livres qui vous ont fait | Adorno, Minima Moralia

grand vent sombre dans les conceptions du monde


J’attendais vraiment ce moment : ayant quitté mon boulot chez Sciaky en mai 1980, retrouvé des indemnités chômage grâce à un boulot d’intérim en juillet, fin septembre je me présente à Paris VIII et m’inscris en philo. Une année qui ne sera pas suivie d’une autre, mais au moins, cet hiver-là, j’ai écrit Sortie d’usine et senti qu’il se passait quelque chose. Je suivrai les cours de Deleuze (il parle surtout de Leibniz cet hiver-là, ses ongles enroulés émergeant d’une mer de magnétophone, dans une fumée généralisée – et c’est bien après que je commencerai à vraiment le lire. L’approche plus historique de François Châtelet est un bonheur parce qu’elle est en chaque point initiation, on y rentre aisément et on prend tout ce qu’on veut, j’ai encore des inflexions de voix dans la mémoire. Et l’austère Jean-François Lyotard nous embarque dans Kant les yeux écarquillés, présente aussi un cours d’esthétique (me souviens d’y avoir découvert Monory) qu’on est 6 ou 8 à suivre, mais qui dure parfais 5 heures au lieu de 3. Reste que la première rencontre c’est quand je vais voir le prof brésiien qui présente la Logique de Hegel. Il me fait raconter mon parcours, l’éloignement du PCF depuis l’histoire Fiszbin 2 ans plus tôt et la remise en cause lors du voyage en URSS, et tout à trac me dit que d’abord je dois lire Adorno. Et moi je n’en avais jamais entendu parler. Merci Ruy Fausto, l’intuition était bonne. À cette époque, pour ce genre de livres, une seule adresse : la librairie des PUF, angle place de la Sorbonne et boulevard Saint-Michel, où j’écumerai pas mal aussi le rayon critique littéraire, et maintenant repris par un marchand de pantalons, à chaque époque sa culotte. Dans les trois ans à venir, je lirai tout Adorno, tout ce qui est disponible, en s’y mettant à plusieurs pour s’extirper de sa Dialectique négative. Mais j’ai assez de Marx, puis l’élévation qu’est le cours de Pierre-Jean Labarrière au Centre Sèvres (chez les Jésuites dont il est) pour décrypter et commenter Hegel, pour m’insérer dans la pensée du Francfortien. Le pont culminant c’est sa Théorie esthétique (et éblouissants Prolégomènes). Des mots dansent sans ordre dans la tête, et un schéma d’idée se présente au lointain, qu’on tente de retenir quelques dizaines de secondes, et sur l’acclimatation qui se sera produite on peut se risquer au suivant. J’ai récemment acheté la nouvelle édition de la Théorie esthétique mais c’est comme le vélo : une fois que vous savez la lire, on en retrouve de suite le savoir. Mais Minima Moralia c’est bien le titre donné ce jour-là par Ruy Fausto – peut-être que je simplifie un peu, puisque je griffonne dans le bouquin nov 80. Et peut-être aussi que ce n’était pas aux PUF, mais chez Payot boulevard Saint-Germain qu’on trouvait la collection Critique de la politique de Miguel Abensour. En tout cas, en m’immergeant résolument et progressivement dans Minima Moralia, je découvre en bloc la puissance agressive de l’écriture fragmentaire, la subversion des champs culture et/ou politique ensemble par un chemin vers soi-même bien plus audacieux, et surtout la possible confiance en l’écriture, qui d’emblée se place bien plus loin que culture et politique à la fois (vous voulez un exemple ?). Je l’ai racheté l y a 2 ans, lors de sa reprise en poche, et il m’arrive fréquemment encore de l’emporter pour un voyage en train, une nuit à l’hôtel. Et à mesure que les temps sont plus mous, on dirait que ce livre, lui, est plus acide.

 

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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 novembre 2013
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