de montage avec colle et ciseaux (enfin, dans le moment même de la lecture, mentalement...).

 

Variation : Paul Morand visite Marcel Proust


Complément plutôt que variation : ou comme une anticipation de l’exercice, cette description par Paul Morand d’une visite à Marcel Proust reclus, au tout début de la Première Guerre mondiale, quand il est absorbé par l’expansion infinie de son livre. Il m’arrive régulièrement de lire et commenter brièvement ce passage en proposant l’exercice ci-dessus.

Étonnant résultat, à partir d’un texte bref mystérieux (les participants connaissent peu Proust, encore moins Paul Morand), parce que c’est la littérature qui y est personnifiée, via le personnage décrit. Mais résultats qui m’importent, parce qu’on part de ce qu’on a appris à écrire : un intérieur, une ambiance, un visage, pour y faire résonner des paroles qui, restant séparées, sauront conquérir cette exigence de la parole dialoguée, valoir pour soi-même, être comme sans attente, sans nécessité de réponse.

Étonnant résultat peut-être aussi parce qu’on donne aux participants un texte qui décrit la rencontre d’un écrivain, alors qu’eux-mêmes sont en questionnement sur leur écriture.

Étonnant résultat qui tient aussi peut-être à ce que le texte de Morand se sert de l’isolement réel de la chambre de Marcel Proust pour isoler la rencontre elle-même de tout événement, perturbation ou intrusion extérieure, hors Céleste Albaret qui fait le lien avec le dehors. Je propose aux participants que le texte commence effectivement avec le face-à-face dans un intérieur clos. Qu’on commence par l’approche ou les transitions, plutôt que directement par la mise en présence, et les étapes se multiplieront, tenant le texte en échec.

Manière enfin d’introduire et provoquer une nécessaire fascination pour l’unique Marcel Proust et sa cathédrale ici entraperçue.

Le texte que je propose, Ode à Marcel Proust, de Paul Morand (1915, repris dans Anthologie de la poésie du XXème siècle, Poésie/Gallimard, 1983) est un objet bien singulier. D’abord, parce qu’il présente comme un texte complet, alors qu’il est du même format que les textes produits en atelier d’écriture. Comment écrire sur une rencontre, une visite ? Juste cette tension, et ce qu’elle suscite autour d’elle. On franchit une porte, un seuil. Le lieu où on découvre ce personnage est clos, isolé du monde par la rencontre elle-même, même si l’ambiance du boulevard Hausmann traverse un instant le texte de Morand.

Un jeune auteur, qui sera un jour célèbre mais pas forcément plus que cela, rencontre un très grand écrivain, qui ne dispose pas encore de la reconnaissance sociale de ce qu’il est. Proust est encore accessible à quelques intimes qui savent. Le jeune Morand, venu en connaissance de cause, accepte que ce destin lui reste extérieur.

On entre, il y a le regard. C’est seulement ensuite qu’il y a les murs, le lit, les meubles.
Et déjà il y a une parole. La parole qui nous est dite. Peut-être qu’on y répond, peut-être pas. Toute La Recherche est elle-même dans cette dissymétrie : Charlus, les Verdurin, Saint-Loup et les autres parlent au narrateur, qui ne répond pas mais juxtapose pour nous ses représentations intérieures à mesure de ce que lui disent les autres. C’est une des innovations majeures de Proust.

Et puis on pense, parce qu’on voit des objets, on voit un tableau au mur.

Et tout cela, qu’on voit, qu’on respire, dans l’ordre où on le voit, le sent, vient se mêler aux paroles dites. Telle parole, dite par Proust, ou dite par Morand, qui surgit depuis le son coupé, qu’on entend prononcer, avant que le texte à nouveau soit absorbé par la chambre, l’odeur ou les bruits, la lampe ou le visage.

Chaque parole prononcée, dans le texte de Paul Morand, est portée par un dispositif narratif particulier qui lui reste spécifique, jamais employé deux fois. Et toujours enclos par la chambre, qui sépare ces paroles et les isole dans le texte. La linéarité du temps convoqué, parallèle du temps de récit et du temps réel de la visite, est sans doute l’élément porteur secret de ce qu’on peut provoquer par ce texte, via cette idée de visite, ou le narrateur s’efface en apparence parce que ce qui est décrit c’est son propre mouvement d’entrer dans un monde clos (comme la Miss Havisham des Grandes Espérances de Dickens).

Ombre
née de la fumée de vos fumigations,
le visage et la voix
mangés
par l’usage de la nuit,
Céleste,
Avec sa rigueur, douce, me trempe dans le jus noir
De votre chambre
Qui sent le bouchon tiède et la cheminée morte.

...

Derrière l’écran des cahiers,
sous la lampe blonde et poisseuse comme une confiture,
votre visage gît sur un traversin de craie.
Vous me tendez des mains gantées de filoselle ;
silencieusement votre barbe repousse
au fond de vos joues.
Je dis :
— Vous avez l’air d’aller fort bien.
Vous répondez :
—  Cher ami, j’ai failli mourir trois fois dans la journée.

Paul Morand, « Ode à Marcel Proust », in Anthologie de la poésie du XXe siècle, Poésie/Gallimard, 1983.


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1ère mise en ligne 28 décembre 2013 et dernière modification le 9 février 2020
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